Fil narratif de médiation culturelle à partir de : Jeanne Vicerial, Avant de voir le jour, Musée du Vieux Nîmes – Léna Vandrey, Carré d’Art Nîmes – Tadashi Kawamata et Feda Wardak, Water Lines, Jardins de la Fontaine, Nîmes – Annabel Guérédrat, Ensargasse-moi, Abattoirs de Toulouse – Émilie Hache, De la génération. Enquête sur sa disparition et son remplacement par la production, Les Empêcheurs de penser en rond, 2024 – Tim Ingold, Correspondances. Accompagner le vivant, Actes Sud 2024 – (…) –
Plus l’habitude du décor urbain. Un petit café noir en terrasse du Café de l’Horloge, pour s’acclimater peu à peu au gré des conversations environnantes et que le souvenir de nombreux instants passés là, égrenés au long de plusieurs années, devant un Ricard, gazette étalée, en compagnie de son amour, viennent bourdonner autour de lui, en lui, et l’âme de son père se penche sur son épaule. Il est surpris d’apercevoir entre les tables, l’ancien patron, toujours affairé au ralenti, presque un revenant, un messager du passé, il échange quelques mots avec cet ancien fervent cycliste, ils parlent de cols cévenols comme de connaissances qu’ils auraient en commun (le Mercou, l‘Asclier, le Bantarde, le Salidès, l’Espinas…) Ému, il se dirige vers les lieux d’exposition habituels, empruntant les sentiers de « pratiquant culturel » non sans être tiraillé de doutes, « à quoi bon voir des choses nouvelles » ou « serais-je encore capable de voir, sentir, capter, retenir ? ». A chaque descente en ville, les mêmes doutes, pas simplement répétitifs, mais dénotant à chaque fois l’action d’un un déplacement irréversible, un décalage progressif, la marque d’un détachement qui s’opère en lui, quasiment à son insu, et le prend de court. Mais le besoin de se confronter à de nouvelles images, stimulant son activité d’interprétation du monde à travers l’expérience esthétique, est une sorte d’instinct vital, une « occupation » mentale compulsive, tantôt animale, tantôt végétative, qui lui procure l’illusion de participer à une certaine régénération de ce à quoi il tient et qui l’aide à tenir, échappant à « la captation du vivant par le capitalisme ».
Message d’une momie futuriste. Mailles et vitalité matrilinéaires.
Alors que le soleil vif inonde les places et ruelles, une chambre noire du musée du Vieux Nîmes l’absorbe, comme à l’écart, dérobée, dedans mais pas dedans, occupée par Jeanne Vicerial. Pas une pièce occultée, peinte en noir. Non, une chambre où s’engendrent les ténèbres, fluides enrubannées, lieu d’accouchement du sang d’encre. A la source. Sur un catafalque ruisselant de soie noire humide, nue, une silhouette féminine. Gisant hiératique. Sans âge. Enveloppée. Un cocon, une chrysalide. Pas une femme morte dans un linceul de cérémonie. Une forme en devenir, tapie, attendant son heure. Une silhouette venue de très loin, traversant à rebours les siècles devant nous, léthargique, mante religieuse et armure futuriste de Reine d’une autre planète. Un design entomologiste de sainte extraterrestre. Immobile mais pas inerte, abritant une imperceptible gestation infinie, millénaire. L’apercevant, au seuil de la chambre, dans les flots de noir, il s’arrête, hésite. Une pudeur étrange et une appréhension inattendue l’envahissent. Temps d’arrêt au bord d’une révélation bouleversante. Comme d’être sur le point de vivre des retrouvailles qui feraient basculer sa vie, d’entendre un conte qui conduirait à réinterpréter toute l’histoire dont il procède. Est-ce un mirage ? Est-ce de la cendre ? Il a d’abord l’impression que toucher cette forme la fera tomber en poussière. Mais non, elle est dense et respirante. Il approche tout de même. Le tissu s’ouvre, rituel, au poitrail, d’une corde tendue jusqu’au front. Dans le creux, un cœur-entrailles d’or, fourmillant. Un mécanisme magique qui attend de redémarrer, égrène le compte-à-rebours, attend son heure tapi dans cet organisme de fils à partir duquel se dévide le temps, sans jamais s’épuiser, sans jamais tarir ni entamer l’intégrité de la forme qui l’engendre. Une Parque allongée en son armure qui ne semble pas tissée, ni brodée, mais le cheminement textile, serré, d’un seul fil architectural progressant comme une écriture. Mailles d’un récit décalé, souterrain qui renvoie à l’époque féconde où « filer et tisser n’étaient pas considérés au sein du monde païen comme de simples tâches domestiques, mais comme des activités cosmiques pouvant modifier le temps à certaines périodes de l’année. » (p.156) Cela, il y a longtemps. Il y avait encore des sorcières. Par-delà leur implacable persécution – qui visait à inférioriser les femmes dans le cycle de la vie, au profit du « neutre masculin » -, cette momie matriarcale atteste de la possibilité de renouer avec leurs savoirs, mis en latence durant leur éradication systémique (au nom de la raison et de la science). Ce n’est pas simplement la momie décorative d’un règne oublié, d’une utopie enterrée, celle d’un hypothétique matriarcat. Mais une instance prête à revenir pour inverser le désastre patriarcal et qui irradie, dans cette chambre où ruissellent et se renouvellent les ténèbres, une étrange bienfaisance cosmologique même si son allure guerrière dit assez que rien ne va se passer facilement ou gentiment. « (…) ce ne sont ni les mères ni les femmes qui sont au centre des sociétés [matriarcales], c’est la génération, ou, plus exactement, la régénération, qu’il faut entendre ici dans un sens cosmologique, embrassant aussi bien la perpétuation des êtres humains que celle du clan, celle des relations avec les ancêtres comme les autres vivants avec lesquels on vit – ignames, riz, haricots, chèvres ou porcs -, comme encore celle des objets qui servent à fabriquer et maintenir toutes ces relations. » (p.20 ») La gisante hermétique enferme cette puissance relationnelle de la régénération, attendant d’être délivrée, à la manière d’une endormie, belle indéchiffrable. Lui, il aspire à ce cosmos comme régime mental plus clément pour vivre le chemin vers la mort. Alors, il se tient intimidé et enchanté, dans la pénombre hantée, au seuil d’un basculement, se revivant gosse à l’église, humant sous l’atmosphère de prière et d’encens, l’origine brouillonne et indomptable de la vitalité ancestrale, tout le refoulé sacré échappant au culte monothéiste, ou dans les chambres mortuaires arrosant de pleurs la dépouille des parents, pressentant dans les larmes la survivance, sous d’autres formes, de ce qu’il perdait, de celui ou celle glissant dans le néant, ébauchant une permanence générative, matricielle. Illusoire mais vitale.
Se défaire de l’illimitisme, carburant capitaliste
Lui qui redoute de plus en plus la musique des derniers souffles, il voudrait s’installer là, veiller, avide de tâter mentalement les pistes et les forces pour s’extraire de l’épopée masculine occidentale, enivrée de l’illimitisme décrété du vivant à soumettre et exploiter, illimitisme délirant, dont il n’a cessé de ressentir la violence au quotidien tout au long de sa vie, fuite en avant imposée à tous et toutes prenant la forme du gigantesque désir de jouissance capitaliste, qui asservit le monde depuis au moins les colonies, tout au long de l’épopée de la modernité écocidaire. Depuis que les « blancs » ont cru voir dans les régions tropicales et sauvages l’image du paradis et de ses richesses sans fin, n’appartenant à personne, surtout pas aux indigènes incultes, leur revenant de droit, de par leur lien privilégié avec le « vrai » Dieu ! « (…) Nous sommes encore et toujours engagés dans des pratiques de prédation et d’exploitation illimitées, et la perspective de l’épuisement de certaines « réserves » constitue moins la promesse d’un abandon des pratiques de « renouvellement colonial » des États-nations que celle de guerres acharnées pour les dernières gouttes. Autrement dit, ce n’est pas sur des limites matérielles que l’on peut compter pour arrêter et refermer ce désir de jouissance illimitée déclenché par la colonisation des Caraïbes et des Amériques. Cette surabondance potentiellement infinie semble avoir fait perdre la tête aux Européens, certains d’entre eux ayant cru y trouver la possibilité de réaliser le Royaume du Ciel sur la terre, alors qu’ils n’ont fait que déclencher l’immense cyclone colonial-climatique. Qu’est-ce qui pourrait y mettre fin ? » (p.236)
Arrêter le cyclone par l’écriture ?
C’est ça, rester là dans l’ombre, ruminer près de la momie galactique, « qu’est-ce qui peut mettre fin à cette folie, apaiser le cyclone colonial-climatique, quelles offrandes ? », certain de se trouver en un point interstitiel du sensible où des réponses peuvent germer, du moins un peu d’espoir. (C’est ce qu’il attend de ce qui transite à travers l’art). Puis ses pensées dérivent vers d’autres illuminations qui semblent sans rapport, à première vue, avec l’œuvre d’art toute proche, sous ses yeux. Pris par la nostalgie puissante du temps où il écrivait à la main, la nostalgie de toutes les heures passées assis, à son secrétaire, cahier ouvert, stylo entre les doigts, penché, grattant le papier, tissant « quelque chose », tout autant que « tissé » par ce quelque chose (c’est-à-dire y puisant des ingrédients de consistance, une preuve d’existence), avec l’impression d’être plongé via bout de la plume dans une « activité cosmique pouvant modifier le temps à certaines périodes de l’année » et ayant à voir avec les mécanismes de ce qui soigne le monde, l’aide à se régénérer. Nostalgie pour sa jeunesse où écrire signifiait penser, accoucher d’idées imprévues, qu’il ignorait être capable de formuler, des idées dont il était le corps transmetteur, mais surtout, qui entretenait une relation, à distance, avec des êtres aimés, en une correspondance presque mystique. « En posant la plume sur le papier, nos pensées volaient à la rencontre du destinataire, comme si nous étions avec eux dans la conversation. Nous écrivions comme nous parlions, avec sentiments et attention, non pas pour défendre une thèse mais pour poursuivre un raisonnement qui réponde, dans ses humeurs et ses motivations, à ce qui, supposions-nous, traversait l’esprit du correspondant. » (Ingold, p.16)
Il doit interrompre la dérive de ses pensées car, à force de s’éterniser dans la salle, les médiatrices et gardiens de musées deviennent nerveux, se rapprochent comme pour une manœuvre d’encerclement et d’expulsion ! Ca rompt le charme.
Contre l’invasion toxique, suivre la sorcière
Il repart dans les ruelles, flâneur tracassé d’un manque, un besoin de « continuer » ses barbotages cosmologiques et écoféministes, manière de décanter les flux et reflux de l’immense héritage de la raison occidentale, la prolifération sournoise des scories invisibles de millénaires patriarcaux, matière noire qui remonte de l’abysse mental qui s’ouvre en lui et phagocyte les réflexes, les automatismes, pollue la recherche d’un cap à atteindre dans sa vie, se défaire de tout ça peut occuper toute une vie, sans mode d’emploi, sans recette miracle, plutôt de l’ordre de l’exorcisme sans fin, approximatif, notamment grâce aux expériences sensibles face à certaines œuvres d’art, c’est tout son intérieur qui se vautre, se roule dans ces rejets invasifs de la grande éruption coloniale-patriarcale pourtant déjà si lointaine, toujours active, il roule là-dedans à la manière de l’artiste performeuse et sorcière Annabel Guérédrat exorcisant, sur les rivages brésiliens, l’invasion toxique des sargasses, algue dont la déferlante asphyxiante illustre l’impact dans les corps de la brutale destruction des écosystèmes par la violence extractiviste de l’Occident, raz-de-marée brutaliste. Elle s’y vautre nue, étreignant les sargasses, s’y intégrant, les faisant siennes, les transformant peu à peu en « autre chose », entre sa peau, l’eau, le sable, l’immanence de ses gestes, le passé, le futur, fusion charnelle attisant les sensibilités « décoloniales, afrofuturistes, écoféministes et écosexuelles ». (Une vidéo, « Ensargasse-moi » qui remonte en lui à cet instant précis, vue aux Abattoirs de Toulouse.)
Images de vie ramenées du Royaume des Morts
La tension est retombée, il fatigue, fléchit quand des bribes d’une variante de cette même cosmologie régénérative, pleines de fraîcheur, dans la salle où rayonnent les « paradis » et « anges » que Léna Vandrey a cherché à « rendre », le saisissent, le vivifient, le charment. Messagers d’autres horizons possibles. Vers quoi bifurquer. Tourner le dos à la catastrophe. Wouah, quelle fraîcheur de recevoir, d’accueillir en lui, une telle « donation » totale ! Un regain d’énergie, de vitamine, de croyance, d’espérance. Allez, son moral remonte au fur et à mesure qu’il pénètre cet univers d’une femme qui n’a cessé de tisser mots, images, sculptures, objets pour s’extraire de l’économie mortifère masculine, enrayer l’influence des idéologies toxiques. « Je suis née à l’un des pires moments que l’Histoire ait jamais connu/Lorsque le Diable régnait sur la Terre/C’était l’Allemagne fasciste/Je travaille beaucoup sur le problème de ma naissance/ Je l’appelle la naissance d’Eurydice/Parce que je suis née dans le Royaume des Morts… » A l’instant où il lit ces lignes, dans la salle du Carré d’Art à Nîmes, le projet d’une France fasciste recueille 40% des suffrages exprimés dans le Gard. Dans ce contexte déprimant, ces énigmatiques paysages illuminent les cimaises de façon encore plus poignante dans leur vive altérité, à mille lieux d’une idée de « lieu-racine-identitaire ». Visions fugitives des lisières, lieux de passages furtifs vers « autre chose ». Jamais un paysage reproduit, pris tel quel, « maîtrisé », enfermé dans sa toile, trophée du peintre, apogée de la pensée mimétique. Au contraire, de façon fantomatique, l’insaisissable du paysage, toujours lointain, toujours se dérobant à la randonneuse immergée dans ses chemins, toujours signal d’une étrangeté à explorer, rideau à traverser, où accepter de devenir autre, vif, électrique. Se perdre dans ces horizons fragiles. Il s’exalte aussi devant de petites peintures de « cellules », communauté d’amibes, nuages de taches, petits groupes qui tiennent ensemble dans le vide par un magnétisme invisible ou une arborescence anarchique, réticulaire, une vitalité de régénérescence matrilinéaire, sans hiérarchie, transversale et dotée d’une aura d’apparition surnaturelle, pourtant si proches. Des icônes anachiques qui ne cessent de maintenir le contact avec l’intérieur vivant de la matière, non formaté, turbulent, génératif, visions s’opposant frontalement à la domination d’une culture capitaliste ayant décrété la matière inerte.
L’écriture, piste d’envol, au milieu des choses
Et sous vitrine, les flux de son écriture, cursive, matricielle. Feuillets couverts, foisonnant. Un travail dense, sous-jacent, navette incroyable de la main, entre l’indicible et le dicible, l’informel et le formel, le pressenti et l’exprimé, l’obscur et la lumière, le cérébral et la chair, navette inlassable qui raconte, sous toutes ses formes, l’en-deçà d’Eurydice, sa naissance, ses cheminements. Récits, poésie, journal, témoignages qui tissent les innombrables fils de l’art ancien de soigner et régénérer le monde dans lequel on vit, antérieur à l’émergence du monothéisme captant le don féminin d’engendrement au profit de la providence divine, implantant ensuite la rationalité masculine de production au profit d’une économie de l’exploitation, de l’industrialisation du vivant. Écriture ténue, hérissée, fantasque, combattive, contre le « règne du Diable ». Là, muséifiée sous la vitre, et pourtant comme pétillante, l’écriture de Léna Vandrey restitue sa façon à elle de voler, en une vue panoramique du terrain mental des interdépendances qui la font vivre, tout en explicitant sa technique d’envol, pour échapper aux embûches, se transporter ailleurs, un vol troublant de voyages dans le temps, filant au long de contre-récits exploratoires, contre les ramifications fascistes florissantes. « Les scribes médiévaux établissaient souvent des parallèles entre leur écriture et le passage d’un voyageur sur le terrain, et entre la ligne de lettres tracées par la plume et le chemin tracé par les pieds. L’écriture aurait-elle été le moyen de violer pour le scribe, comme la marche pour le promeneur ? » (Ingold, 91) Penché, déchiffrant des bribes, il sent s’ouvrir à nouveau en lui d’autres façons d’approcher les choses. « Les lignes du marcheur, les lignes du marin, les lignes de l’écrivain, disons-le, sont toutes des lignes de vol, et ce qui les caractérise, ce n’est pas seulement qu’elles échappent aux déterminations de l’origine et de la cible. Elles ne vont pas d’un point A à un point B, mais passent par le milieu des choses. » (92) Le regard agrippé à la matière écrite, l’agir interprétatif aiguisé par les phrases et images de Tim Ingold, comme un vampire buvant le suc spirituel d’une dépouille, il aspire un regain de vitalité. Qu’il digère et savoure, un peu plus tard, un peu plus loin, aux Jardins de la Fontaine.
Kawamata au Parc, fontaine et machine poétique, économie de l’inaliénable et le soin du monde
Une sieste sur un banc, à l’ombre. Le fond du parc, en hauteur, luxuriance végétale de pins marins et palmiers agités, paysage mythologique masquant rocailles et grottes artificielles, un lieu magique, enchanté, hors du temps, régis encore par des divinités des deux sexes allongés au repos sur la pelouse, paradis où se sont réfugiés des souvenirs de temps heureux, insouciants, à désormais regarder uniquement de loin. Entre ses paupières entrouvertes, il lui semble connaître certaines silhouettes qui évoluent dans ce décor lointain du parc, des gens de sa vie, comme si le passé continuait à exister parallèlement. (Il revoir alors sur son bureau, une photo en noir et blanc de son enfance, la famille est au jardin autour de la table du goûter, il y a une invitée mystère, sa mère est en posture démonstrative, expressive, quelque chose dans la conversation a dû l’emballer, à l’arrière -plan les rochers du Néviau, de l’autre côté de la Meuse, semblent très proches ; il regarde ce petit théâtre toujours avec l’impression que la scène ne cesse d’être en train de se produire.) Abandon, somnolence, l’œil papillonnant sur les détails d’une vaste installation, précisément un immense « dessin » à même l’espace des jardins, un prodigieux accès métaphorique au « milieu des choses ». C’est ce qu’il est venu voir, attiré par un prospectus annonçant une intervention de Tadashi Kawamata, artiste qu’il « suit » depuis des décennies, avec chaque fois beaucoup d’émotion. Il est, cette fois, associé à un autre jeune artiste, Feda Wardak. Là, en plein milieu du jeu de quille, une construction architecturale, blanche, exhume les soubassements archéologiques de notre monde. Une « machine » poétique à extraire les structures cachées du monde. Piliers et arches d’un aqueduc onirique. De là, se greffe par le bricolage, le travail de la main, l’artisanat, la passion pour les travaux gratuits et la gratuité de l’art, une gouttière irrégulière, en cercle. Elle passe haut. Impossible de discerner ce qui y coule. Le circuit aérien et mystérieux d’un fluide. Aux deux extrémités, une cataracte, désorganisée par le vent, chute dans des pièces d’eau et dessine à la surface des bouillonnements primaires de voie lactée. D’où vient cette eau, où va-t-elle ? Aucune réponse. Il n’y a pas de point A et de point B, pas de courant allant d’un aval vers un amont. Une boucle à l’infini. Et c’est ce qui apaise et vivifie : il n’y a pas de réponse, pas d’explication mécanique. C’est la représentation d’un mystère. Le circuit de la vitalité du vivant, de ce qui génère et régénère le monde, distille la force de vivre, de regarder, sentir, interpréter, fabriquer le goût de vivre, n’est pas élucidé, ne doit pas l’être, échappe à tout utilitarisme. La sensation de beauté qui germe et se développe dans la contemplation de cette installation et qui, par ses formes, son implantation, son esthétique, donne l’impression d’échanger quelque chose de profond avec les Jardins, qui sans cela serait imperceptible, procure la jouissance d’un patrimoine très ancien qui échappe à toute logique de monnaie marchande, « façon de reconnaître l’existence de dettes impossibles à rembourser », selon l’anthropologue anarchiste David Graeber cité par Émilie Hache, dettes impossibles à rembourser à l’origine de notre relation au vivant, rôle central de « l’inaliénabilité des choses et des personnes », soit la primauté d’une économie non-marchande sur les principes d’une économie productiviste, de la rentabilité spéculative, de la calculabilité de tout le vivant. Prendre soin du monde relève d’une économie de l’inaliénable, du non-appropriable, du non réductible au fric : « Lorsqu’on vit dans un monde non créé une fois pour toutes par un dieu extérieur, on doit prendre soin de le renouveller et chaque activité, chaque membre y participent. Sans ce flux permanent régénérateur et sa logique d’alimentation incessante, le monde s’arrête. Les relations qui constituent ce dernier doivent être « alimentées » par la (re)génération constante de nouvelles ressources, de nouveaux mariages, de nouvelles cérémonies mortuaires, et l’on comprend ici que faire des enfants n’est qu’une des façons de perpétuer le monde et ne suffit pas à elle seule. Il s’agit de régénération parce qu’il est question de choses inaliénables, c’est-à-dire qui ne peuvent pas être cédées : l’identité matrilinéaire du clan, les ressources de subsistance, les liens qui nous constituent, les ancêtres, etc. » (p.212) Dans cette économie de l’inaliénable, forme du religieux, il a toujours inscrit l’enchevêtrement d’expériences sensibles rendues possibles par certaines formes artistiques, en certains lieux, selon certaines démarches…
Épouser une ligne faite de boucles ininterrompues
Plus tard, revenu dans son hameau, il a repris le vélo, jusque Lasalle, arrêt à l’épicerie bio et son choix étonnant de vins nature, demandé qu’on lui livre quelques cartons, puis, après avoir mastiqué une couque au raisin, lentement, la formidable montée vers Colognac, qu’il ne sait même plus comment il pédale tout ça, sans souffrir, en apesanteur, au ralenti, sans pour autant pédaler carré, mais léger, comme aidé par la route, la forêt, les coteaux, les arbres, les rapaces. Il a trop envie de se retrouver attablé au bistrot de village Colognac, petites tables bleues sous la treille, ça l’aimante, comme de retrouver le temps de ses longues virées cyclistes où il aimait s’attabler dans un café rural, loin de tout, pour boire et se sustenter, certes, mais surtout pour sortir une feuille ou une carte postale, un stylo, et écrire, en pensant à un ami, une amie, son amoureuse, raconter où il se trouve, ce qu’il voit, entend, sent, saisir ce qui s’est cristallisé lors des heures solitaires de pédalage, mettre sous enveloppe, timbrer, expédier. C’était si réconfortant, où qu’il soit, toujours ancré. C’est si lointain. Être à une table du café de village à Colognac. Ca le taraude. Le cerveau, le cœur et la main le démangent, faut qu’il atteigne ce havre – où jadis il s’est souvent poser pour rédiger des impressions de promeneur, s’imaginer vivre là. Il se rend compte que tout au long des lacets, les phrases de Tim Ingold, tellement à contre-courant de la technosphère, n’ont cessé de serpenter en lui, le propulser, le hanter comme un appel vers un chemin de traverse salutaire et tracé pour lui, une échappée apaisante, la « dernière chance » de quelque chose, d’un engagement qu’il aurait pris antérieurement, il y a longtemps, qu’il aurait délaissé, perdu de vue. Pourquoi ces phrases, surtout, parviennent, à le remettre en mouvement ? Parce ce que lui manque, rétrospectivement, comme si le poids d’une perte accumulée insensiblement au fil des ans se révélait tout d’un coup, plus que l’acte d’écrire, tout ce qui, à travers l’écriture à la main, émerge, se « matérialise », se partage de soi vers l’autre, de l’autre vers soi, que ne contient pas les mots, les phrases, qui s’ajoute au sens de ce qui est écrit, et est peut-être le plus vital, le plus important à extérioriser pour soigner la vitalité, la sienne et pour autant qu’elle ne peut exister sans être tissée à celle d’autres vivants, proches et lointains, celle de tous les autres vivants : « (…) lorsque nous rédigeons une lettre, ce n’est pas uniquement le choix des mots qui importe : c’est également la manière de les écrire. Les mots écrits à la main, en caractères cursifs, traduisent des sentiments jusque dans la gravité et l’inflexion de la ligne faite de boucles ininterrompues. C’est là bien plus que ce que les mots peuvent exprimer, et pourtant ils l’expriment, non par les significations que nous leur attribuons, mais par la puissance expressive de la ligne elle-même. Vous me connaissez et savez ce que je ressens par mon écriture aussi bien que par le son de ma voix. Chacun a sa manière de faire. » (p.17)
Sur un bout de table, face aux correspondances
L’époque de ses correspondances épistolaires acharnées, compulsives, ses plus belles années ? N’est-ce que nostalgie ? Ou le constat, soudain, qu’en renonçant à cette discipline de la lettre à la main, sans s’en rendre compte, se pliant au courant du progrès et du numérique, il a renoncé à un régime d’attention et de soin, a été éjecté de ce régime d’attention et de soin !? « Quelque chose du soin et de la spontanéité de l’écriture des lettres a été perdu. Ou, pour être plus précis, de la spontanéité de la communication, puisque celle-ci s’évanouit dans l’instant, est devenue négligente, dépouillée de l’attention et du soin que sollicite la construction des lignes sur la page, ainsi que de la patience qu’implique l’attente, le temps que la lettre atteigne son destinataire et que sa réponse nous parvienne. Réciproquement, l’attention a perdu beaucoup de sa spontanéité : elle semble plus calculée et donc moins personnelle, moins imprégnée de sentiments. Elle est devenue un service à fournir plutôt qu’une reconnaissance de ce que nous devons aux autres pour notre propre existence en tant qu’êtres au sein du monde. » (p.18) Il y est, heureux, petite table bleue. Il s’est trouvé ici tant de fois. Malgré le dernier raidillon, finalement, il se trouve peu essoufflé. Bon, comment s’y (re)mettre ? Il a un stylo bille, il retourne un carton de bière, s’invite à rédiger une amorce, une idée. Il ne sait plus écrire. Trop d’années au clavier. Les doigts échouent à diriger l’instrument. A peine des traits brouillés, illisibles. Une rééducation est indispensable ! Puis, au fond, écrire à qui, il n’est plus en correspondance de devenir avec qui que ce soit, comme du temps où la vie devant soi procure une profusion de choses à partager, à projeter, mais justement, ne serait-il pas temps d’initialiser les correspondances des derniers temps ? Inscrire le déclin dans une polyphonie de ce qui régénère le monde ? Histoire de mieux le vivre ou de noyer le poisson !? Ou pratiquer la bouteille à la mer ?
Pierre Hemptinne