L'édifice chinois

Publié le 24 août 2008 par Ffievre
Les JO de Pékin ont vu la Chine passer devant les Etats-Unis en nombre de médailles d'or, ce qui les place en premier dans le rang des nations olympiques. Je suis pris d'une certaine stupeur devant ce score, sachant dans quel état était encore ce pays il y a à peine 20 ans. Tous les regards sont tournés vers ce spectacle incroyable que la Chine offre au monde. Moi aussi je reste sans voix devant ce développement effréné qui s'opère sous nos yeux. On parle beaucoup du domaine économique, mais c'est partout que la Chine tente de s'imposer. On l'a bien vu avec la médiatisation de certains plasticiens, dessinateurs et photographes chinois pour le moins intéressants (ici, ici et ici). Je dois dire que, pour ma part, je ne me sens pas tout à fait conquis par l'art en provenance de chine, mais je pense que dans les années à venir il est fort probable que des artistes majeurs émergent dans ce pays. Je lisais d'ailleurs un récent article d'Alex Ross, embarqué dans le rêve chinois durant la courte période des JO. La fascination, mêlée à une certaine circonspection, sont perceptibles dans ses propos. Dans plusieurs billets il évoque la figure désormais emblématique de la musique moderne chinoise : le compositeur Qigang Chen.


C'est François, je crois, qui m'a fait découvrir Qigang Chen, il y a peut-être 5 ou 6 ans. J'avoue n'y avoir pas prêté une attention particulière depuis, mais ce matin j'ai décidé de faire le pas, encouragé par tout ce tintamarre chinois, et par la diffusion d'un concert sur France Musique. Il s'agissait de la création mondiale en janvier dernier, Salle Pleyel, d'une pièce pour orchestre commandée par Radio France, Enchantements Oubliés (23 minutes), interprétée par le philharmonique de Radio France dirigé par Alan Gilbert.

Qigang Chen naît en 1951. A cette époque la musique chinoise est déjà fortement imprégnée de musique occidentale, puisqu'entre 1919 et 1927 se créent plusieurs établissements de recherche et d'enseignement musical comme l'Institut de recherches musicales de l'Université de Pékin ou le Conservatoire d'Etat de musique de Shanghai. La musique chinoise d'alors ne se pense plus seulement de manière monodique et hétérophonique, mais également polyphonique. Déjà plusieurs genérations de compositeurs se sont succédées, lorsque Qigang Chen naît. Leur musique se conçoit comme un brassage de musiques populaires et traditionnelles mélangées à des choses plus savantes, y compris d'influence russe. C'est surtout après 1976 que commence vraiment chez les compositeurs ce besoin d'étudier la musique du vingtième siècle. C'est pourquoi beaucoup d'entre eux vont émigrer aux Etats-Unis, notamment Dun Tan, devenu depuis une sorte de "star". Certains ont choisi la France. C'est le cas de Qigang Chen, qui vit et travaille toujours dans notre beau pays.

En 1977, la Chine restaure un système de concours d'entrée dans les écoles supérieures. Qigang Chen s'y présente. Il est l'un des 26 élus sur 2000 candidats à la classe de composition du Conservatoire Central de Pékin. Il fait 5 ans d'études dans cet établissement et en sort classé premier au Concours National. Les autorités chinoises le laissent donc partir à l'étranger pour suivre un troisième cycle en composition. Il arrive en France, boursier du gouvernement français. Ainsi, de 1984 à 1988 il est l'élève d'Olivier Messiaen, mais aussi d'Ivo Malec, Betsy Jolas et Claude Ballif. En 1987 il suit la formation de l'IRCAM. Il part ensuite à l'Académie Chigiana de Sienne étudier avec le compositeur Franco Donatoni. A l'ENM il obtient le diplôme supérieur de composition avec félicitations du Jury. En 1989 il obtient le diplôme de musicologie de la Sorbonne avec mention Très Bien.

Joueuse de guqin, cithare à 7 cordes

Ses oeuvres s'intitulent par exemple Voyage d'un Solitaire, Extase, ou encore Wu Xing (Les Cinq Elements). Il fait appel aux instruments classiques, à l'informatique, mais aussi aux instruments traditionnels comme le guqin, une cithare à 7 cordes, instrument très ancien.

La création que j'ai entendu ce matin est pour orchestre à cordes, percussions, piano et harpes.

C'est un morceau qui commence de manière très douce. Un thème cantabile est présenté au violon.. Ce début me fait penser à du Vaughan Williams, pour le côté élégiaque. Le violon déploie une mélodie où traversent des gammes chinoises, insérées dans des arabesques de harpe et de percussions. Cela sonne parfois comme du Debussy - mais il est vrai que Debussy lui-même avait déjà tissé des liens forts avec la musique chinoise, dans Et la Lune descend sur le temple qui fut (Images I), ou Dans la Terrasse des audiences au clair de lune (préludes II) - et certains passages peuvent rappeler La Mer, mais avec un violon très romantique. Les percussions harmoniques (marimba, xylophone) sont utilisées de manière très gaie et vigoureuse. Peu à peu s'installe une résonance, un climat assez ethéré. Soudain les timbales interviennent, en rythme asymétrique, et c'est l'ombre de Stravinski et de son Sacre qui passe par là. Ravel n'est pas loin non plus avec quelques quartes parallèles furtivement distillées dans un environnement plus complexe. Chen impose une atmosphère légère et bucolique, enchanteresse. Nous sommes dans un beau jardin chinois finement aménagé. On peut entendre parfois des accents de mélodies populaires chinoises aux percussions, et l'harmonie pentatonique du thème irrigue toutes les couches instrumentales. Le traitement de l'orchestre, très coloré et raffiné, est de toute évidence un héritage de l'apprentissage auprès d'Olivier Messiaen. A un moment plus chargé, le langage penche vers l'esthétique dodécaphonique proche de Maderna ou Donatoni, mais ce moment débouche sur une note lumineuse. Cela occasionne le retour du thème principal aux violoncelles. Le thème est le même, mais c'est l'accompagnement qui change. De subtiles harmonies de percussions donnent une atmosphère post-impressionniste.
Les cordes seules font ressentir des relents de musique russe comme on en trouve dans La Pathétique de Tchaïkovski par exemple. S'ensuit un déferlement de timbales, où les cordes jouent en pizzicati, sur des rythmes en ostinati et des motifs courts répétés. Cette tension trouve son échappatoire dans une esquisse de rythme de valse détourné, qui nous transporte à Vienne. Avec la différence étrange, cependant, que cette valse est planante, contemplative, même dans les passages plus dansants. J'entends là une musique de l'éveil, une musique de la nature. Musique de méditation, peut-être à relier aux moines bouddhistes. Puis c'est le retour des timbales pesantes, sur un rythme haletant, presque scandé, proche là encore de Messiaen et de ses rythmes hindous. Une fois de plus, la tension se résout en de longs accords tenus, où l'harmonie devient une sorte de kaléidoscope spectral. C'est certainement le plus beau passage de la partition. Lentement, le thème au violon réapparaît dans les aigus, très sobrement. Deux violons chantent à tour de rôle ce thème en s'entrecroisant. La pièce se termine très calmement sur l'exctinction d'une note tenue au violon.

Voilà ce que j'ai pu noter au cours de cette écoute radiophonique d'Enchantements Oubliés de Qigang Chen ce matin. Je n'ai voulu faire ni un commentaire de l'oeuvre, ni une chronique musicale de type journalistique. J'ai juste voulu faire partager mon écoute et ma découverte en toute simplicité. Je peux constater que cette musique est fort plaisante à écouter, et je conseille vivement à tous ceux à qui la musique contemporaine fait peur, de se procurer du Qigang Chen. Bien loin des courants actuels les plus radicaux, difficiles d'accès, la musique de ce compositeur chinois suit le chemin d'une paix intérieure. C'est une longue méditation, un rêve, un effleurement.

Et une pierre de plus dans l'édifice chinois.