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Une famille anglaise dans la guerre, alias la saga « doudou » (II.)

Par Ellettres @Ellettres

Saga « doudou » incontournable, la saga des Cazalet l’est, incontestablement. Rédigée par une de ces autrices anglaises fines psychologues des intérieurs familiaux, son écriture sensible et ludique m’a emportée sur les traces des membres de la famille Cazalet au tout début des terribles années 40. On s’attache plus particulièrement à suivre la brochette de cousines Louise, Polly et Clary – ceci dit, les nombreux personnages secondaires sont tout aussi marquants, ce qui constitue une des nombreuses richesses de cette série.

Mais qui dit « doudou » ne dit pas guimauve. Dans ce second tome, il y a un inceste, une grave maladie, une disparition, des cas de maltraitance et de négligence parentale, un amour homosexuel secret, plusieurs cas d’infidélité conjugale, et surtout, surtout, il y a la guerre qui a fini par éclater, ce qui signifie : confinement forcé à la maison de campagne familiale de Home Place pour éviter les bombes qui tombent sur Londres, et son cortège d’actions plus ou moins exaltantes (plus souvent moins que plus), comme le camouflage des fenêtres, l’entretien du potager, l’accueil de réfugiés, le soin aux soldats blessés, et parfois la découverte d’un parachutiste égaré. On tient ainsi jusqu’à Pearl Harbor.

Au niveau des personnages, on prend les mêmes et on recommence. Mais chacun voit ses problématiques, esquissées dans le premier tome, s’approfondir. Les trois cousines ont grandi et entrent toujours plus dans cette période dangereuse des « jeunes filles » de l’époque. Ni adultes, ni enfants (l’adolescence étant un concept encore dans les limbes), elles sont perpétuellement rejetées dans l’un ou l’autre camp selon les circonstances. On leur demande beaucoup de responsabilités dans l’entretien de la maisonnée et le soin aux plus jeunes, mais on les prive de l’espace de parole et de choix des adultes. Elizabeth Jane Howard excelle à rendre l’ennui de ces adolescentes qui se consument dans l’attente que quelque chose leur arrive dans un quotidien mortellement répétitif, alors qu’autour d’elles le monde s’effondre. Elles en sont réduites à caresser des rêves, écouter aux portes et tout faire pour ne pas ressembler à leurs mères.

Louise l’aînée se distancie des deux plus jeunes. Elle parvient à s’extraire de la léthargie de relations familiales aliénantes en devenant l’amie de la fantasque Stella dans une école d’arts ménagers tout d’abord, puis en s’inscrivant dans une école de théâtre londonienne qui se délocalise à la campagne. L’atmosphère très particulière qui y règne (une vie de bohème en pleine guerre) va transformer Louise, et cela sonne si vrai par moments que je ne peux m’empêcher de penser que l’autrice y a mis une part de son vécu. Mélange de huis-clos oppressant, de roman d’apprentissage et d’anecdotes croustillantes sur la vie de troupe, ce chapitre constitue pour moi le sommet de ce second tome, et un morceau d’anthologie du cringe anglais à son meilleur.

Clary est cependant pour moi le véritable personnage principal de ce roman, et sans doute le reflet le plus fidèle du moi enfantin de l’autrice. Dans les Malheurs de Sophie, elle serait Sophie, la nuance en plus. Elle poursuit son ambition d’être écrivaine et pour cela ne se lasse pas d’observer le monde qui l’entoure. Son jugement droit et sans fard n’épargne rien à personne mais elle sait reconnaître ses torts, ce qu’elle fera vis-à-vis de sa jeune belle-mère honnie qui connaît une évolution douloureuse (ce qui au passage la rend bien plus intéressante).

Polly est le personnage le plus subtil, pour lequel Elizabeth Jane Howard déploie tout son talent pour la peinture des caractères. Complexée vis-à-vis de ses deux cousines qu’elle juge plus talentueuses qu’elle, elle fait preuve d’une sensibilité hors du commun et « devine » sans le deviner le secret qui bâillonne ses deux parents. Où l’on démontre une fois de plus les ravages des non-dits dans une famille.

Des non-dits, il y en a bien d’autres, et notamment chez Rachel, la tante célibataire et dévouée. Sa relation à Sid la musicienne ne connaît pas d’évolution notable (Rachel toujours aussi confise dans une innocence qui confine au déni – que ce soit au niveau de la sexualité comme de la différence de classe dont Sid a douloureusement conscience), mais leurs rares moments d’intimité comme ce week-end à Londres en plein Blitz, ont quelque chose de déchirant, doux et amer.

Les hommes sont présents bien-sûr, mais un peu en arrière-plan. Le théâtre de guerre, où normalement ils se distinguent, est lointain et brouillé. Les trois frères Cazalet n’assurent pas vraiment leur rôle de père, comme on pouvait s’en douter : Hugh est toujours aussi tourmenté (son vieux trauma hérité de la Première Guerre se réveillant au déclenchement de la Seconde), Edward à baffer, quant à Rupert, le plus sympathique et attachant des trois, il disparaît lors de la Débâcle en France. Louise se déniche un soupirant qui a deux fois son âge (aïe). Finalement l’homme le plus touchant est un adolescent mal-aimé, pacifiste et héroïque dans son genre : Christopher, qu’on qualifierait sans doute aujourd’hui de HPI.

Mais je n’ai toujours pas mentionné mon personnage préféré de la série. Un peu en retrait, un peu en suspens, comme un ange tutélaire présidant au passage entre les mondes, c’est Miss Milliment, la vieille préceptrice. Pauvre comme Job (elle est pratiquement recueillie par la famille Cazalet), timide comme une débutante (elle est vieille fille), laide et grosse comme une barrique (ça c’est moi qui rajoute, car le texte n’y fait que très indirectement allusion), Ms Milliment cache sous des dehors misérables une grande richesse d’intelligence, de sensibilité, de bonté. Elle seule devine ce qui parfois tourmente les jeunes âmes dont elle a la charge, et sait trouver les mots pour les encourager, les remettre d’aplomb, dans une dynamique de vie. C’est un de ces très beaux personnages, à fois nobles de coeur et légèrement pathétiques, dont mon petit coeur de lectrice raffole, d’autant qu’ils sont dépeints sans aucune fausse note, sans exagération, avec même un petit détachement amusé de la part de l’autrice (mais aussi beaucoup de tendresse).

En définitive, un excellent second tome d’une excellente série qui ne donne qu’une envie : se plonger avec délectation dans le troisième tome !

En VO : « The Cazalet Chronicle 2. Marking Time » de Elizabeth Jane Howard, Pan Macmillan, 2021, 624 p.

En VF : « La saga des Cazalet, tome 2. A rude épreuve » de Elizabeth Jane Howard, Gallimard, 2022, 720 p.

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