Page 224 de 2666 de Roberto Bolaño, le professeur Amalfitano accroche sur une corde à linge Le testament géométrique de Rafael Dieste. Il fut
publié par les Éditions del Castro dans la ville de La Corogne en 1975, un livre (…) divisé en trois parties, la première une “Introduction à Euclide, Lobatchevski et Rieman “, deuxième consacrée aux “mouvements en géométrie” et la troisième intitulée “Trois démonstrations du V postulat” (…)
Un peu plus loin, on peut lire :
Sur le revers de la jaquette du livre, l’attention était attirée sur le fait que ce Testament géométrique était en réalité composé de trois livres, “avec leur propre unité, mais fonctionnellement reliés par le dessein de l’ensemble“
2666 est composé de cinq livres avec leur propre unité, mais fonctionnellement relié par le dessein de l’ensemble. Coïncidence où message post-mortem de l’auteur pour inciter à publier ces différentes parties en un seul volume ?
Bon, continuons avec Le testament géométrique en possession du personnage Amalfitano. Que fit-il de celui-ci ?
Ensuite il entra dans la cahute comme s’il manquait d’oxygène et tira d’un sachet en plastique marqué du logotype du supermarché où sa fille allait faire les courses de la semaine trois pinces à linge, qu’il s’obstinait à appeler de la manière chilienne des chiots, et avec lesquelles il suspendit le livre à l’une des cordes puis retourna à la maison en se sentant vraiment soulagé.
Je ne savait pas en parlant de la littérature de chiottes qu’il existait aussi une littérature de chiots dont le Testatament géométrique ferait partie. Je ferme la parenthèse sur cette étrange ressemblance phonétique. Vous voulez savoir pourquoi Amalfitano pend cet ouvrage à une corde à linge ? Voici la réponse :
Celle donnée par Bolaño :
L’idée évidemment était de Duchamp.
De son séjour à Buenos Aires, il existe ou il ne s’est conservé qu’un seul ready made. Bien que sa vie entière ne fût qu’un ready made, ce qui est une manière d’amadouer le destin et en même temps d’envoyer des signaux d’alerte. Calvin Tomkins écrit à ce propos :
“À l’occasion du mariage de sa soeur Suzanne avec son ami intime Jean Crotti, qui eut lieu à Paris le 14 avril 1919, Duchamp envoya par courrier un présent au couple. Il s’agissait d’instructions pour accrocher un manuel de géométrie à la fenêtre de son appartement et l’attacher avec une code, pour que le vent puisse “feuilleter le livre, choisir les problèmes, tourner les pages et les arracher”.“
Je suis donc allée vérifier la véracité de l’épisode dans la biographie de Marcel Duchamp de Bernard Mercadé. Les sources sont les mêmes, les faits sont racontés presque de la même façon.
Bolaño continue ainsi toujours en citant Calvin Tomkins :
” Il est possible que le manque de joie manifeste de ce ready-made malheureux, comme l’appela Duchamp, en fase un présent choquant pour de nouveaux mariés, mais Suzanne et Jean suivirent les instructions de Duchamp de bonne humeur. De fait, ils en arrivèrenet à photographer ce livre ouvert suspendu en l’air - image qui constitue l’unique témoignage de l’oeuvre qui ne réussit pas à survivre à pareille exposition aux éléments - et, plus tard, Suzanne en fit un tableau intitulé Le ready-made malheureux de Duchamp. Comme l’expliquerait Duchamp à Cabanne : “Cela m’amusait d’introduire l’idée de bonheur et de malheur dans les ready-mades, et puis il avait la pluie, le vent, les pages volant, c’était une idée amusante.”
Dans la biographie de Mercadé on apprend que
Au-delà de la psychologie, ce ready-made délégué est de part en part humorisitique. “ce n’était que de l’humour. Carrément humour, humour. Pour dénigrer un livre de principes.” La géométrie est ici en effet vraiment “dans l’espace”. La géométrie à l’épreuve de l’espace même, car comme le précise encore Duchamp : “Le traité apprit sérieusement les choses de la vie.”