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Cannes / 3 : l’art de la coproduction

Publié le 09 juillet 2024 par Africultures @africultures

Nous l’avons constaté dans notre article sur les films africains du festival, la plupart sont des coproductions nord-sud. Le Pavillon Afriques du marché du film a organisé le 20 mai 2024 une « journée de la coproduction » avec trois tables-rondes et des communications. Le thème avait déjà été abordé dans les tables-rondes du Pavillon des cinémas du monde, mais il est ici approfondi.

Défis de la coproduction

Modérée par Nadia Meflah, la première table-ronde porte sur les spécificités africaines dans la coproduction et les défis actuels en termes de dépendance.

Le producteur basé en France Sébastien Onomo fait la différence entre la coproduction financière qui s’appuie sur des fonds occidentaux pour soutenir des entreprises basées en Afrique et la coproduction internationale plus traditionnelle où des pays ayant des écosystèmes affirmés (CNC local, fond d’aide local) s’unissent pour réunir les fonds nécessaires. Il note que de nouvelles collaborations se profilent comme avec la Corée ou le Brésil.

Omar Sall, producteur basé à Dakar, appelle de ses vœux des sociétés de production fortes en Afrique. « Il faut réinventer l’approche de la coproduction« , dit-il, prenant l’exemple de Félicité où il ne pouvait apporter que 20 % du budget : « en plus de coproductions sud-sud nous permettant d’apporter suffisamment d’argent pour sécuriser les droits en Afrique, nous voulons une coopération digne« . Il faudrait dès lors que l’Union européenne continue de jouer son rôle dans le financement sans le jeu de bonus actuel et que l’Organisation internationale de la Francophonie « s’assume » : « que les fonds attribués s’ajoutent à nos revenus dans nos pays« . Prenant l’exemple de sa dernière production d’un long métrage où l’Afrique est majoritaire, il indique avoir « toutes les difficultés du monde » à le financer. Il faut aussi faire des compromis avec les télévisions car elles sont nécessaires, mais « cela devrait être minoritaire de leur côté, pas de notre côté« .

de gauche à droite : Sébastien Onomo, Houda El Amri, Omar Sall et Nadia Neflah

Effectivement, l’apport des télévisions est un complément, indique Houda El Amri, responsable des programmes de Canal+ Afrique : « Canal+ n’a pas de retour sur investissement en dehors de la diffusion sur ses antennes« . En 2023, Canal+ a participé à 23 films. Il faut un binôme réalisateur – producteur qui tient, « on insiste beaucoup là-dessus« . Un film coûte entre 500 000 et 2 millions d’euros. Le producteur cherche les fonds et il importe de se rassembler, par exemple avec TV5 Monde. Malgré la complexité, « la difficulté n’est cependant pas d’aller chercher les fonds mais de trouver de bons projets« , ajoute-t-elle. Et la question qui se pose est de « garder nos récits authentiques » en dépit des influences des laboratoires d’écriture et de l’internationalisation de la production. « On garde ce qu’on appelle les films prestiges pour les festivals de catégorie A mais on garde les films grand public pour diversifier : ce qui marche en Afrique, ce sont les films d’horreur, les thrillers et les romances« .

« Il faut des entreprises solides, installées, identifiées, qui rassurent les partenaires« , réagit Sébastien Onomo, mais aussi « des écosystèmes qui permettent d’aller chercher des fonds sur les territoires et des projets qui peuvent réunir des partenaires à l’international« . Dans la spécificité que peuvent porter les projets, « il faut une universalité qui touche tout le monde« . « Le cinéma africain fait partie du cinéma mondial« , confirme Houda El Amri. « Un scénariste européen va forcément amener une touche de sa culture pour rendre la chose accessible à son propre public, mais il faut savoir quel cap on veut garder au niveau du public : c’est au binôme réalisateur-producteur de préserver son projet« . Tout se négocie : « on ne peut pas empêcher les jeunes de vouloir faire progresser leur société« . A cet égard, les fonds étatiques sont essentiels : « cela rassure les partenaires« .

Omar Sall demande une « vraie place » dans la coproduction, « ce qui donne la force nécessaire« . Il faudrait des mécanismes de coproduction interafricains mais tous les pays n’ont pas de fonds structurés. Le défi reste de porter de nouveaux talents, mais, sous forme d’avance remboursable sur recettes, « le fonctionnement de nos fonds ne soutient pas le cinéma d’auteur » vu que ce type de films ne génèrent les recettes nécessaires pour rembourser les fonds attribués. La balle est dans la main des autorités, sachant que la situation évolue : 70 salles autrefois, puis plus rien, mais 17 aujourd’hui. Les solutions existent, qu’Omar Sall énumère : des quotas dans la distribution, y compris pour les séries, une réelle billetterie pour la remontée des fonds et une négociation avec les plateformes comme l’a fait l’Europe pour qu’elles participent au financement du cinéma.

Politiques de soutien

Modérée par Alain Modiot, une table-ronde était intitulée : « pas de coproduction sans politique publique de soutien à la coproduction ».

Pour Alain Modiot, diffuseur avec DIFFA de films africains en Afrique, les principaux freins seraient les Africains eux-mêmes en raison de leur « faible culture de la coproduction« . Loïc Wong, anciennement attaché audiovisuel notamment en Côté d’Ivoire et directeur du cinéma à l’Institut français puis directeur des affaires européennes et internationales au CNC, rebondit en disant qu’il ne lui semble pas que les coproductions soient conditionnées par des politiques publiques de soutien qui sont de toute façon absentes dans de nombreux pays, y compris les Etats-Unis et le Royaume-Uni. En revanche, dans une économie de « cinéma ambitieux » (pour ne pas utiliser l’expression « cinéma d’auteur« ), le soutien public est très important, dans de multiples modalités. Le CNC en fait un objectif de développement, pour renforcer la centralité de la France en matière de cinéma mais aussi pour leur retombées économiques. Les traités étatiques de coproduction permettent au film d’avoir une double nationalité lui permettant de profiter d’aides nationales dans les deux pays. Ils sont complétés par des fonds multilatéraux (Fonds pour la jeune création francophone, Eurimages, etc) et bilatéraux (avec le Québec). L’organisation de rencontres lors des événements cinématographiques sert aussi à soutenir la coproduction. La coproduction est « une pente naturelle » pour des activités internationales étatiques, sachant que « il nous faut penser davantage au public avec le développement du marché pour de plus grands revenus aux professionnels » : la faiblesse du marché, et notamment des salles, reste le principal obstacle. « On y prête pas assez attention« .

De gauche à droite : Alain Modiot, , Noël Vagbanân Lamah, Loïc Wong, Lison Diomandé et Julie Blondin

Lison Diomandé, directrice de l’Office national du cinéma de Côte d’Ivoire (ONAC-CI), précise que les textes sur la politique cinématographique datent de 2008 et le Fonds de soutien de 2011. L’UEMOA soutient la tenue du festival Clap Ivoire qui réunit annuellement ses huit pays, avec une rencontre des directeurs de la cinématographie. Textes et fonds ont suivit. Avoir 40 % de son budget permet d’aborder une coproduction. Les accords avec le CNC ont été peaufinés en 2017. Des formations de professionnalisation les accompagnent pour que les producteurs inspirent confiance.

Producteur-réalisateur et directeur du cinéma guinéen, Noël Vagbanân Lamah indique que le plan stratégique de cinq ans de développement du cinéma en Guinée a été validé en décembre 2023 : il détaille les potentialités en termes d’emploi et les perspectives financières. Il manque cependant une loi réglementant les métiers du cinéma. Une proposition est faite à l’Assemblée, qui comporte un fonds d’aide qui serait cofinancé par les plateformes, et prévoirait un pourcentage dédié à la coproduction.

Julie Blondin, de Téléfilm Canada, signale que les coproductions bipartites avec l’Afrique sont rares alors que les tripartites avec la France sont plus nombreuses. Le Canada étant un pays d’immigration, les diasporas peuvent profiter des fonds de Téléfilm Canada (140 millions de Can$ de budget), d’autant que l’utilisation du français ou de l’anglais ne sont plus obligatoires.

Alain Modiot insiste sur l’importance des chaînes de télévision alors que les salles sont encore peu nombreuses et concentrées dans les capitales. Elles ont cependant peu de fonds. Le succès commercial des séries est aléatoire mais parfois impressionnant, sans que ce soit des projets aidés ou des coproductions. Loïc Wong ne pense pas que les plateformes offrent des revenus suffisants, mais signale que la chaîne youtube Africashow, gérée par une personne qui met en ligne des films anciens, a 900 000 abonnés, 472 millions de vues depuis 2012. Il paye des troupes de théâtre locales guinéennes pour mettre leur spectacle sur son youtube. On voit qu’il est possible de monétiser des contenus, même un court métrage.

Interrogé par mes soins sur la formation des journalistes pour faire des sorties de films un événement, Loïc Wong abonde sur l’importance d’une presse culturelle pour la construction d’un marché plus vertueux : « on en manque énormément« , sachant que dans le monde entier, les médias sont en difficulté. Il reste cependant très difficile de faire financer les formations de journalistes par les institutions.

Pas de coproduction sans coproducteurs

Egalement modérée par Alain Modiot, la table-ronde Pas de coproduction sans coproducteurs cherchait à définir ce qu’est un bon coproducteur…

Pour Alain Modiot, être coproducteur est une pratique professionnelle, une expérience, un savoir. Pour Axel Guiyot, producteur de Les Trois lascars et Marabout Chéri, la coproduction a commencé il y a dix ans avec le programme ACP de l’Union européenne, qui se poursuit aujourd’hui. Il faut un producteur du nord et deux du sud de deux régions différentes, si bien qu’on trouve un partenaire qui ne fait pas grand chose ! Chaque coproducteur va chercher de l’argent dans son pays mais « il faut trouver les bonnes personnes« , souvent des producteurs qui ont appris à travailler entre eux et qui peuvent se faire confiance vu les entourloupes que chacun a vécu avec des producteurs qui ne consacrent pas tous les fonds au projet.

« Les histoires africaines voyagent« , indique Francis Nebot, coproducteur avec le Nigeria (Juju Stories, Mami Wata) : il travaille ainsi avec Axel Guiyot pour adapter Les Trois lascars au Nigeria. Une bonne coproduction porte selon lui sur la recherche de talents et les finances, mais aussi et surtout sur le respect mutuel.

Aaron Padacke, producteur au Tchad et directeur des programmes à la télévision nationale, insiste sur l’importance du développement de l’idée du film, d’où la création d’un laboratoire, les ateliers de Toumaye. En Afrique centrale, il est difficile de convaincre les chefs de gouvernement de la capacité du cinéma de créer de la richesse. Son long métrage a été coproduit par huit pays.

La productrice indépendante originaire des Seychelles Diana Zollicoffer rappelle la méconnaissance de l’Afrique aux Etats-Unis où l’on ne fait pas bien la différence entre les cultures et les décors. L’enjeu de la coproduction est dès lors de trouver les bons partenaires en fonction des besoins du film. Elle se situe dans la diaspora et cherche à établir des ponts avec les Etats-Unis.

« L’argent est au nord et le deal avec les chaînes est à Paris« , remarque Axel Guiyot. Francis Nebot s’oriente selon le scénario et cherche à entrer dans l’univers du cinéaste pour entrer en synergie avant de chercher les fonds. Au Nigeria, les gens cherchent d’ailleurs de l’argent auprès de leur famille et de leurs amis.

Une coproduction internationale est effectivement souvent davantage une prise de risque du fait de la quasi-absence de fonds publics dans l’espace anglo-saxon, ajoute Axel Guiyot. Si les choses se compliquent quand on veut coproduire entre francophones et anglophones, c’est que « les anglophones font exactement le contraire des francophones ! » L’esprit est différent, la différence de langue joue aussi. Il faut comprendre comment fonctionne l’autre. De plus, les environnements évoluent : les salles de cinéma anglophones sont concurrencées par les plateformes que privilégient maintenant les cinéastes. Au niveau des séries, c’est pratiquement impossible, confirme Alain Modiot qui ajoute que l’achat de Multichoice par Canal+ va changer la donne, du fait de l’accès à la totalité du continent.

Afric’Art

A l’initiative de Binetou Faye qui l’a présenté au Pavillon Afriques, Afric’Art propose des bourses d’étude en Master et Licence (Afric’Art Éduc),des formations en administration de production cinéma pour femmes sénégalaises en liaison avec Cinébanlieues (Afric’Art Opportunity) et des résidences de développement pour des projets grand public afin d’augmenter la présence des films africains en salles (Afric’Art Factory).

La découvrabilité, nouvelle bataille de la diversité culturelle

L’OIF (88 Etats) combat pour la diversité culturelle dans la perspective de la convention 2005 de l’Unesco qui proclame que la culture n’est pas seulement une marchandise, en appelle à des politiques culturelles et à préserver la souveraineté des Etats. A son initiative, une conférence de Guillaume Prieur (SACD) modérée par Enrico Ciesa tentait de préciser le concept de découvrabilité, où l’on décèle le mot « découvrir ».

Alors que le numérique a fait voler en éclats l’écosystème de l’offre culturelle, les plateformes ont pris le dessus et les revenus générés sont ballotés au gré de l’optimisation fiscale. Ce concept a émergé en 2020 lors d’une commission franco-québécoise. Il recouvre la disponibilité d’un contenu en ligne et la possibilité de la découvrir si on ne la cherche pas. C’est donc un processus de rencontre entre un contenu et le public dans l’environnement numérique. Il englobe :

  1. un contenu culturel facilement repérable en ligne ;
  2. le fait de tomber possiblement dessus même si on ne le cherche ou ne le connaît pas ;
  3. la recommandation de ce contenu lié à sa mise en valeur.

Guillaume Prieur (SACD) et Enrico Ciesa

Derrière ce concept, quatre enjeux forts :

  1. un enjeu citoyen : les plateformes ne publient pas leurs algorithmes de recherche ou de proposition, ce qui rend difficile l’objectif de diversité culturelle ou linguistique. Ce n’est pas ce qu’on a consommé qui devrait nous guider mais des recommandations éditoriales, comme celles de la presse ou que produit mensuellement TV5 Monde.
  2. un enjeu de renforcement des capacités des professionnels de ma culture. Les œuvres devraient être identifiables sur les plateformes pour permettre leur traçabilité et donc la remontée des droits d’auteur et un meilleur référencement.
  3. un enjeu de rééquilibrage culturel et industriel : les quelques plateformes (Netflix, Amazon, Disney+, etc.) groupent 80 % du temps de visionnage. Elles doivent financer la création et ne pas empêcher l’émergence d’opérateurs nationaux.
  4. un enjeu politique de régulation : l’équité dans le partage de la valeur est un enjeu de souveraineté culturelle. La directive européenne de 2019 a forcé les plateformes à investir dans la création en Europe. Les CNC du Sud doivent de même jouer leur rôle à cet égard.

On le voit, la problématique de la découvrabilité est comparable à celle de l’intelligence artificielle. Il en va du financement de la création autant que de sa diversité. Comme pour les coproductions, l’enjeu est un rééquilibrage nord-sud pour tenir tête aux rouleaux compresseurs du numérique afin que des initiatives rémunératrices puissent émerger et s’affirmer au Sud. Cela dépend entièrement des politiques culturelles et du pouvoir de régulation et de réglementation des Etats. Face aux logiques capitalistiques et mercantiles, la culture ne peut résister sans l’appui de la puissance publique, et donc la définition de ses actions qui doivent s’élaborer en dialogue avec les professionnels. Décidément, tout est politique…

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