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Cannes / 2 : nouvelles approches économiques ?

Publié le 04 juillet 2024 par Africultures @africultures

Le 17 mai 2024, deux tables-rondes ont réuni essentiellement des producteurs au Pavillon des cinémas du monde (Institut français / OIF) sur les mutations actuelles des écosystèmes et les nouveaux récits. Une dominante était la recherche de nouveaux modèles économiques pour développer l’industrie du cinéma en Afrique. Mais derrière les initiatives valeureuses de collaborations, sont-ils vraiment nouveaux ?

Mutation des écosystèmes

Interviewé en tant que parrain de la Fabrique ces cinémas du monde 2024 (10 films sélectionnés) par Marwa Ahmed Mohamed Taha, attachée audiovisuelle de l’Ambassade de France en Côte d’Ivoire, Philippe Lacôte rappelle qu’il a grandi dans une banlieue d’un million et demi d’habitants à côté d’Abidjan et ne va donc pas choisir les traditions comme sujet. Il préfère « aller vers une transversalité des choses« , sans traiter de ces thématiques directement. Dans La Nuit des Rois, il s’intéresse par exemple à la transmission par l’oralité, et donc l’art des griots et ce que signifie être dépositaire de cette parole. En prenant Roman comme personnage, qui raconte une histoire issue de la réalité, il établit des connections avec Shéhérazade, avec le conte. En s’inspirant des films de prison sud-américains, il accède à une certaine universalité et donc à un marché international. « Ce n’est pas de la prostitution« , ajoute-t-il. « C’est un produit audiovisuel non-périssable : pour dérouler une réalité africaine, il faut se demander comment cette réalité peut être entendue par les autres. C’est un travail de traduction de soi-même« .

« J’ai l’impression que l’on a besoin de déplacer les choses pour les regarder autrement« , dit-il. « Il n’y a pas de narratif épuisé. Chaque réalisateur a des thématiques avec lesquelles il se sent en accord, l’important est le regard qu’on pose dessus« . Encore faut-il se méfier des attentes occidentales : « Le fait qu’on s’enlise dès fois dans des récits répétitifs vient aussi de la demande du financeur« .

« Si le continent africain a une si mauvaise image, c’est parce que nous ne produisons pas assez d’images sur notre réalité« , poursuit-il. « Il convient alors de ramener des histoires qui décalent les choses, qui les croisent« . Il travaille ainsi avec Canal+ sur une série musicale entre Abidjan et Kinshasa qui raconte l’histoire du coupé-décalé et la transmission de la musique.

Une table-ronde est alors consacrée à la mutation actuelle des écosystèmes : nouvelles façons de raconter des histoires, initiatives innovantes dans la circulation des films.

Sudu Connexion à l’honneur

Claire Diao est invitée à présenter à l’aide d’un diaporama l’ensemble de ses activités : revue Awotele, la tournée de courts métrages en France « Quartiers lointains« , distribution, ventes internationales.

Un studio panafricain

Les animateurs de Yetu expliquent leur démarche : un tout nouveau studio (et non un collectif) panafricain géré par des Africains, cinq producteurs de pays différents qui travaillent et créent ensemble dans la confiance mutuelle. Quatre sont présents.

Yanis Gaye, réalisateur franco-sénégalais, a lancé sa société Gorée Island Cinéma en 2014, en partant d’abord d’un festival de films pour être en connexion avec le public et établir une stratégie de production qui a conduit à des publicités, des documentaires et la création d’une société mère en France : Strange Fruit Production House, pour aller chercher l’argent où il est.

de gauche à droite Carol Kioko, Chloé Ortolé, Melissa Adeyemo, Yanis Gaye

Pour la productrice nigeriano-américaine Melissa Adeyemo (Eyimofe, This is My Desire ; Dusty & Stones), Yetu rend possible d’élargir l’ampleur des contenus noirs et de la diaspora africaine. Quant à Chloé Ortolé, productrice d’origine caribéenne, elle a travaillé longtemps en France avant de s’installer au Sénégal où elle a lancé la première société de production éco-responsable d’Afrique de l’Ouest, Tangerine Productions, qui a fait plusieurs courts-métrages, notamment Timis, sélectionné à la Berlinale, et des contrats pour Chanel où elle s’est associée à une société locale pour qu’ils soient zéro-déchets, avec à la fin du tournage un rapport d’impact.

La Kenyane Carol Kioko a pour société Lemon Slice Pictures. Elle a commencé dans la publicité, puis en Afrique du Sud avant de revenir au Kenya pour y produire des courts métrages avec ce qu’elle appelle « le couteau suisse » : tout faire soi-même. « On touche le plafond de verre« , d’où le désir de se fédérer et de mutualiser les efforts pour avoir accès au marché international. En ce sens, Yetu Unlimited renforce les capacités et le financement tout en développant un écosystème de marketing autosuffisant avec une plateforme de distribution qui réduise les risques. La perspective est de rendre les Africains indépendants, par exemple en tournant au Nigeria avec une postproduction au Sénégal.

Pour que Yetu soit un écosystème, il faut un échange d’idées, de pratiques et d’échecs pour implémenter cela dans la réalité tout en maintenant l’identité de chacune des sociétés : « nous partageons nos histoires et nous cherchons beaucoup de partenaires« .

Nouveaux Récits

En continuité avec celle des nouveaux écosystèmes, la table-ronde sur les nouveaux récits modérée par Séraphine Angoula, dorénavant attachée audiovisuelle à l’ambassade de France au Sénégal, abordait les mutations et la diversification des récits sur le continent africain.

de gauche à droite, Joel Phiri, Alexiane Jarin, Pape Boye, Yanis Gaye, Tshepiso Chikapa-Phiri, Hedi Zardi et Séraphine Angoula

Pour Hedi Zardi, responsable des ateliers de l’Atlas, « le cinéma est une entreprise qui a besoin de temps et d’espace, ces moments cruciaux de développement que l’on n’a pas en Afrique« . En termes de distribution, il a été vendeur pendant dix ans. Il témoigne d’une curiosité mais tempérée par la prise de risque. Il faut donc commencer par « raconter nos histoires à nos voisins, dans nos régions » tandis que certains cinéastes africains rencontrent de beaux succès à l’international. Pour se détacher de modèles inadaptés à la diversité des narrations, « il faut embrasser les différents formats qui s’offrent à nous« . Les plateformes ont des besoins précis et ne sont pas forcément une solution mais on peut développer des web-séries : un documentaire n’est pas forcément un long métrage. « Il faut créer le lien harmonieux qui va de l’histoire au public auquel il est destiné« .

Pour le producteur sud-africain Joel Phiri, « on doit raconter nos histoires avec notre réalité économique, parce que c’est la base de toute création, mais pour qui les racontons-nous ? » Et d’évoquer les 14 millions de gens de la diaspora « qui sont prêts à payer pour notre contenu« , plutôt que de chercher à faire des films pour les festivals en passant cinq ans à les financer.

Le producteur et cofondateur de Black Mic Mac Pape Boye estime que le cinéma est trop dépendant du système de financement français, ce qui n’est pas sans conséquences sur sa forme et ses contenus. « Aujourd’hui, on est dans une autre équation possible« , dit-il, avec un financement qu’on dirait « à l’américaine« , c’est-à-dire pur risque.

Le producteur sénégalais Yanis Gaye appelle de ses vœux des story editors pour palier les imperfections des séries. Il insiste sur « le manque de méthodologie pour pouvoir accompagner les talents sur le terrain« . Tout en insistant sur le fait qu’il n’y a pas assez de producteurs, il précise qu’ « un développement se quantifie, se monétise pour pouvoir en vivre« . Les smartphones se multiplient et les plateformes gagnent en importance. Au Sénégal, on voit des producteurs mettre leurs contenus sur YouTube : c’est une sorte de mini écosystème où ils peuvent produire très bas de gamme, certes, mais c’est regardé par la population. Ils sont financés par des sponsors locaux qui paient pour que leur produit soit évoqué dans le film. Mais l’objectif serait de « briser la bulle économique nourrie par de l’argent capitalistique et néocolonial en créant de nouvelles fenêtres d’opportunités« .

L’Afrique du Sud est un cas à part car en plus de l’argent du gouvernement, l’industrie peut, selon Joel Phiri, « donner jusqu’à 50% du budget« . Des traités avec le Canada, le Royaume-Uni, la France ou l’Allemagne « font que les gens nous prennent au sérieux« . Mais il reste pessimiste sur les aides extérieures : « le système n’a jamais été fait pour développer les cultures africaines« .

Pape Boye a monté Black Mic Mac avec le groupe Logical Pictures (production, distribution, ventes internationales), spécialisée dans les contenus africains, afin de faire en partenariats du cinéma vu par le plus grand nombre, des projets plus facilement finançables. « Nous allons monter un fond qui va s’appeler Logical African Stories pour investir dans les contenus, mais aussi dans les sociétés de production« . Cela comprend également la formation de techniciens, scénaristes, etc.

Alexiane Jarin du CNC explique le programme DEENTAL qui permet d’accorder des bonus financiers aux projets bénéficiaires de l’Aide aux cinémas du monde et/ou du Fonds pour la jeune création francophone (lequel n’exige pas de coproducteur français) mais aussi soutient la structuration du secteur audiovisuel dans les pays ACP. « On essaye de colorer les commissions, de prendre des gens d’horizons différents« , ajoute-t-elle.

Sollicité sur la question des coproductions, Hedi Zardi observe que l’on est « dans un modèle de coproduction vertical, sud vers le nord« , avec un fort manque de producteurs pour trouver l’argent. Les ateliers de l’Atlas dont il s’occupe encouragent à coproduire de façon horizontale, sans forcément se limiter aux pays qui ont des fonds, car les talents sont partout.

Tshepiso Chikapa-Phiri, du festival de Durban, indique que l’Afrique du Sud ces deux dernières années a signé ou est sur le point de conclure des traités avec le Nigeria, la Côte d’Ivoire, l’Algérie et le Kenya. Cela fait suite à des coproductions sur le terrain. Certains l’ont fait sans argent, et ont mis le film sur YouTube. Après quatre millions de vues, Netflix a acquis les droits et financé une suite : « Il faudrait formaliser les coproductions pour assurer leur croissance et développer l’écosystème de collaborations africaines dans notre industrie« .

Ce sur quoi Joel Phiri réagit : « On essaye de mettre en place des zones linguistiques mais le problème c’est que même nous on ne se parle pas, on ne partage pas, on ne se connaît même pas. Il faut que l’on commence à trouver de vraies alliances, à discuter, à partager et trouver des solutions« . Tshepiso Chikapa-Phiri complète en soulignant que « l’Afrique a besoin de sa propre plateforme, mais cela représente 800 heures de contenus ! »

Pape Boye considère que le rachat de Mutlichoice par Canal+ va faire le lien entre les deux régions anglophone et francophone mais il n’évoque pas le risque d’un tel contrôle des médias du continent.

Car au fond, que deviendront les velléités de certains producteurs de développer une autonomie africaine face à de puissants mouvements de fond mercantiles qui s’avèrent aussi dangereusement idéologiques ?

Yanis Gaye estime que « la frontière de la langue n’existe que de manière virtuelle et les synergies sont plus à trouver au niveau du récit » en prenant l’exemple de la série Canal+ Spinners. Pour Pape Boye, « on a le public, on a les salles, mais pour que ce cinéma commercial de genre émerge, il nous manque le marketing« . Pour lui, le cinéma de genre voyage plutôt bien parce que ses codes traversent les frontières. « Il faut aider des distributrices comme Claire Diao, et que Claire forme d’autres Claires et qu’on amène des outils comme l’audience design«  (l’art d’adapter son discours au public).

On le voit, la professionnalisation consisterait à servir au public ce qu’il a envie de voir en s’appuyant sur le cinéma de genre pour réussir à l’international. Cette vision peut asseoir une industrie du cinéma là où elle fait défaut, mais ne saurait culturellement représenter celles et ceux qui les produisent. Où est dès lors la nouveauté affichée à travers les collaborations mises en exergue dans ces deux tables rondes ? Un cinéma fait par les Africains ? A quoi bon si c’est pour créer la même sauce aliénante que le business mondial ? On imagine Sembène se retourner dans sa tombe…

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