Qui t’aime ainsi d’Edith Bruck

Par Etcetera
Couverture chez Points

Comme Ana-Cristina du blog « Autour d’un livre » m’avait conseillé de lire l’écrivaine italienne d’origine hongroise Edith Bruck, j’ai lu « Qui t’aime ainsi« . Je découvrais donc cette écrivaine pour la première fois.

A l’origine, j’avais planifié cet article dans le cadre des « Lectures autour de l’Holocauste » mais, comme Patrice et Eva n’ont pas poursuivi ce rendez-vous annuel, je vous le propose aujourd’hui, à la date du 22 juillet 2024, c’est-à-dire quatre-vingts ans jour pour jour après la libération du camp de concentration de Majdanek par les soviétiques (premier camp à être libéré), début de la fin des camps de la mort nazis.
(Source historique : Wikipédia)

Note Pratique sur le livre

Genre : Autobiographie
Editeur : Points récit
Première date de publication : 1959 (en italien), 1999 (en français)
Traduit de l’italien par Patricia Amardeil
Nombre de Pages : 136

Note biographique sur Edith Bruck

D’origine hongroise, Edith Bruck est née en 1931. Son œuvre narrative, autobiographique et poétique, devenue incontournable, est traversée par l’expérience de la Shoah. Accueilli comme un chef d’œuvre et primé en Italie, Le Pain Perdu est disponible aux éditions du Sous-sol.

Quatrième de Couverture

Edith Bruck a treize ans lorsqu’elle est déportée à Auschwitz au printemps 1944. Elle survit à l’horreur des camps. Livrée à elle-même, la jeune femme expérimente l’errance des survivants car la fin de la guerre n’apporte en aucun cas la restitution du monde d’avant. Pour Edith Bruck, la solution s’impose : la quête de soi passera par l’écriture, fougueuse et vitale. Un récit d’une rare intensité considéré comme une œuvre de combat, plus que jamais nécessaire.

Mon Avis

J’avais lu l’année dernière « Si c’est un homme » de Primo Levi et j’ai retrouvé dans « Qui t’aime ainsi » des descriptions très similaires des camps d’extermination, des exactions nazies, des horreurs qu’ils commettaient quotidiennement. Mais Edith Bruck reste davantage dans le récit des faits bruts, sans chercher de signification ou d’interprétation, tandis que Primo Levi dégageait de l’expérience des camps des réflexions philosophiques, psychologiques, sociales. Cela est sans doute dû au très jeune âge d’Edith Bruck dans ces années de déportation, treize-quatorze ans, à peine une adolescente, tandis que Primo Levi était déjà adulte. On peut penser aussi qu’Edith Bruck veut éviter les interprétations trop personnelles et qu’elle compte sans doute sur la sensibilité du lecteur pour comprendre ce qu’elle ne dit pas explicitement. On peut penser aussi qu’elle avait été tellement éprouvée et traumatisée par ces années de violence que l’expression de ses sentiments ou de ses émotions devenait particulièrement difficile.
Ce qui m’a le plus étonnée et bouleversée dans « Qui t’aime ainsi » c’est l’incompréhension qui a entouré les rescapés des camps après leur libération, non seulement on n’a pas cherché à les aider mais ils ont souvent été en butte aux reproches de leur entourage, aux brimades et maltraitances diverses, sans compassion ni respect pour ce qu’ils avaient traversé durant des années dans les camps, sans égard pour les séquelles qu’ils en avaient gardées.
Il est particulièrement intéressant qu’Edith Bruck ait choisi, dans ce récit, de nous raconter les vingt premières années de sa vie et non pas seulement sa déportation, car elle nous montre ainsi la montée de l’antisémitisme et de l’hitlérisme en Hongrie pendant ses années d’enfance et les brimades toujours plus dures et plus fréquentes à l’égard des Juifs, signes avant-coureurs de la Shoah qui se préparait. Elle nous montre aussi que même après avoir été libérée de Bergen-Belsen par les Américains en 1945, elle a dû faire face à un monde qui ne la comprenait pas, à un antisémitisme toujours présent en Europe, en même temps qu’elle devait lutter pour sa survie matérielle au jour le jour, gagner péniblement sa vie, tout en souffrant encore de nombreux traumatismes psychologiques, de cauchemars, de souvenirs récurrents.
Errant de pays en pays, elle pense finalement pouvoir être heureuse en s’installant en Israël, mais elle ne parvient pas à trouver en elle-même l’énergie, l’optimisme et le tempérament combattif que les Israéliens demandent à leur jeunesse dans ces années-là.
Du point de vue affectif et amoureux, on a également l’impression qu’elle est dans l’errance, l’instabilité, l’impulsivité, la violence, la douleur.
Un livre très dur, d’une grande noirceur, mais d’où ressort l’extraordinaire courage et force de caractère de l’écrivaine, sans aucun doute une personnalité hors du commun, qui suscite la sympathie, l’émotion et l’admiration.

Un Extrait page 77

Deux semaines passèrent, puis, Eliz et moi avons décidé de rejoindre notre village. Nous avons pris nos baluchons et nous sommes parties. Le cœur me battait en parcourant ces routes si familières. En arrivant à la maison, nous n’y avons trouvé qu’une armoire et deux coussins couverts de merde. Les murs étaient barbouillés d’inscriptions contre les Juifs. Nous avons essayé de nettoyer, mais ce n’était plus notre maison d’autrefois. Nous avons aussi essayé de revoir les anciens amis. Beaucoup nous invitèrent à manger, mais ils n’arrivaient pas à croire à ce que nous racontions et pensaient que nous étions folles. Ceux qui avaient d’abord été fascistes, étaient maintenant devenus policiers, ils avaient changé d’uniforme, mais c’étaient toujours eux qui commandaient. Ils niaient avoir commis des atrocités contre nous, ou bien disaient qu’ils avaient été obligés de le faire et que nous pouvions redevenir amis comme par le passé. Mais moi, je n’avais rien oublié, je ne le pouvais pas et ne le voulais pas. Eux non plus n’avaient pas changé. Les gens parlaient de politique et détestaient les Russes, sans que je sache bien pourquoi. Mon village avait changé, il y avait l’électricité, le cinéma et la maison de la culture. Mais les paysans ne comprenaient pas grand-chose, ni au passé ni au présent. (…)