Je peine à écrire. Il m'arrive d'ailleurs de me demander si cela a encore un sens d'écrire. Créer du contenu écrit à destination d'une génération agressée continuellement par des images ludiques, travaillées fournies par des influenceurs s'efforçant de maitriser les règles de l'algorithme, qu'elles fussen de Google, de Facebook. De TikTok.
Mon délire c'est de raconter des histoires autour des livres, des acteurs du livre. Ce pourrait être sur la littérature japonaise ou
colombienne. Mais, depuis dix ans, j'ai choisi de me focaliser sur les littératures francophones. Story time, comme disent les
si bien les Tiktokers ; J'ai été invité par l'Institut Français du Bénin pour participer au forum Le français pour quoi faire ? qui se
déroulait à Cotonou du 05 au08 Juin 2024. En tant que professionnel, consultant en Informatique, consultant sur des
événements littéraires, blogueur littéraire, je m'attendais à avoir un moment pour proposer mon expérience,mes observations
sur cette question : Le français pour quoi faire ? Je peux toutefois évoquer quelques pensées avant, pendant et après l'event.
Cette question, j'ai commencé à me la poser quand j'ai entamé mon deuxième cycle de physique à l'Université de Montpellier,
puis mon troisième cycle. Etonnante question puisqu'il s'agit de ma langue maternelle. La langue de la science, c'est l'anglais.
Quand on exploite une idée innovante, et qu'on souhaite la diffuser le plus largement possible, dans les meilleures revues
scientifiques, l'anglais est la langue par excellence dans un très grand nombre de disciplines. Plus qu'à l'époque de mes parents,
tous les deux biochimistes, la langue de Shakespeare règne en maîtresse dans ce domaine.Un des constats que j'observais en maîtrise
de physique, c'est que la plupart demes promotionnaires étaient quasiment tous locuteurs de la langue anglaise. Je ne suis cependant
pas resté dans la recherche scientifique. Après mon master recherche, je me suis tourné vers l'informatique de gestion.C'est connu,
les sciences mènent à tout, à l'informatique comme à la littérature. Ce n'est pas l'écrivain ivoirien Mahmoud Soumaré qui me contredira.
Le Français pour quoi faire ? Dans le monde de l'informatique, il est également question de langage. Il n'y a pas un domaine où
l'homme, sur le plan technique, doit avoir un maximum d'ouverture à la pluralité des langages : C, C++, Cobol, Java, .Net, etc.
Et la langue de transition pour navigue dans l'univers de l'informatique, de l'architecture de systèmes d'information, du point de vue des
innovations, pour accéder aux meilleurs tutoriels c'est une nouvelle fois l'anglais. Dans le secteur des sociétés services en Informatique,
la maitrise de l'anglais n'est plus juste un atout, c'est une obligation. Du point de vue de la maîtrise d'œuvre pour être au high-level des
innovations en cours, des nouvelles approches de management des ressources. Du point de vue du pilotage des projets côté maîtrise
d'œuvre, souvent off-shorisés (je fais exprès) dans les pays d'Europe de l'est, ou plus loin en Inde,la langue de communication, c'est
celle de Shakespeare. La plupart de la documentation est donc rédigée en anglais. Dans plusieurs boîtes ou clients pour lesquels
j'ai travaillées, la communication interne. Pourtant je vis et travaille en France, dans des structures françaises. C'est sans parler de la
langue technique nourrie d'angliscismes.
Carmen Toudonou, écrivaine béninoise, dans son intervention dans ce Forum de Cotonou lors de la session inaugurale, souligna une
expérience vécue dans un symposium en Asie, si mon souvenir est bon, où un intervenant français a fait une brillante contribution en anglais,
alors que rien ne l'empêchait de s'exprimer en français comme Carmen et laisser la traduction faire le reste. Rien d'étonnant. Une autre
contributrice évoluant dans le milieu des Nations Unis et autres organisations onusiennes soulignait sa détermination à s'exprimer en Français,
en sachant que la traduction est disponible. Mais peut-on sérieusement en vouloir aux élites françaises que le président de la république actuel
tente à chaque occasion sur le plan international de montrer sa maîtrise de la langue anglaise. Il n'y a rien d'exceptionnel à parler en anglais
dans une conférence internationale. Mais affirmer son identité française semble techniquement ou émotionnellement plus complexe. La
posture de cette intervenante dont j'ignore la nationalité ne me surprend pas. Elle est à l'image de cette francophonie africaine,
subsaharienne qui porte cette langue, l'a fait évolué loin des bases parisiennes, loin de son regard méprisant. D'ailleurs, à plusieurs reprises
il est dit : "dissocions la langue française, de la France, elle est devenue une langue africaine !"
En continuant de porter ce regard extérieur, je pense au monde du livre français, à son évolution et à la place des littératures
francophones du sud dans son giron, voire son invisibilisation sur les plateformes de ventes de produits culturels. Et, en parallèle, une mise
en exergue des auteurs afro-descendants de langue anglaise. Oui, cela peut paraître surprenant et inconvenant de présenter les choses
de cette manière, mais en dehors de Mohamed Mbougar Sarr et David Diop, connaissez-vous un auteur africain significatif ayant émergé ces
dernières années en France ? Je laisse la question ouverte. Je ne parlerai pas pour l'industrie du livre francophone du livre souvent limitée aux
espaces nationaux souffrant à s'exporter, si qui est une faiblesse qui pourrait expliquer le point que je soulève pour la France. Mais que voit-on
en tête de gondole des grands sites de vente de livres : des traductions d'auteurs nigérians, sud-africains, ghanéens… Des textes qui méritent
d'être là par l'excellence de l'écriture et la puissance du discours.
Mais pourquoi le marché du livre français peine-t-il à fournir de tels ouvrages, à étirer les auteurs francophones publiant à Paris vers ce registre ?
Pourquoi la collection Continents noirs reste-t-elle invisible dans les librairies quand des auteurs zimbabwéens, nigérians bénéficient d'une
plus grande exposition dans la collection Monde entier du même éditeur, j'ai cité Gallimard ? Ce sont des questions qui valent la peine d'être
posées quand Belfond fait ses emplettes à la foire de Francfort sur des produits finis venant du monde anglophone comme la Camerounaise
Imbolo Mbué, par exemple. Le français pour quoi faire ? S'il faut passer par Londres ou New York pour exister valablement sur marché du livre
français ?
Le français pour quoi faire ? C'est aussi dans les instances de légitimation ou de structuration de la langue. On peut se poser une telle question
quand 200 millions d'Africains parlent cette langue, mais qu'il n'y a aucun immortel siégeant à l'Académie française depuis la mort de Senghor ?
J'ai entendu durant le forum l'évocation d'une académie francophone, encore un acte touchant à la périphérie alors qu'aujourd'hui les locuteurs
français de la langue de Molière sont minoritaires. Si nous avons cette langue en partage avec le Canada, la Suisse, la Belgique et de nombreux
pays africains, le minimum est d'en tenir compte sauf si des relents coloniaux subsistent. Le qualificatif est lâché.
Bon, ce sont des observations, pas des revendications, des idées me traversant l'esprit en arrivant à Cotonou. Je reviens vers pour vous donner
mes impressions sur ce forum.