Sous-titré "Etude sociologique sur la bourgeoisie française moderne", ce livre ne doit pas allécher le lecteur avide d'enquêtes croustillantes à la Pinçon et Charlot : il date de 1925 et ne révèlera aucun scoop.
Il n'est d'ailleurs pas disponible en librairie, la dernière édition date de 2001 chez un minuscule éditeur. Je l'ai donc trouvé, accessible en téléchargement, sur le site de l'Université du Québec à Chicoutimi (merci à eux). Je ne sais plus où j'en avais lu le plus grand bien, toujours est-il qu'il faisait partie de puis longtemps de mes livres à lire.
Sans doute peut-on, en le lisant, y voir un précurseur de Bourdieu et de ses thèses sur la Distinction (Incipit du chapitre IV consacré à la mode : "Ce qui distingue le bourgeois, c'est la «distinction»"). Il s'agit, pour Goblot, de montrer en quoi la bourgeoisie, en se constituant en classe, cherche à recréer les conditions d'une égalité (tous de bon goût, du bourgeois pauvre au grand bourgeois) dans la supériorité (rien de commun entre un ouvrier riche et un pauvre bourgeois, le deuxième est indiscutablement supérieur au premier).
Ce texte est fascinant car il rejette toute analyse banalement marxiste. Il écrit ainsi à son propre sujet : "Je suis sûrement salarié, car je vis de mon travail. L'Université m'apparaît comme une vaste industrie d'État qui façonne une matière humaine ; je ne suis pas patron, niais ouvrier dans cette usine. Je fabrique avec des étudiants comme matière première, des licenciés et des agrégés de philosophie : Je n'appartiens pourtant pas à la catégorie des « travailleurs », car je n'ai pas huit heures de sommeil et huit. heures de loisir garanties par le traité de Versailles. Il n'y a pas place pour moi dans la nomenclature socialiste. Mais dans la société française, que je le veuille ou non, je suis un bourgeois, et n'ai pas lieu d'en être fier.
Comme nous étudions ici, non la théorie socialiste, mais la réalité sociale, la langue artificielle du socialisme ne saurait nous servir. Parlons tout simplement la langue vulgaire. Née des mœurs, se, modifiant avec elles, nous verrons qu'elle les exprime admirablement. Elle nous aidera plus d'une fois à les analyser."
La mécanique des classes et des castes qu'il s'emploie à décrire est encore observable tous les jours. La logique des grands corps, où le tutoiement entre condisciples est une évidence quand le mépris pour les non-membres est également bien porté, est retracée à merveille :
Une classe, pas plus qu'une caste, ne se relie aux classes inférieures par une gradation continue. Il n'y aurait pas de classes si l'inégalité n'était pas, en quelque manière, hétérogénéité, si elle ne comportait que du plus ou du moins. Les caractères qui séparent doivent être qualitatifs. En outre, ils sont communs à tous ceux qu'ils distinguent. Toute démarcation sociale est à la fois barrière et niveau. Il faut que la frontière soit un escarpement, mais qu'au-dessus de l'escarpement il y ait un plateau. Au dedans d'elle-même, toute classe est égalitaire ; elle n'admet ni pentes ni sommets : l'égalité dans la classe est condition de la supériorité de classe. [...] tout groupe qui s'attribue une supériorité atténue ou masque, dans son sein, les inégalités individuelles afin de faire ressortir la seule supériorité collective; et l'on voit les individus s'effacer d'eux-mêmes et rentrer dans le rang.
Voilà sans doute pourquoi les élites sont atrocement moutonnières tout en étant composées la plupart du temps des éléments les plus brillants de chaque génération. Lorsqu'il a été admis que le marché est supérieur à l'Etat, ou l'Europe à la République, ou la Géorgie à l'Ossétie, cete position doit être tenue par tous. Malheur à celui qui rappelle des faits ou a le mauvais goût de douter : ce n'est pas, au fond, sa lucidité qu'on lui reproche, ni de révéler une faille collective, ce qui gêne c'est qu'il sape le fondement de la supériorité collective.
En effet, depuis la Révolution, les élites ne reposent plus sur la naissance mais sur le savoir. On aboutit ainsi à une sorte de paradoxe, où les élites héréditaires peuvent se permettre une liberté de penser bien plus forte que des élites pourtant sélectionnées sur des critères purement intellectuels !
Les jugements de classe sont figés précisément parce qu'ils ont cessé d'être informés du jour où ils ont été adoptés comme signal d'appartenance ; et malheur à celui qui bouge avant tout le monde :
Un esprit cultivé est un esprit qui a défriché, sarclé, et continue à défendre contre l'envahissement des végétations mystiques un coin du champ de sa pensée. Or les jugements les plus difficiles à déraciner sont les jugements de valeur parce qu'ils sont les moins réfléchis, et parmi eux les jugements collectifs, ceux que le sujet n'a pas lui-même formés, mais qu'il a reçus tout formés du milieu social auquel il appartient : tels sont ceux que nous pouvons appeler jugements de classe. Pour les extirper, il ne suffit pas toujours de les examiner et d'en reconnaître la fausseté : on conserve souvent les conséquences après avoir rejeté le principe; on retient en détail ce qu'on a condamné en bloc. Enfin le sujet qui a libéré sa pensée personnelle d'une opinion collective fausse n'en a pas pour cela libéré son action : il continue à subir pratiquement la contrainte du milieu social dont il s'est affranchi théoriquement.
Le chapitre sur la mode pourrait d'ailleurs être appliqué, mutatis mutandis, aux idées :
La fonction distinctive de la mode y introduit une nouvelle cause de mutabilité. Une bourgeoise ne peut s'habiller ni à la mode d'hier ni à celle de demain. La nouveauté ne peut être un caractère de classe dès le moment de son apparition; l'adopter trop tôt, c'est se singulariser, se faire remarquer, se placer en dehors de sa classe. Aussi n'est ce pas la bourgeoisie qui lance les modes. Ce sont des personnes qui ne craignent pas de se faire remarquer, au contraire ! La bourgeoisie les adopte aussitôt qu'elles n'étonnent plus.
Il est bien dommage que ce texte ne soit pas publié. Il est parfaitement écrit, fin, subtil même, et contient cependant quelques traces d'humour :
II est fort honorable pour une dame de s'occuper chez elle de l'entretien de son linge, de faire elle-même ses chapeaux et ses robes. Mais si des dames réunies dans un salon occupent leurs doigts tout en causant ou en écoutant de la musique, ce ne peut être à raccommoder des chaussettes; c'est à faire quelque « travail de dames », quelque inutile broderie, quelque tapisserie superflue, ou à coudre pour les pauvres.
L'expression de Goblot est par ailleurs très moderne par moments : À 25 ans, le jeune bourgeois est un capital humain qui n'a pas encore produit d'intérêts; c'est en ce sens que le bourgeois peut être appelé un « capitaliste ».
Ses idées pratiques le sont également. L'extrait suivant pourrait répondre à bien des supporters de l'accroissement des frais d'inscription universitaires :
Les bourses apportent une aide très efficace à la bourgeoisie pauvre et favorisent l'accession à la bourgeoisie de quelques enfants bien doués des classes populaires : les éléments ainsi conservés ou acquis par les classes supérieures sont généralement les meilleurs. Mais les bourses ne suffisent jamais. Aussi sont elles très peu recherchées par la classe populaire, pour qui elles sont à peu près inutilisables. Car si les études prolongées sont nécessaires, elles sont loin d'être suffisantes pour faire franchir la barrière des classes, ne fût ce que pour cette raison que, sauf de rares exceptions, on ne la franchit pas seul. La solidarité familiale est ici très puissante.
L'éducation est d'ailleurs une formidable machine à délivrer des connaissances, mais aussi à distribuer des signes de reconnaissance :
Mais les choses prennent un autre aspect pour ce même bourgeois quand, au lieu de penser à ses intérêts individuels, il pense à ses intérêts de classe. Il lui faut alors une culture qui différencie une élite, une culture qui ne soit pas purement utilitaire, une culture de luxe. Autrement il se confondrait vite avec cette partie des classes populaires qui arrive à s'instruire à force de travail et d'intelligence et assiège les professions libérales. Car les études mal faites d'un fils de bourgeois, malgré les ressources éducatives du lycée, ne valent pas les études bien faites d'un fils d'employé, avec les seules ressources de l'école primaire supérieure. Ainsi; alors même qu'elles n'ont pas d'applications professionnelles, elles sont utiles tout de même, pour maintenir la barrière.
Ces opinions sont contradictoires. Enseignez-nous des choses qui nous soient utiles ! disent-ils, quand ils songent à la profession future. Donnez nous un enseignement de luxe ; ne laissez pas entamer l'éducation qui nous distingue ! disent ils, quand ils songent à la défense de leur classe.
Il n'est pas tout à fait vrai que la bourgeoisie n'existe que dans les mœurs et non dans les lois. Le lycée en fait une institution légale. Elle a même ses
titres officiels, revêtus de signatures ministérielles, munis de timbres,, de cachets, de tous les sacrements administratifs ; et c'est aujourd'hui, je crois, la seule pièce administrative
qui soit encore faite de cette matière précieuse et durable dont on faisait au temps jadis les titres authentiques : le parchemin. Le baccalauréat, voilà la barrière sérieuse, la barrière
officielle et garantie par l'état, qui défend contre l'invasion. On devient bourgeois, c'est vrai; mais pour cela, il faut d'abord devenir bachelier.
Aujourd'hui il faut remplacer bachelier par "diplômé d'une grande école", mais nous y sommes encore.
Pourtant, selon Goblot, le règne de la bourgeoisie s'effaçait au moment où il rédigeait son ouvrage. La guerre y avait contribué :
La guerre aura précipité la ruine, non pas certes par la victoire du prolétariat sur le capitalisme, mais parce que dans une si grande crise sociale, l'inégale valeur des hommes s'est manifestée dans l'action, au lieu de rester voilée sous des dehors superficiels et des conventions de forme. Qu'est ce que la distinction, qu'est ce que la considération au milieu de la fournaise des avant-postes, et à l'arrière, dans l'improvisation fébrile des secours de toutes sortes ? A l'épreuve, à l'user; on connut d'autres vertus et d'autres défauts ; on trouva souvent l'élite en dehors de la classe, on ne trouva pas toute la classe dans l'élite.
Je crois qu'aujourd'hui nous assistons à un retour massif d'une tentative de fermeture "de classe" : les dominants d'aujourd'hui veulent moins de compétition (entre eux, pour leurs enfants), au prix d'une vie plus dure pour la piétaille.
L'éthique de Goblot n'est pas celle de Badiou par exemple, ou plus généralement une éthique de type socialiste (au sens original du terme, pas celui de Ségolène). Pour le socialisme, la partie sera jouée, et remportée quand la piétaille aura vaincu.
Pour Goblot, et c'est là une leçon difficile : la justice sociale ne consistera pas à remplacer la classes des vainqueurs par celle des vaincus. La justice sociale consiste à valoriser le mérite personnel, individuel, contre les solidarités de classe :
Ainsi nous voyons peu à peu disparaître toutes les inégalités factices, ainsi que les nivellements trompeurs, pour laisser paraître les inégalités naturelles, celles de l'intelligence, du savoir, du talent, du goût, des vertus et des vices. En un mot, le mérite personnel triomphe des classes. Or il ne saurait y avoir une classe des gens d'esprit, ni des gens de bien, ni des gens de goût. Une classe ne subsiste qu'en faisant croire qu'elle est une élite, et ne peut devenir élite qu'en cessant d'être classe. Aussi est il admirable que cet état d'équilibre instable ait pu se maintenir pendant près d'un siècle.
C'est un message qui semble bien proche de la philosophie blairiste ou du social libéralisme qui prévaut aujourd'hui. Je ne le crois pas. D'une part, parce que les inégalités sociales construisent des inégalités individuelles. Qui peut dire qu'un enfant de mal logés reçoit une chance de faire valoir ses compétences ? Cela la gauche (de droite) d'aujourd'hui l'a oublié.
D'autre part parce que bien des thuriféraires de la compétition à outrance sont parfaitement à l'abri de toute compétition et donc bien peu aptes à évaluer la juste dose de compétition et d'insécurité qu'il convient d'insuffler dans notre société.
Pour moi, Goblot est un repère politique. Sa philosophie radicale, au sens de la IIIème république, se tient à la bonne distance entre le conservatisme, la gauche moutonnière et l'extrême gauche simplificatrice.
Bref, il nous manque de nombreux Goblot pour continuer à décrypter les injustices d'aujourdhui.
Voilà, quelques notes de lecture pas assez charpentées, suffisamment je l'espère pour donner envie de lire un texte passionnant.