Manrico (Vittorio Grigolo) et Leonora (Marina Rebeka)
Première semaine du festival d'opéra munichois (Münchner Opernfestspiele) avec la reprise du Trouvère dans la mise en scène qu'en donna Olivier Py il y a une dizaine d'années. On y vient pour découvrir la direction d'orchestre confiée au jeune chef verdien Francesco Ivan Ciampa et pour se laisser fasciner par l'interprétation d'un plateau somptueux.
Olivier Py et son décorateur complice Pierre-André Weitz ont préféré le temps de l´écriture à celui de la narration en le déplaçant du moyen âge vers la société industrielle contemporaine du compositeur, le temps des machines à vapeur, des industries avec leurs ateliers aux structures de fer et du développement des réseaux ferroviaires (avec une loco sur scène et un rideau d´avant-scène à la Tinguely), tout en introduisant par de constantes mises en abyme un monde onirique et mythique qui donnent un écho amplifié au scénario horrifique du livret de Salvatore Cammarone, que le metteur en scène suit scrupuleusement. Py place Azucéna au centre du drame en donnant un relief inhabituel au personnage dont il souligne la complexité. L´action est continuellement doublée par des actrices qui la représentent en pantomime. La mère de la tsigane est figurée par une vieille femme nue aux longs cheveux gris qui porte une corde autour du cou. Une jeune femme, nue elle aussi, brandit deux bébés sanguinolents. Sur une scène un gladiateur lycanthrope affronte un gladiateur minotaure, ils figurent sans doute les combats, celui du pouvoir et celui de l´amour, qui opposent Manrico au fils du Comte de Luna. Le châtiment habituel des sorcières, le bûcher, est représenté par une croix en feu ou par une forêt de bouleaux qui brûle et se calcine. Si les bûchers de l´inquisition et de la révolution industrielle sont anachroniques, c´est cependant la lecture onirique cauchemardesque et angoissante qui domine. Les décors et les costumes de Pierre-André Weitz se déclinent dans des camaïeux de noir et de gris, avec de rares touches de couleurs brunes ou roses. Les atmosphères sont sinistres ou délétères, avec souvent des touches sexuelles ambiguës : Olivier Py affectionne la nudité de torses masculins musclés et introduit une relation incestueuse ou tout au moins trouble entre la tsigane Azucéna et son fils prétendu. Il tend le récit du leitmotiv d´un filin rouge qui figure à la fois la corde des pendaisons, le lasso, les liens qui ligotent mais aussi des cordons ombilicaux ensanglantés. Sur la scène dans la scène, deux bébés géants avec de grosses têtes disproportionnées gesticulent. Les machines et les guerres semblent broyer les humains comme la haine les déchiquette et les réduit en cendres. L´excellentissime choeur du Bayerische Staatsoper est soumis à d´incessants changements de costumes qui représentent ici la guerre et là la pauvreté monde ouvrier et la misère de l´émigration, avec souvent une convocation de l'imagerie goyesque.
La polémique que n'avait pas manqué de soulever cette mise en scène en 2013 est depuis longtemps classée aux archives et les festivaliers sont surtout venus pour la musique. La note dominante de la soirée réside dans la beauté des voix entendues et dans la force lumineuse de la direction du Maestro Francesco Ivan Ciampa. Le maestro originaire de Campanie avait fait des débuts remarqués à l'Opéra d'État de Bavière en 2020 avec Il trovatore. On a aussi pu l'apprécier dans La Traviata. Au cours de la saison 2023/24, il prend également la direction musicale d'Otello. Francesco Ciampa s'affirme comme une valeur verdienne sûre sur la scène internationale. Il dirige avec une ferveur brûlante, une vivacité intense qui parvient à établir un lien entre la partition et la situation tragique dans laquelle le monde est plongé. Il nous fait éprouver ce que la partition de Verdi a d'éternel et d'actuel, ce qui renforce l'effet cathartique de cet opéra. L'orchestre met en valeur et s'adapte à la scénographie, il s'agit qu'à chaque moment il vienne exprimer la situation scénique en soutien de ce que vivent les personnages. Ciampa rend parfaitement bien ce qu'il y a de sombre, de nocturne et de profondément tragique dans la musique du Trovatore, et de cette obscurité qu'exprime l'orchestre doit naître le scintillement, le feu brûlant et la fureur dramatique des voix.
Le casting a sélectionné des voix très puissantes pour les rôles principaux. À commencer dès l´ouverture par la basse de Tareq Nazmi qui interprète Ferrando en force avec la formidable présence en scène de son imposante stature. Vittorio Grigolo prête au rôle titre son physique à la beauté ténébreuse et fervente, éclatant de vigueur juvénile. Son engagement scénique est total. La voix sul fiato est magnifiquement projetée et a des ardeurs et des brillances éclatantes, le ténor escalade avec une aisance insolente les échafaudages sonores que Verdi semble avoir élaborés à son seul usage. La nuance, l'authenticité et le phrasé sont au rendez-vous de ce magnifique ténor lyrique qui se donne sans compter. Baryton verdien de renommée mondiale, George Petean campe un comte impitoyable, variant les contrastes de ses chants tendres ou haineux par des teintes tantôt mélodieuses, tantôt vigoureusement accentuées. Une voix puissante, veloutée dans la menace, un phrasé impeccable, remarquable dans la nuance émotionnelle étudiée à la syllabe près. Son grand air du deuxième acte " Il balen del suo sorriso" est d'une beauté confondante. Le jeune ténor Kosovar Granit Musliu qui vient cette saison d'intégrer la troupe de l'Opéra bavarois prête sa belle prestance et sa voix au timbre de bronze à Ruiz, le soldat messager de la suite de Manrico.
Leonora (Marina Rebeka) et Ines (Erika Baikoff)
Dans chaque phrase, dans chaque mot chantés par Leonora, on découvre tout ce que le cœur de l’amante du trouvère renferme de tendresse et de passion. Très attendue à Munich dans ce rôle qu'elle chante depuis la production zurichoise du Trovatore en 2021, Marina Rebeka lui prête sa technique imparable et l'ampleur de ses moyens vocaux. Le rôle témoigne de l'évolution de la voix de la soprano lettone qui, lumineuse dans les ornementations du répertoire belcantiste, est aujourd'hui à même d'aborder des rôles plus lourds comme celui de Leonora, et qui se prépare à affronter la partie périlleuse d'Elisabeth de Valois dans le Don Carlos programmé à l'Opéra de Paris pour mars 2025. On est subjugué tant par la beauté du phrasé, de la diction et du ressenti que par son legato et ses longues tenues de notes. Son chant atteint au sublime dans la scène au cours de laquelle Leonora tente de sauver Manrico, dans la scène finale de soumission au Conte ("ma salva il trovator") et dans celle de sa mort "Ecco l'istante... io moro..." Marina Rebeka brille de la clarté des étoiles dans la sombre nuit du Trouvère. À ses côtés, la soprano russo-américaine Erika Baikoff se fait fort discrète dans le rôle de sa suivante Inès. Enfin, last but not least, révélation suprême d'une soirée qui n'en manquait pas, nous avons pu découvrir l'extraordinaire Azucena de Yulia Matochkina, qui sera également la Vénus munichoise du Tannhäuser à la fin du festival. La mezzo-soprano russe excelle à rendre le style large, sombre et fataliste que le compositeur a mis dans le chant de la bohémienne. Magicienne de la scène, elle incarne avec talent tant le désespoir d'une femme déplorant la ruine de ses plus chères espérances que la vengeance sombre, implacable et vibrante de menaces, comme dans le "Deh! rallentate, o barbari" du troisième acte. Une voix tellurienne qui sait aussi émouvoir dans le piano comme dans son duo final avec Manrico "Ai nostri monti ritorneremo".
Distribution
Direction musicale Francesco Ivan Ciampa
Mise en scène Olivier Py
Décors et costumes Pierre-André Weitz
Lumières Bertrand Killy
Chœur Christoph Heil
Conte di Luna George Petean
Leonora Marina Rebeka
Azucena Yulia Matochkina
Manrico Vittorio Grigolo
Ferrando Tareq Nazmi
Ines Erika Baikoff
Ruiz Granit Musliu
Un messager Nikita Volkov
Un messo Aleksey Kursanov
Orchestre de l'État de Bavière
Chœur de l'Opéra d'État de Bavière
Chœur supplémentaire de l'Opéra d'État de Bavière
Crédit photographique Wilfried Hösl