D’où vient l’amour

Publié le 21 juin 2024 par Adtraviata

Quatrième de couverture :

Début des années 40. Samuel Poujol, vingt-deux ans, est le fils unique du patron des Ateliers Poujol, une fabrique de sous-vêtements de luxe, dans le Gard. Maud, dix-sept ans, y travaille depuis quelques mois. Ça ne se voit pas qu’elle est enceinte, une grossesse de poupée. Le fruit d’un amour secret. Ça ne se voit pas non plus que Samuel a pour ambition d’égaler son père, cet ami des Juifs pourchassés. Va-t-il épouser la jeune femme le moment venu ? Gâcher son avenir par un scandale ? Maud se pose la question, la pose à l’enfant sur le point de naître. Est-ce qu’il sera content ? On se donne à l’amour trop jeune et la fatalité vous tend les bras.

Quel beau roman nous offre encore Yann Queffélec ! Bon, je l’avoue, je crois n’avoir lu que Noces barbares (il y a donc très longtemps) et je me demandais si j’aimerais celui-ci. Je l’avoue, je trouve Yann Queffélec un peu pompeux en interview, sans doute par timidité, et j’ai peur que ses romans le soient aussi, mais pas du tout, au contraire : malgré son sujet, j’ai trouvé celui-ci frais, vif, tendre et grave à la fois – malgré une grosse invraisemblance.

Nous sommes dans les Cévennes, entre Le Vigan et les crêtes autour du gouffre de Bramabiau, dans les années noires de la seconde guerre mondiale. Maud est une jeune fille nourrie de rêves glanés dans les magazines, elle rêve vraiment du prince charmant, et pourtant elle vit dans la simplicité du mas des Fabrègues, perché sur les hauteurs, avec ses parents qui gagnent leur vie de simples travaux manuels. Mais un jour, au retour de l’école, elle croise vraiment le prince charmant sortant du mas. Maud quitte alors ses parents pour aller vivre au Vigan chez sa tante Rachel, membre de l’Armée du Salut, et travailler aux Ateliers Poujol. En fait, le prince charmant, c’est Samuel Poujol, le fils du patron, qui met régulièrement dans son lit les ouvrières de l’usine, suscitant chez les abandonnées des sentiments jaloux. Et Maud va susciter des jalousies meurtrières. Sans le lui dire, elle remonte aux Fabrègues quelques mois plus tard, pour accoucher de l’enfant prématuré de Samuel et redescendre très vite dans la vallée (c’est là la grosse invraisemblance : comment un si petit bébé survit-il sans le lait maternel et comment cette jeune femme peut-elle ainsi abandonner son enfant ?)

On suit aussi les occupants allemands, qui traquent vainement dans le « dédale » des Cévennes les passeurs de Juifs : le cruel commandant Müller et son second, Aestecker, apparemment plus civilisé. On comprend vite que Rachel est impliquée dans le sauvetage des Juifs, dans un réseau bien organisé dirigé par le père Poujol.

Un fils qui veut secrètement égaler l’héroïsme de son père, des occupants assoiffés de pouvoir, des résistants courageux au-delà de l’idéal, une belle jeune femme follement amoureuse et objet de toutes les convoitises, voilà les ingrédients de ce roman rythmé, passionnément romantique dans le danger, et magnifiquement écrit : un cocktail qui, malgré – ou grâce à ? – l’énormité de l’abandon et de la survie du petit Eddie, m’a beaucoup plu.

« Un jour, il fut question d’avenir, en classe, des métiers qu’elles feraient plus tard, ouvrière, dactylo, postière, comptable. « Et toi ? …. Comme tes parents ? »
Et c’est à moi qu’elle demande ça, pensa Maud, comme par hasard !
Ses parents ? Sûr que non ! Ses parents tressaient l’osier à se déchirer les doigts, ses parents se cassaient la nénette sur les traversiers du volcan à longueur d’année. Ils ramassaient des topinambours et des patates plus noires que du charbon, des oignons roses, des aubergines, des cèpes. Les meilleurs du monde, qu’ils disaient, et il fallait dire comme eux, ne pas se demander où il pouvait bien être, le monde, au-delà du volcan, et s’il existait à l’avant du paquebot Normandie. Le monde c’était Dieu fils de Marie, pour ses parents. « Sûr que j’suis pas inquiète, éluda-t-elle avec feu, du cinéma plein les prunelles. Pas inquiète du tout ! », et la classe partit d’un rire charmé.
S’inquiéter pour Maud, et puis quoi encore ! Elle était si jolie, à quinze ans, qu’on avait l’impression d’aller en classe avec une princesse de conte oriental, une vedette inconnue, et d’embellir soi-même à vue d’œil en étant sa copine. Toutes les filles lui tournaient autour, Maud par-ci, Maud par-là, lui demandaient conseil. Si l’une d’elles ferait un beau mariage avec demoiselles d’honneur et gala, plus tard, c’était Maud. On savait bien qu’elle était pauvre, mais est-ce qu’on est pauvre quand on est jolie, et qu’on plaît aux garçons ? »

« Les Pellatan avaient un hôte, depuis deux jours : le nouveau-né Eddie dont on ne savait pas quel nom il allait porter. Si même il vivrait, le lait de chèvre n’ayant pas l’air de lui convenir, et sa mère n’étant plus là.
« Je n’aurais qu’à partager mon chêne avec lui, soupirait Célestin, il est bien assez grand pour deux. »
Il parlait d’un chêne foudroyé dont les racines empiétaient sur le muret du traversier devant la maison. L’arbre s’enorgueillissait d’une ombre illimitée ; l’ombre s’enorgueillissait d’un parterre vague de pensées sauvages dont le va-et-vient perpétuel au ras du sol enchantait Célestin. Adossé aux racines de l’arbre mort, il ne se lassait pas de regarder dodeliner les fleurettes, sans penser à rien, comme d’autres ne s’ennuient jamais au spectacle mobile de la mer. Vous êtes mes pensées, leur disait-il, je ne sais pas très bien ce que signifient les hochements de vos bonnes petites têtes mauves, mais nous nous comprenons.
Jamais il ne lui serait venu à l’esprit de couper des fleurs ou d’en offrir à Muriel. Les pensées sauvages étaient pollen et poussière, elles étaient beauté, renaissance, la vie. Cette nature omniprésente, à la fois mère et fille d’elle-même, faisait de Célestin sur la terre volcanique une graine desséchée prête à revivre un jour à la faveur du vent – celui-ci l’enfant des fleurs qu’il enfantait, fils aîné du pollen. Pas touche aux pensées sauvages et pas touche au vent marin, pensée sauvage de l’eau et du sel. »

Yann QUEFFELEC, D’où vient l’amour, Le Livre de poche, 2024 (Calmann-Lévy, 2022)

Prix des lecteurs du Livre de poche – sélection Juin 2024