Un silence

Par Vance @Great_Wenceslas

RÉSUMÉ : Silencieuse depuis 25 ans, Astrid la femme d'un célèbre avocat voit son équilibre familial s'effondrer lorsque ses enfants se mettent en quête de justice.

En 2008, une affaire juridique secouait la tranquille Belgique : l'avocat Victor Hissel, qui s'était rendu célèbre outre-Quiévrain pour la manière dont il avait, durant deux ans, pris la défense des familles des victimes de Marc Dutroux, avant de se retirer victime de pressions, se retrouva cette fois accusé de détention d'images à caractère pédo-pornographique. Scandale dans le pays, d'autant que maître Hissel ne niait pas mais usait habilement de toute sa science du droit pour tenter d'éviter une condamnation. Sauf que son fils, dans un accès de démence, tenta alors de l'assassiner, affirmant qu'il était écœuré par le comportement de son père. Si ce dernier a fini par être reconnu responsable, et donc coupable (malgré la longue litanie de recours qu'il a lancés), son fils fut acquitté.

C'est ce drame sordide qui a attiré l'attention de Joachim Lafosse (comme il le raconte dans l'entretien de 30 minutes contenu dans le DVD Blaq Out en vente depuis le 21 mai 2024), cependant il a voulu se concentrer sur un troisième élément trop souvent éludé, qui lui semblait potentiellement plus riche dans l'optique d'un long-métrage : la femme de l'avocat. Le réalisateur des Intranquilles y voyait un personnage en droite ligne de ceux qu'il aime dépeindre dans ses histoires de couples en crise. S'attachant de nombreux collaborateurs, il a dès lors échafaudé un script la plaçant comme le véritable pivot de cette tragédie : une femme digne, aimant sa famille, dévouée à son mari - mais dont on finit par s'apercevoir qu'elle se voile la face depuis trop longtemps. Le film va dès lors s'attacher à montrer comment, alors qu'elle a si longtemps permis à son couple de vivre heureux, malgré les horreurs auxquelles son mari a dû être confronté lorsqu'il travaillait sur un cas similaire à celui de Marc Dutroux (défendant bec et ongles les familles de deux jeunes victimes), Astrid finit par céder la place à une réalité longtemps enfouie, sans doute niée, sommée par d'autres de prendre parti.

Et Lafosse de suivre Astrid, avec une caméra qui se colle à son ombre et qu'il se refuse à couper, la laissant ainsi produire de nombreux plans-séquences parfois muets calés sur le visage de cette femme campée par une Emmanuelle Devos troublante. L'ouverture, entièrement filmée dans la voiture de cette femme qui se rend au commissariat, appellera d'autres moments similaires, au point que de nombreux spectateurs se soient sentis agacés par cette surabondance de scènes étouffantes sans rythme ni musique, qui contribuent à entretenir une atmosphère lourde et malsaine.

L'introduction s'achève sur une révélation, qui finit par bouleverser Astrid : son fils risque la réclusion pour tentative d'assassinat. Que s'est-il passé ? Retour en arrière et nous voilà dans le quotidien d'Astrid, tiraillée entre un garçon indolent régulièrement renvoyé des établissements qu'il fréquente et un mari plongé jusqu'au cou dans une affaire de pédophilie qui le ronge. Une affaire qui secoue l'opinion, au point que les médias campent devant le demeure cossue de l'avocat, jour et nuit, espérant une annonce, un détail scabreux, quelque chose qui alimenterait leurs chroniques avides de sensations. Astrid a appris à vivre avec cette pression permanente, et l'on constate que son mari (interprété par un Daniel Auteuil impavide) est devenu expert dans la relation publique, ferme quant à leur intimité mais ne s'emportant jamais devant l'omniprésence des journalistes, et distillant les renseignements avec un savoir-faire équivoque. Pourtant, une fois à l'abri dans sa demeure, il laisse régulièrement sa carapace se fissurer et avoue à ses proches que, s'il tient, s'il a tenu tout ce temps, c'est grâce à eux. On comprend que le cas qu'il a à gérer le mine, et que chacune de ses interventions télévisées est scrutée par une horde d'experts.

Toutefois, ce n'est pas le dossier qu'il défend qui finira par lui porter atteinte, mais au sein même de sa famille, un lourd secret qui finit par remonter à la surface : la police, avertie, est aux aguets et Astrid se retrouve à tenter d'abord de nier l'évidence, de calmer les impatiences. L'on finit alors par comprendre : François, son mari, s'est rendu coupable de quelque chose de très grave dans le passé, quelque chose qui le hante, qui a torturé psychologiquement des membres de sa famille, quelque chose qu'il affirme avoir laissé derrière lui, qu'Astrid certifie ne plus en tenir compte, mais qui leur explosera à la figure comme une vérité trop longtemps tue.

Le film fait ainsi défiler de longues séquences parfois contemplatives qui mettent en valeur les qualités indiscutables des comédiens et fait rejaillir les doutes, les peurs et les vieux remords. Les non-dits tapissent la première heure, contraignant le spectateur à échafauder nombre d'hypothèses plus sordides les unes que les autres. L'horreur est bien là, et on n'ose pas encore la pointer du doigt, tout en plaignant la pauvre Astrid qui s'évertue à tenir le rôle de la femme aimante et de la mère courage. La tension grandissante est soigneusement maîtrisée jusqu'à un finale qui interloque par sa brutalité, son côté plus sombre encore, et le jeu artificiel de Matthieu Galoux ( Raphaël, le fils). Une conclusion en porte-à-faux conduisant à un verdict qu'on ne verra pas, ni n'entendra. L'essentiel, selon Joachim Lafosse, doit être ailleurs, sans doute dans le regard lourd de sens d'Astrid.

Par sa mise en scène solennelle, son choix de montage ou sa musique quasi-inexistante, le film divisera, et peut-être en perdra-t-il en chemin. Néanmoins, le fait divers sur lequel il repose existe bien, et méritait à coup sûr d'être porté à l'écran.