Quatrième de couverture :
Fuyant l’oppression russe du début du XXe siècle, trois jeunes Finlandais émigrent aux États-Unis, dans une colonie de bûcherons près de la Columbia River. Mais dans cette région, abattre les arbres est une activité lucrative pour les patrons, d’autant plus qu’aucune loi ne protège les ouvriers. L’impétueuse Aino organise alors un embryon de syndicat et lance une série de grèves violemment réprimées, tandis que ses frères bâtissent leur avenir… Véritable épopée familiale, Faire bientôt éclater la terre dépeint aussi bien les beautés de la forêt primaire et les ravages causés par son exploitation que les combats d’une génération en proie aux remous d’un pays qui se construit à toute vitesse.
Inoubliable Aino, une héroïne attachante et agaçante à la fois, courageuse, héritière avec ses frères Ilmari et Matti du sisu finlandais qui fera leur force toute leur vie durant. Ce gros roman (1134 pages) commence en Finlande en 1893, un pays contrôlé par la Russie et où les tendances nationalistes sont évidemment réprimées. Comme les autres enfants de son village, Aino est éduquée par un pasteur payé par les parents et qui l’initie aux théories marxistes. Le prof sera rapidement viré mais la conscience sociale d’Aino en sera à jamais marquée. Les actions concrètes et violentes conduisent Aino et ses compagnons en prison. La jeune fille et son frère cadet Matti fuient et rejoignent leur frère aîné Ilmari aux Etats-Unis, dans l’état de Washington. Ils seront bientôt rejoints par Aksel, le frère d’un activiste assassiné en prison. Pour les trois jeunes gens, cet exil est marqué par la trahison, la honte autant que par le mal du pays.
Ilmari travaille comme bûcheron et se construit une maison et un domaine où il pourra être indépendant. Matti et Aksel s’engagent aussi comme bûcherons dans la compagnie dirigée de John Reder. La forêt primaire est exploitée, les arbres immenses abattus et coupés pour les besoins galopants de l’économie américaine. Et les patrons s’enrichissent d’autant plus que les ouvriers travaillent dans des conditions épouvantables, sans autre sécurité que leur propre vigilance, émoussée par la fatigue des longues journées épuisantes. Quand Aino rejoint le campement des bûcherons pour y travailler (s’y épuiser aussi) à la cantine des bûcherons, elle ne tarde pas à conscientiser les bûcherons sur leurs conditions de travail et à susciter des grèves pour obtenir d’abord rien que de la paille fraîche dans les dortoirs. Aino va rejoindre l’IWW, un syndicat international, dans lequel elle sera très active ; elle devra assumer avec ses compagnons syndiqués les risques liés à cette activité : violences policières, arrestations, licenciement et mise sur liste rouge.
Pendant ce temps, Ilmari et Matti construisent leur vie, leur famille, conquièrent leur indépendance financière. Aino reste concentrée sur ses objectifs syndicaux, elle se veut fidèle à son amour de jeunesse tué en Finlande mais elle attire quand même l’attention de Jouka, un bûcheron qui anime les bals du samedi soir qui rassemblent les exilés scandinaves et celle d’Aksel. Elle aura bien de la peine à trouver l’équilibre entre sa vie professionnelle et sa vie personnelle.
Difficile (et d’ailleurs inutile, pour garder le plaisir) de lister toutes les péripéties de cette saga familiale qui s’étend de 1893 à 1932, en passant par la première guerre mondiale, les années folles, la prohibition et la grande dépression de 1929. Ce roman ne se lâche pas, grâce à la qualité de ses personnages tout en nuances, pleins de courage et d’amour mais aussi de contradictions. Ils traversent les années et l’évolution de la société américaine en s’adaptant parfois par la force à ce pays mais aussi en gardant leurs racines finlandaises bien vivantes. Les thèmes sont d’un grand intérêt : l’exploitation forestière, le travail de bûcheron (et aussi de pêcheur, avec le personnage d’Aksel), le syndicalisme (il en fallait du courage pour oser exprimer ses convictions sociales à l’époque) mais aussi les ravages causés à la nature et aux populations autochtones, la spiritualité souvent opposée au pragmatisme, la pureté des idéaux et les compromis parfois insupportables. Sans oublier le caractère imperturbable des Finlandais à l’humour si flegmatique.
L’auteur dit s’être inspiré du Kalevala, d’abord une collection de chansons anciennes publié ensuite sous la forme d’un unique poème épique, qui a joué un grand rôle dans l’éveil de la conscience finlandaise, le réveil de la langue finnoise, au milieu du 19è siècle, alors que le pays était coincé entre la Suède et la Russie. Ce corpus mythologique n’avait pas vraiment de structure narrative mais Karl Marlantes s’en est inspiré, notamment dans le caractère et les noms des personnages principaux.
Tout cela compose un roman puissant, passionnant, je ne m’y suis jamais ennuyée une minute. C’était une magnifique manière de terminer les lectures du jury des lecteurs du Livre de poche 2024 !
« Jouka marmonna et, ne sachant pas où regarder, contempla les chaussures de la jeune femme. Elle se dit que si un jour elle se trouvait un Finlandais extraverti, il lui regarderait peut-être les genoux. » (p. 322)
« Mais Jouka était finlandais lui aussi, et une bagarre dans un couple finlandais était comme une bagarre entre glaciers. Seul le craquement occasionnel de la glace révélait la puissance des forces qui s’opposaient. » (p. 368)
« -Comment ça se passe au camp ? demanda -t elle enfin. Reder respecte sa part du marché ?
–Yoh, répondit Jouka.
Aino attendit de voir s’il y avait une suite mais non. Elle regarda Aksel.
-Les économies pour le bateau, ça avance ?
–Yoh, répondit-il.
Eet ça continua comme ça jusqu’à ce que Matti passe la tête par la porte et qu’Aksel et Jouka repartent. Une bonne causerie du dimanche. » (p. 398-399)
« Il s’interrompit, gêné de ne pas bien parler anglais, gêné parce que son accent finlandais était aussi fort que l’arrière-train d’une vache en juin. » (p. 517)
« En silence, Alma inspira un grand coup. Une seconde, elle débordait d’amour pour sa belle sœur, éprouvait de la compassion pour sa situation difficile, et puis celle-ci lâchait une phrase qui l’excédait. Aino tout craché. » (p. 825)
« Ce Noël là, elle avait des petits cadeaux pour tout le monde et les porta à bord du General Washington dans un gros cabas en toile. Le soleil qui venait de se coucher laissait des traces rose orangé. Une lune presque pleine s’élevait tout au bout du fleuve, blanc pâle dans un ciel qui s’étirait en s assombrissant dans le vide de l’espace. Elle sentit vibrer le pont du bateau et cette vibration avancer dans le fleuve et le fleuve couler depuis la lune, couler vers l’océan, couler à travers elle. Elle, petite et seule, et pourtant une part de cette âme vaste et animée qu’était le fleuve, immobilité qui coulait, qui vibrait, qui avançait. » (p. 960)
« Avec les gens qu’on aime, on accepte le fait qu’il n’y a que deux façons de ne pas souffrir lorsqu’ils disparaissent. Soit on arrête de les aimer, soit on meurt d’abord. » (p. 1112)
Karl MARLANTES, Faire bientôt éclater la terre, traduit de l’anglais (Etts-Unis) par Suzy Borello, Le Livre de poche, 2024 (Calmann-Lévy, 2022)
Prix des lecteurs du Livre de poche – sélection Août 2024 (et c’est bien sûr pour ce livre que je vais voter ce mois-ci)
Et une lecture pour le Pavé de l’été chez La petite Liste ainsi que pour le thème proposé cette année par Ingamnic sur le monde ouvrier et le monde du travail.