Interview d’Henry Chalfant

Publié le 24 juin 2024 par Paristonkar @ParisTonkar

Cette longue interview a été réalisée durant mon séjour à New-York en octobre 2019, je me suis rendu une journée dans le Bronx afin de visiter l’exposition « Art vs Transit » au Bronx Museum qui mettait à l’honneur l’immense travail photographique d’Henry Chalfant. Nous avions passé un excellent moment lors de cet échange riche en anecdotes et en révélations. Le catalogue d’exposition de cette sublime rétrospective sur cette période exceptionnelle des années 70 à New York avait été chroniqué dans le numéro 20. Henry Chalfant est considéré comme l’un des plus importants documentaristes du mouvement puisqu’il possède des archives photographiques uniques sur l’émergence du writing et du Hip-Hop à ses débuts. Son travail d’anthropologie visuelle de la culture populaire américaine à la fin du XXe siècle nous permet de comprendre les origines d’un art qui s’est imposé au monde en moins de trente ans. Il s’est intéressé à l’art du writing dès son arrivée à New York en 1973, après avoir obtenu son diplôme de l’Université de Stanford. Il est le grand témoin de cette période où les grands noms du graffiti ont émergé comme Dondi ou encore Seen. Peu de gens le savent, mais il a débuté comme sculpteur puis il s’est tourné vers la photographie et le cinéma pour faire une étude approfondie du mouvement Hip-Hop : ses archives sont composées de plus de 1 500 photographies. Il est co-auteur de Subway Art et de Spraycan Art (Thames and Hudson). Il a également coproduit le documentaire PBS, « Style Wars » et bien d’autres encore sur cette expression artistique. Une interview unique à lire pour un homme d’exception !

Tout d’abord, pouvez-vous vous présenter à nos lecteurs et nous en dire un peu plus sur vous ?

Henry Chalfant : Je suis né en 1940 à Sewickley, en Pennsylvanie, une ville de l’ouest de cet Etat. J’ai quitté l’école à 14 ans, puis je suis allé à l’université en Californie. J’ai ensuite vécu là-bas pendant sept ans et je me suis mis à la peinture et à la sculpture. Je suis ensuite allé en Europe, à Barcelone, où j’ai travaillé comme sculpteur avec l’artiste Enric Gelpi pendant presque deux ans. Après cela, j’ai passé quelques années à Rome, puis je suis revenu aux États-Unis, à New York, en 1973. J’ai fait de la sculpture ici pendant environ dix ans, mais à mi-chemin de cette période, j’ai commencé à prendre des photographies de graffiti dans le métro.

Vous étiez déjà un artiste si je comprends bien. Votre pratique était la sculpture, clairement une forme d’art. Donc, la première fois que vous avez vu les graffiti dans le métro, avez-vous pensé que c’était de l’art ou avez-vous pensé le contraire ?

H. C. : Eh bien, je pensais que c’était de l’art ! Cela l’était, vous savez… Pour moi, les critères de l’art sont la forme, la couleur et la représentation de quelque chose de réaliste ou d’abstrait. C’est de l’art, il n’y a pas de doute.

Un nouvel art, en somme ?

H. C. : C’était un nouveau genre d’art créé par des jeunes : ce que je trouvais très intéressant, ce sont des jeunes qui l’ont inventé. Et je me sentais aussi attiré par cet art formellement parce que mes sculptures étaient similaires d’une certaine manière à leur aspect formel.

Quelles étaient les similitudes entre votre travail et ce nouvel art ?

H. C. : Je dirais que les similitudes étaient dans la forme, vous savez. Je travaillais avec des formes abstraites, comme on dit dans le langage moderniste, n’est-ce pas ? Et aussi les formes des lettres, qui ont été la véritable invention de cette génération de tagueurs et de graffeurs. Oui, les formes des lettres étaient très sculpturales, surtout quand ils ont commencé à utiliser largement la 3D dans leur dessin. Donc beaucoup de ces formes ressemblaient à des formes qui m’intéressaient dans mon travail.

Vous souvenez-vous de la première fois que vous avez vu des graffiti et dans quel endroit précisément ?

H. C. : Oh ! Non, parce qu’à ce moment là… quand nous sommes arrivés à New York, ils étaient omniprésents. Vous en voyiez partout où que vous regardiez.

Et la première fois que vous avez lu une combinaison de lettres : vous rappelez-vous ce que vous avez lu, le nom du writer ?

H. C. : Eh bien, à l’époque, Cay, C-A-Y, (Cay 161, ndlr). J’ai vu beaucoup de ses œuvres dans les environs. Taki (Taki 183, ndlr). J’en ai vu beaucoup aussi. Junior, aussi. Il y avait pas mal de Snake et de Coco (Coco 144, ndlr). J’ai vu leur travail. Phase 2, aussi. Donc…

La vieille école…

H. C. : La vieille école. Oui.

Maintenant tout le monde possède un Smartphone et peut prendre des photographies n’importe où, mais à l’époque, presque personne ne prenait de photographies dans le métro. Vous voyez des graffiti dans le métro et, là, vous pensez que c’est de l’art. Pourquoi avez-vous pris des clichés à ce moment-là ? Je veux dire, est-ce que c’était pour vous personnellement, pour un livre ou pour autre chose ?

H. C. : Pour moi. C’était amusant. Je pense que parce que j’étais… parce que j’avais vécu dans d’autres endroits avant de venir à New York. J’avais des amis qui n’étaient pas à New York, qui n’avaient jamais connu cette ville. Et moi j’y étais heureux et fier de ma ville avec des choses intéressantes qui s’y passaient comme les graffiti. Donc, ma motivation au début, était juste de prendre des photos et ensuite de les montrer aux gens, les montrer aux amis.

Uniquement aux amis ?

H. C. : Oui, il n’y avait pas d’intérêt professionnel à cette époque.

Juste pour vous et quelques personnes ?

H. C. : Oui, c’était juste pour moi et quelques personnes, mes amis, ma famille – qui n’était pas très intéressés, vous savez ? Mes amis l’étaient, par contre. Mais très rapidement, vous savez, peut-être quatre ans après que j’ai commencé, trois ou quatre ans, le monde de l’art s’est intéressé au graffiti. Et c’est alors que j’ai rencontré Martha Cooper et que nous avons commencé à prendre des photos séparément, puis à être en compétition l’un avec l’autre. Elle prenait des photos depuis quelques années et moi aussi. Nous nous sommes donc rencontrés : nous avons fait de notre mieux pour nous surpasser l’un l’autre, et finalement, nous avons décidé de mettre nos ressources en commun et de faire le livre.

Donc, au début, c’était une compétition entre vous et Martha ?

H. C. : Bien sûr ! Elle est très compétitive.

Oui, je sais. J’ai entendu dire qu’elle aimait être la première. Et quand vous avez commencé à prendre des photographies, avez-vous choisi le cadrage, le point de vue et l’endroit de vos prises de vue ?

H. C. : Au début, le problème était de savoir où et comment prendre des photos. J’ai trouvé quelques endroits en dehors de la ligne, mais ils étaient très éloignés, comme s’ils étaient en haut d’une colline et je prenais des photos du train à cet endroit. Mais ils étaient très éloignés et ce n’était pas satisfaisant. Puis j’ai réalisé que je pouvais voir les trains qui circulaient, les wagons que je voulais photographier. Ils s’arrêtaient dans la gare. Et si je me trouvais de l’autre côté du quai, je pouvais prendre une photo pendant que le train était arrêté dans la gare, du côté où les portes ne s’ouvraient pas, du côté opposé à celui où ils faisaient monter les passagers. C’est donc ce que j’ai fait.

Ah, Ok. Et donc vous prenez des photographies du métro, mais est-ce que les gens autour de vous regardaient ce que vous faisiez ? Je suppose que ce n’était pas tout à fait normal de prendre des photographies de graffiti sur un train à l’époque ?

H. C. : Non, pas normal du tout.

Pas normal comme cela l’est maintenant ?

H. C. : À l’époque, personne ne le faisait, sauf les tagueurs et, éventuellement, la police.

Les tagueurs prenaient des photographies alors ?

H. C. : Oui, les tagueurs prenaient des photos.

Vous voulez dire que vous avez vu des tagueurs prendre des photographies à cette époque ?

H. C. : Seulement après deux ou trois ans, puis j’ai rencontré un tagueur, le premier, dont le nom était Nak, N-A-K. Et il prenait des photos.

Vous lui avez parlé ?

H. C. : J’ai parlé avec lui et il m’a dit où je pourrais trouver beaucoup de tagueurs et de graffeurs, ce qui était très proche. C’était juste ici, dans la 149e rue, sur Grand Concourse. Je suis donc allé là-bas le premier jour où j’ai rencontré Nak. J’y suis allé et j’ai rencontré Kel (Kel First aka Kel 139, ndlr) et tous les autres que j’ai connus là-bas.

Sympa. Martha, à la même époque, avait-elle beaucoup de photographies et connaissait-elle d’autres writers comme vous ?

H. C. : Oui, oui, oui ! A cette époque, oui. Elle a commencé différemment. Elle a commencé parce qu’elle a rencontré Dondi (Dondi aka Dondi White, ndlr). C’était sa première rencontre avec le graffiti.

Quand vous avez commencé votre travail sur le graffiti et que vous avez constitué vos premières archives photographiques, avez-vous continué votre travail d’artiste ?

H. C. : Oh, vous voulez dire après avoir terminé ?

Oui.

H. C. : Non. Après avoir terminé, j’ai arrêté de faire des sculptures vers 1983.

Pourquoi ?

H. C. : Eh bien, parce que je travaillais sur un livre et un film et j’avais trop de choses à faire. Je n’avais pas le temps. Et c’était aussi plus intéressant pour moi que d’être un artiste de studio, ce qui était très solitaire. J’ai aimé être, travailler sur quelque chose qui se passait au moment où je le vivais et avec des gens.

Y a-t-il eu une collaboration, une interaction peut-être à l’époque, entre votre art et le graffiti ?

H. C. : Pas vraiment. Non. Parce que j’ai arrêté. J’ai arrêté comme je l’ai dit. En 1982 ou 1983, j’ai vraiment arrêté de faire de la sculpture. Donc il n’y a pas eu de… Attendez, si, il y a eu quelques petites collaborations que j’ai faites. J’ai fait quelques boucles en laiton. Je les ai d’abord faites en cire, puis je les ai fait couler. Donc, j’en ai une avec la mention « Henry » et puis j’en ai fait une pour Martha.

Pourquoi votre éditeur est-il Anglais et non Américain ?

H. C. : Nous avons essayé les deux séparément et ensemble. Martha et moi, avons essayé très fort de trouver un éditeur américain, ici à New York. Nous avons présenté notre projet de livre à tous ceux que nous pensions être de bons éditeurs. Des éditeurs d’art sérieux. Ils ne voulaient pas le faire, ils étaient très réticents sur ce sujet. Ils ont dit : « Nous ne pensons pas que cela va faire du bien parce qu’il y a déjà un livre sur le graffiti qui est sorti ». Ils faisaient référence à The Faith of graffiti, (de Norman Mailer avec des photos de Jon Naar, ndlr) qui est sorti en 1973. Ils ont répondu : « Oh, il y en a déjà eu un. Non, personne ne va en acheter un autre ». C’est pourquoi nous avons décidé qu’il serait préférable d’aller en Europe. Grâce à la recommandation d’une femme que Martha connaissait, nous avons eu l’occasion, d’aller à la foire du livre de Francfort. C’est là que nous avons rencontré Thames & Hudson.

Bon choix.

H. C. : Oui. C’était un bon choix. C’était l’un de nos premiers choix et c’est pourquoi nous y sommes allés en premier quand nous sommes arrivés.

J’ai eu le même problème en France pour mon livre. Aucun des éditeurs ne voulait publier mon projet. J’ai rencontré Florent Massot, c’était un jeune éditeur et mon aventure a commencé comme cela. Gallimard et tous les grands éditeurs en France, n’en voulaient pas car ils pensaient que le graffiti n’était pas très intéressant. Ce n’était pas de l’art.

H. C. : Pas de l’art, oui (rires).

Aujourd’hui, tous ces éditeurs veulent publier des livres sur le street art.

H. C. : Oh, oui, oui.

Quand vous avez commencé le projet du livre, est-ce que vous aviez une idée du nombre de writers que vous vouliez voir et mettre dans le livre ? Est-ce que vous conceviez le livre pendant vos journées de prise de vue dans le métro ?

H. C. : Avez-vous vu le livre dans l’exposition ?

Oui.

H. C. : Vous avez vu comment il est présenté. C’est un grand livre large. Et donc on a coupé, on a tapé à la machine et coupé les légendes, on a écrit le texte. Nous avons tout fait à la main avec de la colle et des ciseaux et nous avons fait cela. Il y avait peut-être deux fois plus de photos que celles qui ont été publiées dans le livre final. Nous avons donc choisi celles qui nous plaisaient. Nous avions tous les deux nos idées sur ce que nous trouvions vraiment bien. Et donc ce sont les trains que nous avons choisis. Ce n’était pas vraiment représentatif des graffiti qui se trouvaient sur les trains parce qu’il y en avait de très bons et de très mauvais. J’ai des photos des deux. Nous avons donc choisi de mettre les bons. Plus tard, Sacha Jenkins et moi avons fait un autre livre intitulé Training days (Training Days: The Subway Artists Then and Now chezThames & Hudson), dans lequel nous avons pensé mettre certains des trains ratés, des graffiti rugueux, certains de ceux qui avaient des histoires à leur sujet et pas exclusivement les beaux graffiti.

Le graffiti à New York est très important pour vous, mais dans cette même période, avez-vous été dans d’autres villes comme Philadelphie ou Los Angeles ?

H. C. : Je suis allé à Philadelphie après la publication de Subway Art parce que je travaillais sur un autre livre avec Jim Prigoff, intitulé Spraycan Art. Le travail qui était fait à Philadelphie était principalement sur les murs. Ils peignaient sur les murs près du siège du système de transport en commun, pour que les gens qui passaient par là puissent les voir. Nous voulions donc que Philadelphie figure dans le livre.

Pourquoi n’avez-vous pas fait un autre livre sur New York après Subway Art, un second volume avec d’autres tendances de ce milieu ?

H. C. : Eh bien, je pense que j’ai arrêté de prendre des photos de trains, peut-être en 1984, peut-être même avant. Parce qu’en 1983, il y avait la guerre du crossing out (le fait de rayer un tag et le remplacer par un autre, ndlr). Je n’ai pas vu beaucoup de bonnes pièces à l’époque. J’en ai vu quelques-unes. Je veux dire, il y en a certaines que j’aurais aimé avoir dans ces années, après 1984. Je pense à des œuvres de gens comme Todd James et Ghost : ils faisaient un travail magnifique. Mais je ne les attendais pas là. Il n’y avait que quelques personnes de valables alors qu’avant il y en avait des centaines. Donc vous pouviez rester là toute la journée et ne rien voir se passer, rien de bon. Alors c’est pour cela que j’ai arrêté.

Le film Style Wars, est-il pour vous le moyen de montrer cet art du métro avec du mouvement ? N’est-ce pas là finalement le vrai livre ? Vous comprenez ce que je veux dire : les graffiti dans le métro sont un art en mouvement.

H. C. : Oh, oui.

Si vous lisez Subway Art, vous n’avez pas le mouvement.

H. C. : Vous avez raison, il n’y a pas de mouvement… Mais ils n’ont vraiment aucun rapport, le livre et le film. Je suis le dénominateur commun. Certains des writers, qui étaient dans le livre, sont aussi dans le film et ce sont les mêmes trains. Il y a donc des liens entre eux. Mais l’œuvre, le film, a été réalisé par Tony Silver. J’avais le rôle de l’anthropologue, du spécialiste ou de ce que vous voulez bien m’attribuer. 

Le spécialiste.

H. C. : Oui, le spécialiste. C’est vrai. Et c’était une bonne collaboration parce qu’il n’avait pas à penser aux choses auxquelles je devais penser. Il pouvait inventer cette merveilleuse histoire sur un drame dans la ville de New York avec la bataille entre les jeunes et les aînés mais aussi entre les jeunes et la commission des transports et la police. Toutes ces batailles et tensions sur la grande scène, qui était New York. Je pouvais lui présenter, lui suggérer, lui présenter les tagueurs, les graffeurs et leurs familles, dans certains cas, leurs questions et leurs problèmes et leur guerre, vous savez. C’est tout cela que je pouvais lui apporter.

Vous êtes dedans…

H. C. : Pardon ?

Vous êtes dans le film.

H. C. : Oh ? Si vous regardez bien. Oui.

Comme Hitchcock.

H. C. : Très rapide. Deux fois, je crois, oui.

Après Subway Art, pouviez-vous imaginer que votre livre servirait de référence dans d’autres pays pour les futures générations de graffeurs ?

H. C. : Oui, mais pas à grande échelle. Déjà, très peu de temps après la publication de Subway Art, nous avons commencé à recevoir du courrier. Je recevais des lettres disant que « le livre est merveilleux. Nous faisons la même chose ici »… C’était en France, en Angleterre, en Afrique du Sud, différents pays où les gens faisaient des graffiti et ils avaient été inspirés par notre livre. On a compris cela et nous avons commencé à nous douter de son impact.

Pouvez-vous imaginer l’importance de ce livre pour la nouvelle génération de writers en France, en Allemagne ou en Angleterre ? Pensez-vous qu’il était normal que le graffiti arrive dans ces pays avec des films comme Beat Street ? Dans Subway Art, chaque jeune graffeur en Europe pouvait trouver des lettres réalisées par Dondi, par exemple. Il pouvait les reproduire et trouver un bon style et, avec votre livre, vous avez su définir le bon style pour les autres graffeurs, si vous voyez ce que je veux dire ?

H. C. : Oui. Nous avons choisi les meilleures pièces pour le livre et cela a déterminé – dans une certaine mesure – le type de pièce qui allait être faite en Europe et dans d’autres endroits, mais c’était le début. Tout a changé. Je pense que la photographie a joué un rôle important dans l’évolution du graffiti, en le faisant se répandre dans le monde entier. Il y avait aussi une manière différente d’apprendre à le faire. À l’origine, la seule façon d’apprendre était auprès d’un maître, qui vous enseignait, vous donnait un plan, vous aidait à apprendre à dessiner. Une fois qu’il y a eu la photographie, n’importe qui pouvait s’asseoir et regarder puis copier parce qu’il était très difficile de copier un train en marche. Vous ne le voyez que pendant un court instant. Et surtout quand pour protéger leur propre originalité, les artistes les ont rendus de plus en plus complexes, comme Kaze qui a fini par créer un style vraiment complexe qu’il a appelé le rock informatique. C’était en partie complexe et compliqué pour empêcher les gens de le copier afin qu’il puisse garder son style original.

Pensez-vous que le graffiti est très original parce que vous avez deux niveaux d’art : les peintures murales ou les métros et les photographies. Si vous n’avez pas les images de cet art éphémère, alors vous n’avez pas d’art ?

H. C. : C’est vrai.

Pensez-vous que chaque personne qui prend une photographie fait partie de cet art, qu’en pensez-vous ?

H. C. : Eh bien, je pense que scientifiquement, c’est en dehors de l’art. Je pense que la photographie est devenue une partie intégrante de la culture grâce à Internet. Mais même avant Internet, il y avait le média graffiti. Il y avait beaucoup de magazines comme le vôtre qui sont sortis. Je pense que le premier était peut-être Can control, qui est sorti dans les années 80. C’est là que la photographie est devenue vraiment importante.

Avez-vous rencontré Jean-MichelBasquiat ou Keith Haring durant cette période ?

H. C. : Oui. Je les ai rencontrés tous les deux. Il y avait des soirées autour de 1980-1981 dans un endroit connu à New York, le Fashion Moda uptown et aussi en ville au Mud Club : c’est là que j’ai rencontré Keith Haring. J’ai rencontré Jean-Michelquand nous faisions Style Wars parce qu’il a produit la chanson que nous voulions utiliser dans le film, qui était du beat box. Nous devions donc aller lui parler. C’est donc à cette occasion que je l’ai rencontré.

Pensez-vous que Jean-Michel ou Keith Haring sont des graffeurs ou des artistes de rue ?

H. C. : Eh bien, je pense… Je veux dire, Keith Haring n’a pas tagué.

Non, il ne l’a pas fait.

H. C. : C’est ce que signifie graffiti. Donc c’est un artiste de rue. Jean-Michel a fait du writing, il a tagué donc c’est un tagueur et je ne sais pas s’il a jamais été un artiste de rue. C’était un artiste de graffiti.

En France, les gens font une différence entre le graffiti et le street art. Le graffiti est illégal et le street art est légal. Le graffiti, c’est pour un public underground, louche, et le street art c’est pour la…

H. C. : La classe supérieure.

Oui. La classe supérieure, la bourgeoisie.

H. C. : La bourgeoisie, oui. Mais ce n’est pas pareil, ici. Cela n’a jamais été pareil. Non. Je veux dire, parce que Keith Haring, ce qu’il a fait était illégal aussi.

Oui. Bien sûr.

H. C. : Ce que Jean-Michel a fait a toujours été illégal. Je veux dire, tout ce qu’il faisait, jusqu’à ce qu’il peigne des toiles. Et je pense que beaucoup d’artistes de rue que je connais peignent illégalement. Donc c’est une dichotomie qui ne fonctionne pas ici.

Que tu sois légal ou illégal, tu peins.

H. C. : Oui.

Pourquoi ne faites-vous pas une monographie de Dondi, Seen, A-One ou encore de Futura ? Chaque artiste a souvent une monographie. Vous avez les images, vous connaissez les writers et leur histoire, alors pourquoi ne le faites-vous pas ?

H. C. : Vous êtes la première personne à me le suggérer.

Ah oui ?

H. C. : Cinquante ans plus tard. Cinquante ans trop tard.

Excusez-moi. Désolé (rires)…

H. C. : (Rires).

Je pense que c’est très important d’avoir la monographie des grands artistes.

H. C. : Oui, mais d’autres ouvrages l’ont fait. Il y a des livres qui parlent, non pas de tout le monde, mais certains de ces artistes importants ont leur monographie.

Mais c’est vous qui avez le plus de photographies !

H. C. : Oui, mais écoutez, en fait, j’ai fait un ebook. Vous connaissez mon ebook ?

Oui.

H. C. : Il est disponible sur Apple books online et il contient des interviews de certains writers. On y trouve leur travail. C’est là. Ils sont organisés en fonction des crews. Donc dans ce sens…

C’est une petite monographie.

H. C. : Oui, c’est cela. Mais en mouvement. Oui.

Est-ce que vous pensez que vous avez oublié des tagueurs dans vos livres ?

H. C. : Est-ce que j’ai oublié des tagueurs ?

Quand mon livre a été publié, j’ai oublié des gens parce que je n’avais pas Internet à cette époque. J’étais très jeune et c’était très difficile pour moi de connaître tout le monde, de voir tout le monde. Mais vous, vous étiez au bon endroit et vous avez peut-être oublié des writers ?

H. C. : Oui.

Et que s’est-il passé ensuite ?

H. C. : Principalement, c’est parce que je n’ai pas pris de photos dans le but de faire un livre. Je n’ai pas pris de photos dans le but de faire une étude définitive du graffiti. J’ai pris des photos pour le plaisir et j’ai fait ce qui me convenait. Aller dans le Bronx était proche de l’endroit où je vivais. J’habitais dans l’Upper Manhattan et je pouvais être dans le Bronx, qui avait les meilleures stations, très rapidement, de là où je vivais. C’est donc là que je suis allé. Il se trouve aussi que c’était sur la ligne 2 et la ligne 5, qui étaient les meilleurs trains. Ils allaient du nord, dans le Bronx, jusqu’à l’avenue New Lots dans l’est de New York. Ainsi, tout le monde dans la ville pouvait les voir et les prendre. L’autre avantage, c’est qu’il s’agissait de vieilles voitures dont les côtés étaient plats. C’était merveilleux pour peindre dessus. Sur d’autres lignes, comme l’IND et le BMT, il y avait des trains en métal ondulé, que nous appelions « ridgies » et ils étaient terribles à peindre. Les nouveaux trains, qui ont une sorte de forme comme cela, (représente un contour, ndlr) qui n’étaient pas bons non plus. Alors j’aime les trains plats. Les graffeurs les préféraient et je les préférais. Mais le fait est que j’ai laissé beaucoup de gens de côté parce que je ne suis pas allé à Brooklyn ou dans le Queens pour prendre des photos. Par conséquent, je n’ai jamais vu le travail de ceux qui étaient sur la ligne 7 dans le Queens. Et surtout à Brooklyn, je n’y suis allé que très tard pour prendre des photos. J’ai pris des photos à Williamsburg, juste de l’autre côté du pont : ils avaient des trains plats aussi. C’était les Jays, le train J et le train M. Donc, j’ai pris quelques beaux writers de Brooklyn, mais sinon… Bien sûr. Je suppose que j’ai oublié des gens parce que j’ai tellement de photos. Il y a aussi celles que nous avons dans le train en marche et celles que nous avons dans le train en entier. Dans toutes ces différentes façons de voir l’art, vous savez, vous oubliez, vous oubliez, et vous laissez des gens de côté. J’ai laissé de côté quelques personnes, ce dont je suis désolé.

Vous savez, tous les auteurs qui sont dans votre livre, comme Seen, Jonone, Dondi (R.I.P.), A-One, Futura, tous ces writers, sont devenus de grands artistes quelque temps après. Si vous n’aviez pas fait ce choix la première fois, si vous en aviez laissé certains de côté, peut-être,Jonone et Futura, ne seraient pas célèbres ?

H. C. : C’est vrai.

Quelle est la nature de la relation entre ces peintres et vous, Henry Chalfant, auteur du livre Subway Art ? J’adore Jonone et Futura. Leur inclusion dans le livre s’est-elle transformée en une bonne relation ? Avec le temps, j’aurais pensé que ces hommes auraient pu devenir vos amis, n’est-ce pas ?

H. C. : Oui. Ce sont des amis.

Avez-vous discuté avec eux de cette possibilité, que si vous n’aviez pas fait ce livre, le graffiti ne serait pas considéré comme de l’art aujourd’hui ?

H. C. : Pas exactement de la façon dont vous le dites. Je leur ai parlé des raisons pour lesquelles ils figurent dans le livre et pas dans un autre. C’est parce que c’était pratique quand je suis allé dans ces trains. Et aussi à cause de la période : je n’ai pas pris de photos avant 1976 ou 77. J’ai arrêté de prendre des photos aussi, alors que les choses se passaient encore. Ce n’est donc que pendant cette période de sept ou huit ans que j’ai pris des photos. Et si tu ne peignais pas à l’époque et que tu peignais à un autre moment, eh bien, tant pis ? Cela veut dire que je n’ai pas pris ta photo. Alors j’ai juste fait cela. C’était tout pour moi. Il y avait ces raisons, géographiques et temporelles : géographiques, parce que je ne me rendais pas à Brooklyn ou dans le Queens pour prendre des photos ; temporelles parce que cela avait à voir avec l’époque, la période, à laquelle je prenais des photos. Donc c’était une chance pour les gens présents.

Martha se rend partout dans le monde. Elle prend beaucoup de photographies de graffiti et vous, vous êtes très discret, presque invisible. Excusez-moi, mais vos livres sont très présents, mais vous, vous n’êtes pas…

H. C. : Je ne suis pas aussi disponible que Martha ! Oui.

Pourquoi ? Je pense que le graffiti fait tout autant partie de votre vie, donc…

H. C. : Oui. J’ai passé plus de temps à organiser les archives et à m’assurer qu’il y ait des expositions comme celle au Bronx Museum. Vous savez, je pense que c’est ce qui est intéressant pour moi aujourd’hui. J’étais tellement engagé et tellement impliqué dans les premières années de ma prise de vue avec les métros. Et mon implication était surtout amusante, surtout excitante, amusante de faire partie d’un monde. Vous savez, les gens appellent cela une sous-culture, mais faire partie de ce monde était très excitant pour moi. Et cela ne continuerait pas à être excitant si je continuais à le faire, vous savez, à répéter, à répéter l’expérience dans différents endroits. Donc j’ai décidé que je ne voulais pas le faire.

Je comprends. Je suis comme vous, c’est une partie de votre vie et vous pensez que vous avez votre vie maintenant, et que le passé est le passé.

H. C. : Oui. Et je travaille toujours dessus comme sur ces expositions. Il faut beaucoup de travail pour les réaliser et j’ai développé mes archives maintenant au point de pouvoir faire une grande exposition. Dans le passé, j’ai eu de petites expositions, vous savez, des petites photos sur le mur, et cela m’a beaucoup ennuyé. Mais je pense qu’une exposition comme celle-ci est très excitante, car elle a un impact. C’est grand et il y en a beaucoup, comme les trains, qui bougent. Il y a des trains grandeur nature. Vous pouvez vraiment en faire l’expérience.

L’exposition est maintenant accueillie par le musée du Bronx, est-ce la première grande exposition de votre travail ?

H. C. : C’est la deuxième.

Et quelle était la première ?

H. C. : La première était à Madrid l’année dernière.

Ah ? Je ne l’ai pas vue.

H. C. : Vous ne l’avez pas vue ? Elle était plus grande. Oui. C’était un espace plus grand et les trains étaient plus grands. Ces trains sont juste grandeur nature. Les trains là-bas étaient plus grands que nature et ils ne rentraient pas dans l’espace. Nous ne les avons pas amenés ici donc c’est une exposition compressée.

Mais ici on est dans un des bastions originels.

H. C. : Exactement.

Dans le Bronx, vous avez une relation avec le livre qui est très spéciale.

H. C. : J’en suis très heureux. Beaucoup de gens l’aiment, vous savez. Tous les jours, les gens qui viennent sont des gens du Bronx et des gens d’Europe.

Avant de venir ici, j’ai visité le secteur pour prendre des photographies. C’est comme la Seine Saint-Denis en France.

H. C. : Saint-Denis ? Oui, c’est similaire.

Si vous connaissez le nord de Paris, c’est un quartier très populaire.

H. C. : Avec plein de représentants des classes ouvrières. Oui. J’aime bien cela.

Mais si vous vivez sur la 5e Avenue, vous ne voulez pas voir cela.

H. C. : Non, vous ne voulez pas. C’est vrai.

Vous avez deux types de graffiti : les graffiti dans les galeries ne sont pas comme les graffiti dans la rue.

H. C. : C’est vrai, aussi.

L’art du graffiti en Europe est différent de l’art du graffiti en Amérique. Savez-vous pourquoi ?

H. C. : Eh bien, en Europe, à ses débuts, les tagueurs et graffeurs avaient des avantages : ils n’ont pas eu à mettre au point et développer l’art. Très rapidement, ils ont développé des outils, de meilleurs outils pour qu’ils puissent le faire comme avec l’aérographe. Ils étaient plus rapides que les Américains à développer de nouveaux outils et techniques. Je pense que c’est parce que tout a été donné : « Tiens, prends-le et fais quelque chose avec ! ». Donc ils sont allés de l’avant. Je suppose que c’est, je ne sais pas pourquoi… Je pense que la mission européenne est différente. Je pense que pour la plupart des tagueurs et graffeurs de New York, avant qu’ils ne soient conscients que c’était de l’art, c’était juste du fun. C’était une aventure, c’était une façon de se montrer. En Europe, quand ils ont vu cette culture pour la première fois, ils l’ont prise très au sérieux. Je pense que c’est la différence. Ils prennent tout plus au sérieux en Europe qu’ici.

Dans Subway Art, les writers étaient très jeunes. Le plus jeune est… j’ai oublié son nom, un petit noir avec…

H. C. : … avec une afro ?

Je ne connais pas son nom… Un graffeur avec une mallette. Il travaillait avec une mallette.

H. C. : Avec une mallette ? Trap !

Trap, en effet ! Et le plus âgé estSeen, n’est-ce pas ?

H. C. : Sur la photo à laquelle vous faites référence, Trap est avec Dez. Oui.

Dez est grand.

H. C. : Oui, Dez est grand. Sur cette photo, il a seize ans, Trap en a treize, je pense. Ou bien quatorze.

Et Seen ?

H. C. : Seen avait peut-être dix-huit ans. Nous n’avions pas Blade. Il aurait été plus âgé. Blade ne voulait pas être dans le film. Je lui ai demandé, mais il avait peur d’être reconnu à la police, vous savez, donc il ne voulait pas le faire.

Presque tous ces writers ont traversé des moments difficiles liés à la drogue : c’était très dur pour cette génération, n’est-ce pas ?

H. C. : Certains, oui. Trop, vraiment. Trop sont morts. Mais vous voyez, ce n’est pas nouveau pour la ville de New York. La génération précédente est morte en plus grand nombre. Ils étaient dans les gangs : ils sont morts de la violence ou de la drogue. Et les drogues étaient… Elles changent, mais elles sont toujours là, toujours présentes, vous savez. Les jeunes, les gens que je connaissais fumaient de la « angel dust », enduisant leur marijuana de celle-ci. Et puis, bien sûr, l’épidémie de crack est arrivée dans les années 80.

Il y a une différence entre la France et New York. Il n’y a pas ce gros problème de drogues dures dans la communauté des tagueurs et graffeurs en France.

H. C. : C’est intéressant.

En France, on fume beaucoup d’herbe, ici c’est la cocaïne, l’héroïne, c’est très dur.

H. C. : C’est vrai.

Avez-vous déjà été professeur de graffiti à l’université ou avez-vous enseigné le graffiti dans des écoles d’art ou des académies ?

H. C. : Non.

Pourquoi ?

H. C. : Personne ne m’a jamais demandé de le faire. Je faisais des documentaires et j’avais plus envie de faire cela que d’enseigner, à l’époque. J’ai enseigné la sculpture auparavant, donc j’aime enseigner. Mais le problème avec le graffiti, c’est que je ne sais pas comment le faire. Je pense que l’une des choses que vous voulez enseigner : c’est comment, comment le faire et comment dessiner cet art.

Pas la pratique, mais je pense à la conception, l’art conceptuel.

H. C. : Oui, je comprends. Mais non, j’ai été satisfait de faire un peu d’enseignement juste en parlant, en faisant des conférences, en montrant des présentations PowerPoint, en répondant à des questions sur le film. Je pense que le film est un grand professeur, le film et le livre sont tous deux de grands professeurs, assistants d’enseignement, outils d’enseignement. Donc… Et c’est amusant de répondre aux questions. Vous savez, quand vous allez parler, après la projection d’un film, c’est amusant.

En faisant le livre et le film, en même temps, vous avez découvert le Hip Hop, le break dance. Qu’est-ce que vous en pensez ? Parce que, dans votre livre, vous n’avez que des graffiti…

H. C. : Seulement des graffiti. C’est cela.

Mais autour du graffiti, il y a eu cette éclosion du break dance et ce n’est pas visible dans le livre. Pourquoi ?

H. C. : Nous voulions juste faire un livre sur le graffiti. Je pense que c’est en partie parce que Martha et moi avons pris de nombreuses photos de graffiti avant même de connaître le Hip Hop. Je pense, vous savez, qu’en 1979 ou 80, j’ai pris conscience du Hip Hop, mais pas avant. Je pense que Charlie Ahearn (réalisateur de Wild Side, ndlr) était en avance sur moi, en allant à Harlem et dans les grands clubs où les gens faisaient des jams. Il m’en a parlé. Et puis Martha et moi avons découvert comme – je dois le dire entre guillemets parce que le break dancing était en train de mourir quand nous avons trouvé des break-dancers – quelque chose qui a toujours été un mystère pour moi. Pourquoi personne ne l’a remarqué dans les quartiers où les enfants le pratiquaient ? Vous savez, parce que les enseignants l’auraient vu. Les entraîneurs l’auraient vu. Les parents l’auraient vu. Personne n’était assez intéressé pour prendre des photos. C’était donc très étrange. Mais ensuite Martha l’a découvert. Ce n’est qu’après qu’elle en a perdu la trace, tout simplement parce que personne ne lui a donné les bons numéros de téléphone. Elle m’a alors demandé de lui dire si je trouvais un jour des break-dancers, pour qu’elle puisse le faire, pour qu’elle puisse faire un article sur eux. Et puis une opportunité s’est présentée, quand on m’a demandé de faire une performance basée sur mes diapositives, sur mes photos. Je me suis dit que des photos, ce n’était pas vraiment une performance. J’ai donc demandé à l’un des jeunes graffeurs qui venait dans mon studio s’il connaissait des break-dancers. Et il a dit : «  Je connais la meilleure équipe de la ville ». Il m’a présenté Frosty Freeze et Crazy Legs le jour suivant. C’est ainsi qu’a commencé toute cette histoire de rock steady. Mais je pense qu’il aurait été plus question de break-dance si nous avions eu l’argent, car le premier tournage que nous avons fait était Rock Steady Crew en 1981. Nous avons utilisé tout notre argent, en faisant deux ou trois tournages comme cela, dès le début. Ensuite, nous avons dû essayer de trouver de l’argent, ce qui a pris plus d’un an. Donc, pendant cette période, lorsque nous avons commencé à tourner Rock Steady, et lorsque nous avons eu de l’argent pour revenir en arrière et continuer l’histoire, ils avaient un manager et le manager ne voulait pas que nous le fassions. Elle voulait le faire elle-même. Elle ne l’a jamais fait, mais elle ne voulait pas nous laisser faire. C’est pourquoi l’accent a été mis sur les graffiti. On aurait mis l’accent sur les break-dancers. Nous les aurions fait danser. Nous les aurions vus dans leur vie quotidienne. Nous serions allés rendre visite à leurs parents et nous aurions eu beaucoup plus d’informations sur eux, mais finalement nous n’avons pas pu…

A cette époque, le maire de New York, n’aimait pas les graffiti, je suppose.

H. C. : Exact.

Vous n’étiez pas en odeur de sainteté dans la ville, n’est-ce pas ? Alors que s’est-il passé avec la Ville ? Qu’est-ce que les autorités de la ville ont pensé de votre livre ?

H. C. : La Ville n’a jamais rien dit sur le livre. Je pense que le film, par contre… Nous avons dû obtenir la permission de la ville pour faire le film, pour y avoir accès. Et d’ailleurs nous voulions aussi avoir ce côté de l’histoire : le maire et la police et leur position. Donc, qu’ils le veuillent ou non, ils ont pris la décision de nous donner accès. Vous savez, ce qui je pense était une bonne chose et une surprise parce que, depuis lors, ils sont devenus très négatifs à ce sujet. Très, très négatif. Et ils ne le referaient jamais, ils ne l’ont jamais refait. Ils nous ont donné la permission, à Charlie Ahearn et à un autre film, j’ai oublié. Mais après cela, ils ont dit nonpendant les 40 années qui ont suivi, ils ne l’ont plus jamais fait. Ils n’ont plus jamais donné la permission à aucun cinéaste.

Le graffiti, pour beaucoup de gens dans le monde… C’est sur le métro de New York. C’est une image d’Épinal, vous comprenez cela ?

H. C. : Une image d’Épinal ?

C’est un cliché. Si vous parlez de New York à quelqu’un en Europe, ce qui vient à l’esprit, c’est l’Empire State Building, le métro de New York.

H. C. : Ah oui, c’est comme un point de repère.

Oui, c’est comme un point de repère. Il y a la mythique skyline…

H. C. : Et les graffiti sur les trains.

Oui, les trains. Mais maintenant il n’y a rien ici. Il n’y a pas de graffiti à New York, mais il y en a à Paris, à Madrid et à Barcelone, à Londres, à Berlin…

H. C. : Donc ils n’ont pas besoin de venir à New York (rires).

(Rires) New York est très sûre maintenant…

H. C. : Très propre !

Oui, exactement. Maintenant, que pensez-vous de cette obsession de nettoyer les vieux graffiti dans la ville ?

H. C. : Eh bien, c’est une obsession justement. Ils ont été submergés dans les années 70 et au début des années 80. La ville était à genoux, tant sur le plan financier que sur celui des infrastructures et de ce qu’ils considéraient comme un fléau : la peste, le graffiti. C’était donc un traumatisme pour l’autorité de la ville, une blessure traumatique dont ils ne se sont toujours pas remis. Donc c’est comme s’ils avaient un trouble de stress post-traumatique. Donc s’ils voient quelque chose sur les graffiti, ils font : « Ooooh ! Aaaah ! »… (Rires)

A Bushwick, vous avez des graffiti partout et dans le même temps, il y a aussi de l’embourgeoisement dans ce quartier autrefois populaire. Dans les grandes villes en France, nous utilisons le graffiti pour la gentrification de certains secteurs en phase de changement de population. Pensez-vous que ce soit la fin des graffiti dans la rue à cause de cela ?

H. C. : Eh bien, cela va certainement rendre la tâche difficile. D’abord viennent les artistes et ils utilisent les murs pour peindre dessus. Et puis, quand ils sont là depuis quelques années, les gens cool, ou branchés, qui ont plus d’argent, viennent y vivre. C’est certainement arrivé à Brooklyn et cela commence à arriver dans le Bronx. Le Bronx y résiste. Il y a des gens, il y a beaucoup d’activistes dans le Bronx, qui sont contre la gentrification pour des raisons économiques. Et ils considèrent que les artistes de rue en sont les précurseurs.

Nous pouvons maintenant parler de l’exposition. Quand vous entrez dans l’entrée principale, vous avez une grande carte…

H. C. : … avec une chronologie.

Pensez-vous que toutes les dates sur cette ligne de temps sont importantes pour l’histoire de la ville de New York ?

H. C. : Oui, elles le sont. Peut-être, pas toutes. Je veux dire, nous avons fait deux choses pour que vous puissiez avoir un contexte. Nous avons fait la ville et ensuite les graffiti en relation, ou même sans relation, avec elle. Comme tout s’est passé sur la même ligne de temps, ils se chevauchent, mais je pense qu’il était bon de savoir qu’il y a eu un black-out en 1977, que la ville a fait faillite en 1975. Ces choses particulières étaient importantes à savoir. Et de les relier à quand j’ai commencé à prendre des photos. Quand a eu lieu la première exposition de la galerie.  Quand nous avons sorti notre livre. Vous savez, toutes ces choses liées au graffiti et au Hip Hop d’une part et d’autre part, toutes les choses qui traitent de l’histoire de New York, de la faillite, du blackout.

Les vieux carnets de croquis dans l’exposition, sont-ils les vôtres ou les writers les ont-ils prêtés pour l’exposition ?

H. C. : Ils les ont donnés. C’est ma collection. Les gens me les ont donnés. Oui, j’échangeais des photos, ils me donnaient des esquisses. Ce sont mes archives.

Le choix des panneaux, c’est vous ?

H. C. : Les panneaux ?

Les trains.

H. C. : Ah oui, les grands trains.

Vous avez personnellement supervisé le choix des images des trains ?

H. C. : Des sept trains, oui.

Il n’y a pas d’ordre chronologique pour les photographies. Je vois que celle-ci est plus ancienne que celle-là. Mais pour le grand public, il est très difficile de savoir que ce n’est pas dans une ligne chronologique.

H. C. : Ce n’est pas dans une ligne chronologique, non.

C’est intéressant, mais pourquoi ce choix ? Parce que dans l’art, on fait souvent une chronologie.

H. C. : Oui.

Vous pensez qu’il n’y a pas de chronologie dans le graffiti ?

H. C. : Il y en a certainement, mais dans les années où je prenais des photos, le mouvement de changement était très lent. Le grand, le rapide développement a eu lieu quatre ans avant que je commence. C’est à ce moment-là que l’on a assisté à de grands changements dans le style de la peinture, les gens ayant inventé de nouvelles techniques.

Vous voulez dire que pendant la période où vous avez pris des photographies, le style est resté le même ?

H. C. : Il est resté très similaire. Oui. Donc, il me semble qu’il est important d’avoir une chronologie : la plupart des trains que j’ai eus entre 1978 et 1982, rien n’a vraiment changé pendant ces quatre ou cinq ans.

Pendant les années 70 et 80, est-ce que presque tous les writers étaient de New York ou est-ce que vous en avez eu de Philadelphie, de Los Angeles, de Miami, pour peindre ici, à New York ?

H. C. : Oh non, ils étaient tous new-yorkais. De temps en temps, quelqu’un venait de Philadelphie, mais ils étaient tous new-yorkais à l’époque où je prenais des photos.

Comment imaginez-vous le graffiti dans dix ans, disons en 2030 ?

H. C. : Oh, je pense qu’il y aura, vous savez, des sculptures, peut-être des hologrammes. Avec la réalité virtuelle et la réalité augmentée. C’est, vous savez, c’est comme cela que cela se passera. Et vous serez peut-être en concurrence avec des objets en trois dimensions.

Les outils du futur pour le graffiti, seront-ils des outils numériques ?

H. C. : Je pense que oui, peut-être la peinture lumineuse. Je pense qu’aujourd’hui on peut projeter quelque chose sur un mur, mais dans un futur très proche, on sera capable d’afficher quelque chose de si réaliste qu’il faudra aller le toucher pour voir si c’est réel ou si c’est juste une image, vous voyez ? Cela va arriver, et bien sûr, cela ne sera jamais illégal. Comment cela pourrait être illégal ? Parce qu’il n’y a aucun dommage, aucun dommage matériel. Si vous n’aimez pas, vous l’éteignez. Non, vous pourriez avoir des « battle » d’images.

Quand une personne devant un mur voit quelque chose et qu’une autre personne voit quelque chose d’entièrement différent, vous pourriez avoir une image par personne : c’est très intéressant.

H. C. : Ah oui. Votre tag !

Merci, cher Henry, pour ce moment.

H. C. : De rien, c’était un plaisir.

Traduction : Miceal Beausang-O’Griafa /// Photographies : Henry Chalfant et Tarek