Pour ceux qui auraient raté le début, "Les loosers" sont un ancien groupe de rock et une bande de potes quarantenaires qui se retrouvent après 20 ans. Ils jouent de nouveau ensemble ce soir.
Les morceaux s’enchainent, certains hésitants, d’autres comme des évidences ont traversé le temps. Les doigts retrouvent leurs automatismes, ils descendent et remontent les frets sur les manches en bois. Pascal casse une corde et Jean profite de l’intermède pour s’adresser à Jane et à Pierre-Alexandre :
-Vous rendez-vous compte de l’immense opportunité que vous avez ? Les reformations des Stooges ou de Led Zeppelin vont passer inaperçues maintenant. Vous assistez à un moment historique, les retrouvailles des Loosers ! Le plus grand groupe de rock français qu’ai connu l’hexagone. Non, les jeunes générations n’ont rien inventé. Nous sommes les pères fondateurs du rock d’ici, les premiers à se décomplexer et oser chanter en français sans en faire un dogme franchouillard. D’ailleurs, nous nous autorisions des reprises en anglais. Vous vous souvenez de « complete control » des Clash ?
-Bien sûr, cela fait partir des morceaux que l’on ne peut pas oublier. Et toi, tu te souviens des paroles ?
-Va s’y. Balance l’intro. Ça va vite me revenir.
The Clash - Complete Control
envoyé par BadBoy88
Juillet 1987
Pascal s’est levé. Il a mal dormi cette nuit. Depuis quelques mois, son père ne va pas bien. Depuis qu’il a était embauché dans la nouvelle grande surface, il se traîne sans entrain. Le week-end, il ne sort plus et répète à longueur de temps qu’il est devenu un robot qui effectue des gestes mécaniques, sans sens. Il veut nous convaincre qu’il a perdu sa clientèle, que les gens qui poussent des caddies ne pensent qu’à bouffer de la merde, qu’ils sont cons. Il devient grossier et les périodes d’emportement alternent avec des périodes de léthargie où il peut rester amorphe devant son téléviseur des dimanches entiers. Les rares moments où il abandonne sa frustration professionnelle sont consacrés à décrire l’espoir qu’il porte à la réussite scolaire de son fils. Pascal a subi cette énorme pression qui s’amplifie encore à l’approche des résultats. Il a le sentiment d’avoir plutôt bien réussi les épreuves écrites et reste circonspect sur l’oral. Il reste prudent sur l’issue de l’examen. Et après ? Que se passera-t-il s’il l’obtient ce foutu diplôme ? Il visualise mal ce que pourrait être son avenir.
Dans l’immédiat, il a donné rendez-vous à Lucie à la terrasse du café en face du lycée public vers onze heures. C’est là, dans la cour que seront affichés les résultats, dès quatorze heures. Il choisit son plus beau t-shirt, enfile son blouson au col de fourrure acrylique vert, celui avec les badges à l’effigie des groupes de punk rock sur le revers. Il ne connait pas tous ces groupes aux noms étranges « UFO », « young marble giants », « damned », « 999 ». Il y en a d’autres aux slogans étranges « we fight them on the beach », « don’t smoke on the grass, smoke it ». Pascal enfourche son cyclo et le nez au vent, il pense à sa vie après l’été. Il s’est inscrit à la faculté de lettres de Rennes sans trop savoir ce qu’il y ferait. Les derniers mois ont été consacrés à trois passions dévorantes : Lucie, le rock et la littérature. Mais, il n’y a guère que cette dernière qui pourrait lui assurer un avenir. Il ralentit en passant sur le pont qui surplombe l’usine marémotrice de la Rance. Il prend son temps, il sait où il va et a la certitude que son avenir lui sourit.
Cela fait plusieurs semaines que les parents de Lucie sont partis en Inde. Depuis plusieurs mois, ils murissaient ce projet en étalant des cartes sur la table du salon. Ils voulaient passer suffisamment de temps sur place pour s’imprégner de la culture du pays. C’est pour cela qu’ils avaient décidé de prendre une année sabbatique. Ils disposaient d’un budget restreint pour assurer leur subsistance. Ils étaient condamnés à vivre de peu en partageant les repas des populations locales. C’était ce qu’ils avaient expliqué à leur fille avant le départ. Des promesses de courriers réguliers s’étaient échangées et Lucie avait promis de transmettre les résultats du bac dès leur proclamation. Au fond d’elle, elle savait qu’elle avait foiré. L’éloignement de ses parents n’y était pour rien. Elle manquait de motivation pour ses foutues études. Qu’elle aurait aimé s’investir totalement dans ce projet fou de groupe de rock ! Aurait-elle pu en faire une occupation à plein temps, un moyen de subsistance ? Lucie aimerait que les quatre membres du groupe partage avec elle ses convictions mais en doute. Dans les jours qui viennent, des choix de vie se dessineront et l’esprit de cohésion qui avait prévalu jusqu’à ce jour volerait en éclats. Elle en était intimement persuadée même si les soirs de beuverie, ils s’étaient jurés le contraire. Des promesses d’alcooliques, comme elle aimait les qualifier.
Elle ne comprenait pas la surprotection et l’affection débordante que lui portait Pascal. Elle avait cédé à ses avances, consciente que cela ne les mènerait nulle part. Pascal … Avec ses lunettes rondes et son visage de poupon, elle ne pouvait pas envisager sérieusement un avenir commun. C’était un pote. Ça le resterait. Elle ne pouvait s’imaginer comme la chose d’un mec. Elle tenait trop à sa liberté pour jouer ce rôle et voulait mener sa barque.
Et puis, il y avait autre chose. Une chose qu’elle avait du mal à admettre. Qui était devenu une évidence. Elle se sentait de plus en plus troublée par le regard de certaines femmes. La nuit, Lucie se laissait aller à des songes saphiques et se réveillait parfois, trempée, troublée par la cause de ses émois. Elle avait cherché dans la littérature des réponses. Ainsi ce passage du livre Les Héroïdes par Ovide, un poète latin né 43 ans avant Jésus Christ : « Toi seul m’occupes, Phaon ; des songes agréables te ramènent sans cesse à moi. Je te trouve auprès de moi, quoique tu sois absent. Mais que les plaisirs d’un songe passent vite ! Je te serre entre mes bras, tu me tiens entres les tiens ; je te caresse, je te dis cent choses que je crois te dire ; et le sommeil laisse agir tous mes sens. Je retrouve le charme de ces baisers confondus, dont la douceur ne se peut rendre. Qu’est-il besoin de dire le reste ? Enfin, rien ne manque à mon bonheur. Je te dois mes plaisirs, et ne les puis devoir qu’à toi. Mais lorsque le soleil éclaire toute la nature, je me plains de son trop prompt retour. »
Ou cet autre passage extrait de « jour gris » de Colette : « Il y a encore, dans mon pays, une vallée étroite comme un berceau où, le soir, s’étire et flotte un fil de brouillard, un brouillard ténu, blanc, vivant, un gracieux spectre de brume couché sur l’air humide… Animé d’un lent mouvement d’onde, il se fond en lui-même et se fait tour à tour nuage, femme endormie, serpent langoureux, cheval à cou de chimère… Si tu restes trop tard penché vers lui sur l’étroite vallée, à boire l’air glacé qui porte ce brouillard vivant comme une âme, un frisson te saisira, et toute la nuit tes songes seront fou… » .
Elle aurait aimé dédier ces poèmes à Valérie dont la proximité l’émoustille de plus en plus. Elle rêvait sur la douceur supposée de sa peau et aurait aimé se perdre dans le bleu azur de son regard. Elle ne pouvait s’empêcher d’observer à la dérobée les formes de son corps gracile. Elle aimait ses manières décidées, sa détermination, le galbe du bas de son dos, sa tranquille assurance, la promesse de ses fesses bien en chair, son rire de canard, ses mains, longues et féminines. Elle aurait aimé la prendre dans ses bras et trouver le moment opportun pour lui déclarer sa flamme. Mais, elle redoutait sa réaction. De plus, elle savait que depuis le mois de mars, Valérie n’avait d’yeux que pour Jean, le bellâtre, le chanteur, le chamane. Elle s’était surprise à éprouver ce sentiment jusqu’alors inconnu : la jalousie. Comment pouvait-elle céder ainsi à d’aussi bas instinct ? Alors, pour faire bonne figure et oublier ces pensées, elle se perdait certains soirs en fermant les yeux dans le lit de Pascal. Mais c’était en vain. Dans l’obscurité, elle palpait ce corps anonyme et s’imaginait avec Valérie.
Elle gara sa 4L sur le parking devant le lycée et aperçut Pascal, attablé à la terrasse du café qui lui faisait de grands signes en agitant les bras. Lucie resta quelques secondes à l’observer sans répondre. Non, son avenir ne serait pas lié à ce type, ni au fait que son nom apparaisse ou non sur le papier qui serait affiché dans quelques minutes sur le tableau de la cour du lycée. La vraie vie était ailleurs.