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Ombre et lumière

Publié le 23 juin 2024 par Eric Acouphene

Ombre lumière
Mordom. Il s’appelait Mordom. Il était terrible. En tout cas je l’imaginais tel. Quoi qu’il eût le pouvoir de se rendre invisible (je ne l’avais jamais vu et chacun n’en parlait que pour dire son absence), il ne semblait pas appartenir à la galaxie des super-héros. J’avais épluché bien des comics, espéré tomber sur une page où il serait vaincu par Superman ou terrassé par Spiderman…
Mais pour cela, encore fallait-il offrir prise. Apparaître. Or, de Mordom, nous ne connaissions que le nom. Et cela suffisait à susciter l’effroi. Peut-être ce nom n’était-il qu’une variante, à partir de la première syllabe, de cet autre ennemi invisible, et par-là invincible, ce professeur Moriarty que jamais Watson ne verra et que Sherlock Holmes n’affronte physiquement qu’une seule fois, et encore, le jour de sa mort…
Mordom a-t-il un corps ? A-t-il toutes ses dents ? De quelle couleur sont ses cheveux ? N’est-il pas le diable lui-même, dont les noms mystérieux suffisent à inspirer la crainte : Satan, Lucifer, Belzébuth, Béelzéboul, Légion… ? À mesure que je grandissais, celui que j’imaginais comme une grosse brute au visage sombre devenait plus diaphane. Bien plus tard, je reconnus l’impression que me laissait Mordom dans les figures évanescentes et non moins terrifiantes que l’on trouve des nouvelles de Lovecraft. Il y a Cthulhu, évidemment, l’affreuse créature tentaculaire. Il y a surtout Nyarlathotep, démon à l’identité flottante, ombre qui plane, monstre dont la forme est celle que lui donnera votre propre angoisse…
Relativiser l’épreuve

Un jour, j’ai compris. J’ai compris que quand les adultes rencontrent une épreuve, ils éprouvent le besoin de la mettre en perspective, de la replacer dans un champ plus large. Bref de la relativiser. Ou bien de relativiser l’épreuve de leurs congénères, afin de n’avoir pas à s’y intéresser ou à les consoler. J’ai aussi compris que ce qui me distinguait d’un adulte était précisément ce recul qu’on acquiert face à la contrariété. Ce jour où j’ai compris, c’était avant l’école.
Ma mère revenait de la boulangerie. « Cette nuit, quelqu’un a visité notre voiture ! », nous annonce-t-elle. L’inconnu a pris un paquet de cigarettes qui traînait là et piqué la monnaie du parking dans la boîte à gants. « Bah, il n’y a pas mort d’homme. » Non pas le Mordom dont la présence aurait signifié pire que toutes les effractions. Non, seulement une façon de dire que ce n’est pas grave. Je me souviens : le pain était là, tout frais, mais il n’y avait plus de chocolat en poudre pour mettre dans mon lait. Comme il n’y a pas non plus mort d’homme, on m’a demandé de retenir mes larmes.


Sous un fond de grâce

Ombre lumièreMordom n’est parti pas comme ça. Le pouvait-il seulement, lui qui jamais n’est venu ? Car jamais je n’entendis dire : « Il y a mort d’homme ! » Mordom m’a laissé sa leçon de sagesse. Quand il m’arrive aujourd’hui un peu plus qu’un lait chaud sans poudre chocolatée, ou qu’une visite de la boîte à gants, quand vraiment le bât me blesse, je sens avec une acuité particulière l’absence d’un mal qui fût pire.
Mordom a fait mieux. Il m’a confié une lumière pour éclairer sous un jour plus favorable mes épreuves. Relativiser l’adversité non en la maximisant par imagination peut mener à se rendre insensible. Plus sage encore est de reconnaître que l’épreuve n’a jamais lieu que sous un fond de grâce. On ne tombe malade que d’être en vie. Il n’y a de tension en famille que parce qu’il y a là une famille assez unie pour vivre les tensions. Nos disputes en couple écrivent l’histoire d’amour sans laquelle elles n’existeraient pas. Etc.
Mordom est devenu Rich. Car tout ça, n’est-ce pas, ce sont les problèmes de Rich.

 

Par Martin Steffens. 

Professeur de philosophie en classe préparatoire, il a notamment publié Petit traité de la joie. Consentir à la vie, Rien que l’amour. Repères pour le martyre qui vient, l’Amour vrai. Au seuil de l’autre (Salvator), et Faire face. Le visage de la crise sanitaire (Première Partie). Dernier ouvrage paru : Dieu, après la peur (Salvator).

source : La Vie 

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