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Nouvelles « impressionnistes » d’une Néo-Zélandaise des 1920’s

Par Ellettres @Ellettres

Avant de commencer à parler du livre en question, permettez-moi de rendre ici hommage à une amie, qui fut autant une amie de la « vraie vie » qu’une amie sur les réseaux. Elle s’appelait Éléonore, elle avait 37 ans, je la connaissais depuis… tout juste 30 ans. Nous partagions beaucoup de points communs mais ce qui nous unissait surtout était une même passion pour la lecture. C’est elle qui m’a tendu le premier tome d’Harry Potter en 1997 en me disant de le lire. Moi je lui avais prêté mon intégrale de la petite maison dans la prairie (les livres). Bien plus tard, quand j’ai créé ce blog, elle a été une de mes premières et plus fidèles lectrices et commentatrice. Elle a ensuite créé le sien : Rosa le rat de bibliothèque. Elle était d’un naturel joyeux, optimiste, drôle, modeste, mi-artiste, mi-intello. Mais elle était surtout d’une immense gentillesse, la vraie, celle qu’on ne rencontre pas partout.

Elle s’est envolée, dans la paix, vers le Ciel vendredi dernier, après deux ans de combat contre la maladie. Éléonore, toi qui passais d’une langue à l’autre avec tant de naturel : te voy a extrañar muchísimo pero creo que donde estés, vas a continuar cuidando a los tuyos.

Nouvelles impressionnistes d’une Néo-Zélandaise 1920’s

Passons maintenant à Katherine Mansfield, puisque c’est d’elle qui s’agit. J’achève son plus fameux recueil de nouvelles « La Garden-Party » avec un sentiment mêlé d’éblouissement et de frustration.

Quel nouveau chef-d’oeuvre aurait-elle écrit si la maladie, le manque d’argent, les soucis conjugaux lui en avaient laissé le temps ?

Dans ses nouvelles elle collectionne les moments de vie comme des cailloux qu’on polit et qu’on fait miroiter à la lumière. De ces moments elle fait jaillir un bouquet ondoyant de couleurs, de sons et de sensations. Sous la caresse de sa plume, ils prennent un relief texturé. Effleure-t-elle la surface des choses ? En apparence seulement. Car en réalité, elle en perce à jour le sens profond : leur grâce fugitive comme leur dérisoire vacuité, leur discrète et déchirante tendresse comme leur horreur informulée. Le tout avec une apparente impassibilité, pleine de désinvolture et de légèreté.

Beaucoup de ses nouvelles commencent par une conjonction de coordination et se terminent par une question, comme si la narration attrapait au vol une histoire déjà commencée et qui ne se termine jamais, comme si l’essentiel se passait hors champ. Cela contribue à donner un sentiment d’indécision et de balancement perpétuel. Les personnages sont pris dans les rets d’émotions contradictoires qu’ils ont peine à définir. La vie s’écoule entre nos doigts et les occasions manquées ne se rattrapent plus, semble dire l’autrice, mais tout est aussi affaire de cycles et de répétitions. Katherine Mansfield mieux que personne montre ce mouvement insaisissable du temps.

Ajoutez à ça un style très moderniste, qui pourrait paraître spontané alors que je le crois ciselé. Chez Katherine Mansfield on est dans un monde travaillé par les forces du changement, au tout début des années 20. Il n’y a pas encore de flappers, mais les jeunes femmes veulent vivre leur vie avec moins de contraintes (un mari est parfois pesant), on envoie balader les traditions, certains carcans ne sont plus aussi bien acceptés.

« Je trouve parfaitement idiot, parfaitement abominable d’être obligé d’aller au bureau lundi ; je l’ai toujours pensé et je le penserai toujours. Passer toutes les plus belles années de sa vie assis sur un tabouret de neuf heures à cinq heures, à griffonner dans le livre de comptes de quelqu’un d’autre ! C’est une drôle de façon de profiter de…de sa seule et unique vie, non ? Ou ne suis-je qu’un pauvre rêveur ? »

J’ai choisi de présenter ici « Sur la baie », la nouvelle la plus longue, celle qui ouvre ce recueil (et non pas « La garden-party », plus connue) car elle m’a littéralement éblouie.

Dans une baie ensoleillée de Nouvelle-Zélande, la vie d’une famille se déroule l’espace d’une journée. Au petit matin, il n’y a que la lumière, le soleil, le vent, la mer, la végétation. On dirait le premier matin du monde. Puis apparaissent les animaux sous la forme de moutons bêlants. Puis le premier homme, un berger anonyme. Enfin le premier levé de la maisonnée, Stanley, le mari et père, court se jeter dans l’océan, ivre de la certitude d’être le premier. Mais il ne l’est pas. Son voisin Jonathan était déjà dans l’eau avant lui. L’ondulation des vagues berce les pensées contradictoires de Stanley, entre irritation et lâcher-prise. « Ne pas se tracasser, ne pas lutter contre le flux et le reflux de la vie, mais se laisser porter- voilà ce qu’il fallait. C’est cette tension qui n’allait pas du tout. Vivre – vivre ! Et le matin parfait, si beau; si frais, qui se prélassait dans sa lumière et donnait l’impression de rire de sa propre beauté, sembla murmurer : « Pourquoi pas ? » »

Les autres membres de l’entourage apparaissent petit à petit en scène. La jeune belle-soeur Beryl. Les trois petites-filles. La grand-mère. Linda, la mère. Le bébé. Les petits voisins sur la plage. La gouvernante. Mrs Harry Kember, « la seule femme de la Baie qui fumait ». Alice, la petite bonne. Mrs Stubb, l’épicière. Leurs relations et personnalités sont très indirectement suggérées, à travers le ressenti des autres personnages. Stanley semble le type même du bon type, un peu lourd sur les bords. Linda pourrait être atteinte de dépression post-partum. Mrs Kember n’est pas très fréquentable. Kezia est la plus dégourdie des trois petites filles, l’enfant du milieu. Mrs Stubb est satisfaite de son veuvage. Jonathan est un dilettante velléitaire. Beryl est dans l’attente qu’il lui arrive quelque chose…

Les perceptions subjectives des cinq sens (non attribuées à un personnage en particulier) sont tressées ensemble presque sans jointures : le bruit de la mer avec le vieux saladier rempli de capucines rouges et jaunes, le sifflet de la gouvernante avec les vagues « à moustaches blanches », le feuillage dense et sombre du manuka avec la chaleur ardente du soleil, des cris d’enfants avec la carriole brinquebalante d’un pêcheur…

Nouvelles impressionnistes d’une Néo-Zélandaise 1920’s

L’écriture de Mansfield est très visuelle, ses descriptions brossées en quelques traits sur le vif ressemblent à des peintures : on dirait parfois du Bonnard, parfois du Sorolla.

Mais au-delà même de la peinture, on est immergé dans un flot synesthésique d’une grande densité existentielle. Ça sent les grandes vacances d’été, quand le temps s’arrête (ou dure un million d’années)…

Mais le temps avance néanmoins. Bientôt, c’est l’heure du thé. Les enfants trafiquent dans leur petit monde, à l’écart de celui des adultes. La mort rôde, tout comme l’amour, masquée. Le soir enveloppe tout de son étreinte silencieuse…

«– Est-ce que tout le monde est obligé de mourir ? Demanda Kezia.
– Tout le monde !
– Moi aussi ?  » Le ton de Kezia était parfaitement incrédule.
 » Un jour, oui, ma chérie.
– Mais grand-mère. » Kezia agita sa jambe gauche et remua les orteils. Elle sentait des grains de sable. « Et si je ne veux pas ? »
La vieille femme poussa un nouveau soupir et tira un long fil de sa pelote.
« On ne nous demande pas notre avis, Kezia, dit-elle tristement. Cela nous arrive à tous , tôt ou tard. »
Kezia demeura un instant immobile à songer à ces choses. Elle n’avait pas envie de mourir. Cela voulait dire qu’il faudrait s’en aller d’ici, de partout, pour toujours, quitter – quitter sa grand-mère. Elle se retourna vivement sur le côté.
« Grand-mère, s’écria-t-elle tout effarée.
– Quoi donc, mon poussin !
– Toi, il ne faut pas que tu meures. » Kezia était catégorique.
»

[Cet extrait était tout trouvé pour clore cet article en forme d’hommage posthume…]

Une seule conclusion : si vous ressentez le besoin de plonger dans la quintessence des émotions esthétiques que la littérature peut offrir pour nous soulager de nos lourdeurs existentielles, n’hésitez plus, lisez ce recueil ! A petites bouchées (comme moi : j’ai mis plus de deux ans à le lire) ou d’un seul trait. L’avantage des recueils de nouvelles, c’est qu’on peut en arrêter la lecture et la reprendre assez facilement…

Katherine Mansfield, La garden-party et autres nouvelles, Gallimard, Folio Classiques, 2002, 370 p.

éé

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