Avant 1998, il y avait eu l’épopée avec la Mano Negra. Une épopée qui, déjà, à elle seule, avait fait entrer le groupe dans la légende de la musique latine – latine au sens large. Puis son tout premier disque solo allait encore plus faire exploser le sarcophage dans lequel il aurait pu couler des jours heureux. Qui aurait pu prédire un tel succès, à la fois critique et commercial, que ce soit en France, sur la péninsule ibérique ou à travers l’Amérique dite latine du nord au sud… mais aussi ailleurs dans le monde – que ce soit en Allemagne, aux États-Unis, en Australie, au Maghreb, en Russie… Retour sur une vague comme rarement des artistes en auront provoquée, alors qu’un nouvel album serait annoncé après une si longue pause que je ne pensais même plus que cela soit possible.
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Clandestino (esperando la última ola…), se veut un métissage dans la plus pure lignée de La Mano Negra, mais cette fois-ci, Manu Chao est seul maître à bord et il choisit tout, s’entourant des meilleurs, c’est-à-dire de celles et ceux qui sauront faire naviguer son navire malgré les flots. Éminemment politique et donc politisé, le message de Manu Chao est essentiellement humaniste s’il fallait le résumer en un mot. Humaniste, ou tout simplement humain. En Occident, on ne traite alors que peu les sujets dont il est question ici. Ou alors, le rap s’en charge, mais toujours avec une sorte de point de vue intérieur. Ici, l’artiste se place de là où il se trouve : il est spectateur, et ce qui se déroule sous ses yeux ne lui plaisent pas, ne lui correspondent pas, alors il le dit, haut et fort. Ou, plutôt que haut et fort, il le chante avec douceur et sincérité à la fois, sans aucune revendication violente, mais avec fermeté car sans aucun détour ni sans aucune atténuation de la réalité, des réalités de notre monde.
Musicalement, l’œuvre est forte : loin d’être naïve, car l’apparence peut être de prime abord trompeuse, les émotions sont ici ou là garanties. Que ce soit avec « Desaparecido », « Mentira… », « Welcome to Tijuana », « La despedida » ou « La vie à 2 » par exemple, tout le spectre notamment de l’Amérique latine (immigration vers les États-Unis, disparus lors de conflits civils ou surtout à cause des dictatures) mais aussi histoires d’amour insurmontables, etc., Manu Chao fait rimer son Clandestino avec humano.
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L’espoir, prochaine station. Suite à l’immense succès de son premier album solo, Manu Chao réitère littéralement trois années plus tard avec …Próxima Estación… Esperanza. Les mauvaises langues y entendent un Clandestino 2. Les oreilles attentives se rendent compte, elles, qu’il s’agit d’une suite logique, une continuité. Alors qu’il chantait en espagnol, en français, en portugais ou en anglais, il poursuit en ajoutant de l’arabe sur « Denia » qui parle de l’Algérie (en France, on saura immédiatement pourquoi). Le plus gros tube alors, et à nouveau aujourd’hui grâce aux réseaux sociaux qui l’utilisent à outrance, c’est définitivement « Me gustas tú ». En 2023, l’artiste péruvienne installée à Berlin Sofia Kourtesis en a justement samplé le refrain « qué horas son mi corazón ».
Próxima Estación: Esperanza est une œuvre beaucoup plus dynamique, c’est-à-dire moins posée que Clandestino. On sent le poids des prestations live suite à la tournée précédente avec Radio Bemba Sound System.
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Parfois, au paroxysme de son univers immédiatement reconnaissable entre tous, il n’hésite carrément pas à reprendre une même musique en y posant de nouvelles paroles. Ou, inversement, à réutiliser des paroles sur une nouvelle composition. Que ce soit les siennes ou celles de son ancien groupe culte. Une recette si proche du jam ou de live sessions complètement désinhibés, que Manu Chao l’a lui-même déjà avoué : il serait incapable de réenregistrer ses albums, tellement le moment compte, c’est-à-dire qu’il enregistre effectivement dans des conditions quasi-identiques à celles d’un concert.
Ici, on comprendra alors que l’idéal est de le voir sur scène, et que les enregistrements doivent n’être que secondaires. Certes. Mais aussi : erreur ! Pour ne prendre qu’un exemple, celui de son dernier album studio en date, La Radiolina (sorti en 2007), vous y retrouverez seize titres d’abord similaires les uns les autres mais qui, au final, ont tous leur propre identité, leur propres émotions. Que cela vienne de la musique, latine à souhait, ou les paroles à la fois simples mais toujours explicites car elles traitent de thèmes sociaux ou politiques. En effet, entre le dernier album de la Mano Negra et Clandestino, Manu a parcouru une grande partie de l’Amérique latine, pour ne pas dire toute, et il est impossible de ne pas entendre cette expérience dans ses revendications.
(in Heepro Music, le 18/08/2024)
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