Titre original : The Fortunes and Misfortunes of the Famous Moll Flanders
1ère édition : 1722
Ma note :
Résumé : Le titre complet suffira : Heurs et malheurs de la célèbre Moll Flanders qui naquit à Newgate, et, pendant une vie continuellement variée, qui dura soixante ans, en plus de son enfance, fut douze ans une catin, cinq fois une épouse (dont une fois celle de son propre frère), douze ans une voleuse, huit ans déportée pour ses crimes en Virginie, et enfin devint riche, vécut honnête et mourut pénitente. D’après ses propres mémorandums.
Mon avis :
Voilà un livre qui se lit très facilement. Long récit qui se lit tout d’une traite, sans coupure ni chapitres ; narration prenante et succession inattendue de péripéties, écriture dynamique et vivante, élégante tout en demeurant proche de l’oralité, autant d’éléments qui facilitent la lecture de cet ouvrage. Mais au final, qu’en résulte-t-il ?
Dans ce roman de 1722, Defoe nous dépeint la triste condition d’une femme livrée à elle-même et tentant par ses propres moyens d’échapper à la pauvreté. C’est d’ailleurs souligné de nombreuses fois dans le livre : c’est la crainte de manquer de pain qui pousse Moll Flanders à duper son entourage, à mentir et à voler. C’est en tout cas ce qu’elle se plait à répéter, et on est tenté de la croire. Jeune fille, elle ne semblait pas tant portée au vice que ça : après avoir rêvé toute son enfance de devenir une “dame de qualité” (c’est à dire de pouvoir vivre décemment par son propre travail), elle est courtisée par l’ainé de la famille qui l’a recueillie, lui cédant sous la promesse d’un mariage. Celui-ci lui conseille d’épouser son petit frère qui lui, la demande réellement en mariage, ce qu’elle refuse avec indignation, écoutant son sentiment : “Allez-vous me transférer à votre frère ? Pouvez-vous transférer mon affection ? Pouvez-vous m’ordonner de l’aimer ? Est-il en mon pouvoir, croyez-vous, de faire un tel changement sur commande ?“. Malgré ces protestations, elle consentira à ce mariage, menacée d’être jetée à la rue et au terme d’une longue maladie. On voit bien qu’au départ, la jeune femme est encore naïve, rechignant à des tels arrangements ; et cela malgré quelques mensonges, malgré son attirance pour l’argent et la peur de ne pouvoir subvenir à ses besoins. Cependant, cette expérience semble la marquer durablement. Une fois veuve, elle déclare : “J’avais été prise une fois à cette piperie nommée amour, mais le jeu était fini ; j’étais résolue maintenant à ce qu’on m’épousât, sinon rien, et à être bien mariée ou point du tout.”
On voit alors se dessiner son avenir de coureuse de maris et son attitude, froide, calculatrice et déterminée à l’égard de ses amants, s’explique en partie par la difficulté de s’en sortir dans la société anglaise de l’époque, quand on est une femme sans relations et sans argent. Ce qui est drôle, c’est que le propos alors tenu par la narratrice m’a fait penser à l’une des héroïnes de La Foire aux Vanités, ou encore, plus lointainement, à Julien Sorel. “ Je pourrais être une femme vertueuse si j’avais cinq mille livres sterlings de revenu.” se dit Rebecca Sharpe, en pensant à ses mensonges et à ses complots. De la même façon, Moll Flanders se rêve vertueuse et sage, une fois qu’elle sera pourvue d’argent … Seulement voilà, les habitudes se prennent rapidement, et la peur de manquer se mue en avarice et en avidité. A chaque vol d’importance, elle ne manque pas de se répéter que c’est le dernier et qu’elle pourra se retirer ; mais une fois l’objet entre ses mains, elle murmure “Encore un peu …”. Engagée dans la spirale, elle termine dans la prison de Newgate, échappe de peu à la peine de mort et finit déportée en Virginie.
Seulement, le discours que tient la narratrice est pour le moins ambigu. Elle se met en scène sans cesse mentant, volant, trompant ; mais ne nous trompe-t-elle pas nous aussi, par la même occasion ? En effet, on peut considérer que Daniel Defoe a plutôt bien réussi son entreprise : présenté comme ces faux mémoires, ce texte pose véritablement la question de la sincérité du narrateur … Qu’en est-il réellement ? La scène du premier vol est en ce sens significative : dans une écriture au rythme enlevé, presque vertigineuse et truffée de répétitions comme si la narratrice avait soudain perdu le sens, celle-ci ne manque tout de même pas de préciser le rythme de son pas lorsqu’elle sort et s’éloigne de la boutique, les rues qu’elle prend en prenant de multiples bifurcations. Il est intéressant de noter également la précision avec laquelle Moll Flanders nous tient au courant de ses moindres possessions et de ses fluctuations d’argent. Le personnage semble en effet hanté par ces questions matérielles, sortant voler comme mue par un instinct qui la dépasse. Alors … Mauvaise foi plus ou moins dissimulée ? Traumatisme d’une femme qui a tenté d’échapper à la vie des bas-fonds alors même qu’elle a vu le jour dans une prison … Et qui n’y est pas parvenue ? C’est sans doute à chaque lecteur de trancher … Toujours est-il qu’indirectement, apparaît l’image d’un personnage à la sensibilité absente ou étouffée, obnubilé par la question de sa subsistance ; qui plus est un personnage féminin qui doit surmonter de nombreuses crises et faire face à une société où elle n’a pas de place.
Le roman se termine pourtant assez bien : une fois déportée en Virgnie, Moll Flanders tente de refaire sa vie avec un de ses anciens maris, qu’elle appelle “mon mari du Lancashire”. Toujours ponctué de tracasseries matérielles, pourtant le roman s’ouvre à une forme de joie, peut-être même de sérénité, au fur et à mesure que les terres se font prospères et que la situation financière s’améliore. A plus d’un titre, ce roman m’a fait penser à Manon Lescaut de l’abbé Prévost, écrit quelques années plus tard : un personnage féminin hanté par l’angoisse de manquer d’argent, le fait de tomber dans le crime presque malgré soi, la déportation et l’exil, rédemption finale sont autant de points communs qui permettent de rapprocher les deux œuvres.
Roman volontairement prosaïque, Moll Flanders nous présente un personnage dont on suit volontiers les aventures, en dépit de ses mauvaises actions. Une œuvre divertissante que j’ai pris plaisir à lire.