Quatrième de couverture :
1915. Les bombes autrichiennes sifflent sur les cimes de la Garnie, dans le Frioul italien. Chaque matin, depuis que la Grande Guerre a fait d’elle une « porteuse », Agata Primus rejoint ses compagnes. Leurs hottes chargées de nourriture et de munitions, elles se lancent à l’assaut de la montagne. Courageuses, déterminées, elles bravent la neige, le froid et le danger pour ravitailler les soldats italiens dont la vie ne tient plus qu’à un fil. Benjamine du groupe, Agata est prête à tout pour vaincre ceux qui veulent tuer leurs hommes et envahir leur pays. Mais lorsqu’elle croise la route d’un jeune tireur d’élite ennemi, ses certitudes vacillent…
Les Porteuses de la Carnie : voilà un sujet qui m’était tout à fait inconnu et qui fait un magnifique thème de roman ! A partir de 1915, à l’appel désespéré d’un prêtre, des femmes du hameau de Timau et des environs ont porté secours aux soldats italiens postés sur les sommets de la Carnie (au nord-ouest du Frioul) : alors qu’elles étaient elles-mêmes dans le dénuement, obligées de faire le travail des hommes partis au combat et de prendre soin de leurs enfants et des vieillards, elles montaient les dangereux sentiers escarpés , leur hotte sur le dos, de lourdes hottes chargées de nourritures, de munitions, de matériel divers ; c’était le seul moyen de faire parvenir cette aide aux soldats postés en face des ennemis autrichiens.
Agata Primus, une très jeune femme instruite grâce à sa mère qui était institutrice (elle sait lire, ce qui n’est pas si courant à l’époque), devient très vite la meneuse, l’âme de cette troupe féminine dont le courage n’a été reconnu que bien tard dans le XXè siècle. Elle noue un lien particulier (dont elle ne mesurera l’importance que bien plus tard) avec le docteur Janes et le capitaine Colman, deux hommes qui luttent de leur mieux pour tenir face aux Autrichiens et épargner le plus d’hommes possible. Quand elle rentre chez elle, elle s’occupe de son père qui ne peut plus communiquer avec elle et elle tente de repousser le harcèlement d’un prétendant qui a échappé à l’enrôlement dans l’armée. Sa route va donc croiser celle d’un tireur d’élite autrichien mais je ne vous en dirai pas plus que la quatrième de couverture à ce sujet.
Quel roman magnifique ! Ilaria Tuti, déjà connue pour ses romans policiers mettant en scène une commissaire victime de la maladie d’Alzheimer, tenait à mettre en scène ce sujet des Porteuses de la Carnie, à rendre hommage à ces femmes qui ont permis aux Alpins et autres soldats sur le front frioulan de tenir malgré un appel à la reddition venu des Autrichiens. Parmi eux, le capitaine Colman, un homme d’honneur et de courage, lie avec Agata une amitié teintée de rudesse et de respect. Le médecin Janes a tout autant besoin de cette présence et de ce courage féminin.
Tout ce qu’a écrit Ilaria Tuti est inspiré de faits et de personnages réels comme elle l’explique à la fin du roman. Son livre est imprégné de nature, de montagne, de valeurs portées par ce groupe de femmes qui ont contribué sans le savoir elles-mêmes au combat de l’émancipation des femmes. C’est aussi une réflexion sur la guerre qui met en présence des « ennemis », des jeunes gens qui ne sont que des pions sur l’échiquier guerrier mais qui ont en réalité tout en commun. C’est cette prise conscience qui va faire bouger les lignes dans l’esprit et le coeur d’Agata, l’héroïne inoubliable d’un roman coup de coeur.
« Nées avec une dette de labeur sur le dos, me disait ma mère, une dette qui prend la forme de la hotte, que nous utilisons autant pour bercer les enfants que pour transporter le foin et les patates. »
« La respiration de la montagne souffle sur le chemin qui descend du centre du village et s’accompagne du pépiement des insectes nocturnes. Les parfums des prés et des pâtures en jachère embaument l’air. Un meuglement paresseux fait vibrer le calme avant de s’éteindre ; même les étables se préparent à dormir. Les rues sont désertes, les volets des maisons déjà fermés. Les bruissements de la fontaine pourraient guider mes pas dans l’obscurité. »
« Qui sait ce que penseront les soldats quand ils nous verront arriver sur le front en entonnant des couplets d’amour, avec nos longues robes couleur de corolles, nos mèches pointant en désordre sous nos foulards. Des femmes qui ne savent pas faire la guerre, qui n’ont aucun diplôme universitaire pour la comprendre. C’est une pensée qui force le rythme de mes pas, qui pousse mes membres à enjamber les rochers et me fait avancer avec une ardeur confinant à la rage. »
« Je ne connais pas les roses. Il existe toutefois une expression plus heureuse qui rend compte de la ténacité de cet edelweiss, de cette étoile alpine : nous l’appelons « fleur de roche ». »
« »J’ai choisi d’être libre. »
Libre de cette guerre, que d’autres ont décidée pour nous. Libre de la cage d’une frontière, que je n’ai pas tracée. Libre d’une haine qui ne m’appartient pas et du marécage du soupçon. Quand tout autour de moi était mort, j’ai choisi l’espérance. »
Ilaria TUTI, Fleur de roche, traduit de l’italien par Johan-Frédérik Hel Guedj, Le Livre de poche, 2024 (Stock, 2023)
Prix des lecteurs du Livre de poche – sélection Juin 2024