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"Ô mort, vieux capitaine..."

Par Lebibliomane

"La Belle Etoile" Xavier Deutsch. Roman. Le Castor Astral, 2002.

Sapin est officier en second sur la cargo français « La Belle Étoile », navire actuellement à l'ancre dans la rade de Lushun.
En attendant les ordres de l'armateur qui donnera au capitaine du cargo le signal du départ, Sapin erre dans les rues de la ville portuaire chinoise, observant le spectacle du flot innombrable des réfugiés qui convergent vers la ville dans l'espoir d'échapper à la terrible menace qui, née dans le Nord de l'Asie, déferle sur le continent, provoquant une immense panique qui a jeté les populations sur les routes. Qu'est-il arrivé ? Est-ce une épidémie, une guerre, une catastrophe naturelle, qui a poussé des millions d'êtres humains à fuir dans un mouvement de panique indescriptible ? Non, ceux qui sont à l'origine de cet immense bouleversement, ce sont les dogues.
« Ils avaient émergé en haut de l'Asie, en douze origines. Les uns, de l'Altaï, en avaient rejoint d'autres auprès du lac Baîkal, et d'autres venus du Sinkiang, et d'autres, dogues d'Iran, dogues du Pamir. Ils étaient montés, ils avaient conflué, tous les dogues de Haute-Asie, comme une eau, comme un fleuve nouveau choisissant lui-même ses rivages. Ils étaient quatre cent millions, courant sans ordres, sans chef, allant à l'est contre le soleil. Mais il n'y avait plus de soleil. Les gouvernements, l'un après l'autre, avaient tenté de les stopper : on allumait des feux, ils franchissaient les feux ; on dressait des embûches, ils marchaient contre les embûches. Le chef d'état-major de l'armée kirghize avait fait poster des batteries de 112 et des mitrailleuses au milieu de leur piste : douze mille dogues étaient morts sous les balles, mais la horde avait submergé l'embuscade. Les Russes et les Kazakhs avaient envoyé leurs avions balancer du napalm et des bombes à fragmentation, avaient même exploité cette occasion pour tester une variété d'obus au phosphore et certains prototypes d'armes bactériologiques : en vain. Ils obtenaient des cadavres, puis les chiens passaient, leur colonne grossissait à chaque frontière, à chaque steppe, et le ravage brûlait en traversant toute la Chine.
On avait recouru aux incantations de chamans réputés, à celles de cent bonzes qu'on avait sortis de leurs temples, et aux prières de quelques pélerins vieux-croyants connus pour leur connaissance des choses de ce monde, qu'on était allé chercher au fond des taïgas dans de gros hélicoptères Sikorsky. Les objurgations passaient comme des alouettes au dessus de la tête des chiens, et les chamans n'étaient arrivés qu'à embrouiller le ciel, et à faire pleuvoir. Cela avait trempé les dogues, mais ça ne les avait pas ralentis, et d'autres chiens, de Iakoutie, les avaient rejoints : espèces de coyotes gris aux canines préhistoriques, ayant les pattes rentrantes et le poil infectieux. »

Devant cette déferlante qui semble impossible à stopper, les réfugiés se pressent vers Lushun, située à l'extrême pointe de la péninsule de Liaodong, dans l'espoir d'embarquer sur un navire qui les emmènera loin de cette menace qui se rapproche inexorablement. Déjà, les cargos occidentaux ainsi qu'un croiseur américain, lèvent l'ancre et fuient sans regrets cette ambiance d'apocalypse. Les représentants du gouvernement et tout ce que la société compte de notables, ont déjà fui vers d'autres horizons plus sûrs. Le cargo « La Belle Étoile », quant à lui, attend toujours le feu vert de son armateur qui ne cesse de temporiser pour de mystérieuses raisons. Est-ce pour embarquer la famille royale de Chine ? Pour mettre à l'abri trente tableaux de Van Dongen et de Dufy exposés au musée Lin-Piao ?
Sapin, lui, cherche à sortir des femmes de cet enfer. Il a promis l'embarquement à une jeune Chilienne, à deux jumelles Coréennes, à une Pékinoise, puis, la dernière en date, à une jeune mère et sa fille.
Mais quand viendra l'ordre de lever l'ancre, Sapin ne retrouvera aucune de ces jeunes femmes et la précieuse cargaison attendue par l'armateur ne sera ni la famille royale, ni les trente peintures du musée de Lin-Piao, mais un vieux paysan mandchou et son troupeau de quarante juments.
« La Belle Étoile » quitte alors Lushun, laissant les habitants à leur funeste destin et, ayant contourné le golfe de Corée, se dirige vers le nord-est, apparemment en direction du Japon. Mais si les membres de l'équipage et leur singulier passager pensent être tirés d'affaire, ils vont rapidement déchanter. Ce qui les attend sur l'océan est peut-être pire que le péril auquel ils viennent d'échapper. Leur salut se trouve-t-il en la personne du vieux mandchou et de son insolite cargaison de juments ?
Xavier Deutsch, auteur belge de renom, a publié de nombreux romans, notamment chez Gallimard et L'École des Loisirs.
« La Belle Étoile », Prix Victor Rossel 2002, est un conte mêlant adroitement réalisme, fantastique, poésie et mythologie, un récit qui n'a pas été sans me rappeler le lyrisme et l'originalité de « Ravage » et « Le diable l'emporte », ces fabuleux romans apocalyptiques écrits par René Barjavel.
Le roman de Xavier Deutsch fourmille en outre de symboles et d'allusions à de grands mythes empruntés à diverses cultures mis au service d'une histoire envoûtante, baroque et surréaliste qui mène le lecteur de Charybde en Scylla dans une succession étourdissante de scènes grandioses et oniriques où se déchaînent les éléments et les passions humaines.
Avec ce beau roman, Xavier Deutsch nous offre un récit empreint de merveilleux, une aventure épique et poétique qui ne manquera pas, même une fois le livre refermé, de laisser longtemps vagabonder l'imagination du lecteur. Fa-Bu-Leux !

"Seascape" Peinture de Ruben Franco


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