Le Pacifique restait, au début du 18e siècle, le seul océan du monde où les Européens n'avaient, à part les Philippines, aucun établissement colonial. Mais il demeurait surtout le dépositaire du secret de la terre australe qui hantait tous les géographes.
Dès sa découverte, au cours de la grande circumnavigation de Magellan (1519-1521), l'océan Pacifique ne cessa de poser une irritante énigme. Cet immense océan ne pouvait pas être une mer vide. Le monde savant croyait fermement à l'existence, au cœur de la "Mer du Sud", d'un grand continent austral, peuplé et empli de richesses fabuleuses. Ce continent, nouvelle version de l'Eldorado, était indispensable à l'équilibre physique du globe. La terre, pensait-on, ne pouvait tourner rond que grâce à la présence, dans l'hémisphère Sud, du continent austral qui faisait contrepoids aux terres émergées de l'hémisphère Nord. Bref, sans ce continent providentiel, nous aurions été cul par-dessus tête ! Alléchés, les savants s'impatientaient et donnaient des conseils depuis leur cabinet de travail. Buffon, en 1749, suggérait aux explorateurs de tenter leur chance, non plus par l'Atlantique sud, mais par le Pacifique, en partant du Chili. L'académicien Maupertuis, en 1752, prodiguait ainsi ses encouragements : " La découverte de ces terres pourrait offrir de grandes utilités pour le commerce et de merveilleux spectacles pour la physique. " Et le président dijonnais de Brosses, en 1756, ardent partisan de la Terre australe, y voyait une nouvelle Amérique.
Un climat politique favorable.
Les années 1760 offre un climat favorable aux lancements de grandes expéditions. Le traité de Paris, qui met fin la guerre de sept ans, offre une période de paix de quinze années jusqu'à la guerre d'indépendance de l'Amérique (1778). Les États qui organisent et financent ces voyages, surtout la France et l'Angleterre, n'agissent pas dans un but tout à fait désintéressé. Dépouillée de ses établissements aux Indes et de ses colonies au Canada (les "quelques arpents de neige" de Voltaire), la France espère compenser les pertes subies après le traité de Paris ; quant à l'Angleterre, elle n'entend pas se laisser distancer dans la course au Pacifique. En effet, dès la signature du traité de Paris, George III fit préparer un voyage de circumnavigation, dont la responsabilité fut confiée à John Byron (1723-1786), grand-père du poète, qui avait participé comme midship à l'expédition d'Anson. Naufragé dans le détroit de Magellan, Byron avait réussi à gagner l'île de Chiloé où, fait prisonnier par les Espagnols, il put recueillir bien des renseignements sur la navigation dans la "Mer du Sud". Le 3 juillet 1764, Byron appareillait de Plymouth avec la frégate Dolphin et la corvette Tamar. Ses instructions lui ordonnaient de rechercher les terres australes dans l'Atlantique et le Pacifique Sud, de créer un établissement aux îles Falkland (pour assurer un point de relâche aux vaisseaux fréquentant ces régions), de prendre contact avec les Patagons, d'étudier la possibilité d'établir un poste dans la Mer du Sud, enfin de trouver, si possible, le fameux passage du Nord-Ouest qui devait permettre de transiter par le Nord, de l'Atlantique dans le Pacifique, programme trop ambitieux, qui n'a pu être réalisé. Louis XV, qui s'intéressait fort à la géographie, n'était pas resté sourd aux appels des savants et semblait décidé à prendre sa part dans les découvertes. A l'origine de cette orientation nouvelle se trouvait, au moins pour une part, un jeune colonel d'infanterie, Louis-Antoine de Bougainville (1729-1811).
Un Parisien qui devient marin.
Rien n'annonçait le marin dans les origines familiales et géographiques de Louis-Antoine de Bougainville, né le 12 novembre 1729, à Paris, à l'emplacement de la rue du Temple, paroisse Saint-Merry, pas très loin des Halles. Sa famille était venue de Picardie à Paris et son père était notaire. La réussite sociale des Bougainville avait fait de ce dernier, devenu échevin de Paris, c'est-à-dire membre du conseil municipal, un bourgeois puis un gentilhomme, car il fut anobli en 1741. Fils d'un anobli pourvu de relations, Louis-Antoine fut dirigé vers la cour du roi et une carrière militaire. Il entra aux Mousquetaires noirs en 1750, même s'il reçut en parallèle une formation de mathématiques suffisamment poussée pour lui permettre de publier quatre ans plus tard un Traité de calcul intégral qui attira sur lui l'attention du monde savant et lui valut d'être reçu en 1756 dans la Royal Society de Londres, l'équivalent britannique de l'Académie des Sciences. C'est l'Angleterre qui lui valut de découvrir la mer, en prenant le bateau pour traverser la Manche et rejoindre Londres où, incertain sur son avenir, il fut brièvement secrétaire de l'ambassadeur de France. Ce fut aussi l'occasion de rencontrer une célébrité maritime, l'amiral George Anson qui venait de 1740 à 1744 d'effectuer le tour du monde, le premier par un Anglais depuis Francis Drake au XVIe siècle.
Premiers faits d'armes au Canada..
Arrivant en Nouvelle-France (l'actuelle région de Québec), Louis-Antoine de Bougainville est nommé aide-de-camp du brigadier-général Louis-Joseph de Montcalm. Sur place, il participe à de nombreux conflits, la France et l'Angleterre se battant afin d'obtenir la région dans le but de la coloniser. En 1759, il organise par exemple, la défense de la Rive Nord, zone située entre Québec et la Rivière Jacques-Cartier. À la tête d'un contingent de 1.000 hommes environ, il réussit à repousser les Britanniques. Un exploit qui lui permet de gagner en importance et de prouver sa valeur sur le terrain. Malheureusement, les Anglais finissent par reprendre le contrôle de cette même zone. Au printemps 1760, à la tête d'une nouvelle offensive, il regagne la région de Québec, mais là encore, pour une courte durée, puisque l'arrivée de la flotte britannique met un terme aux espoirs français de remporter cette guerre.
Capitulant, fait prisonnier, il reçoit après quelques mois d'emprisonnement, l'autorisation de rentrer en France et de continuer sa carrière de militaire, à la seule condition qu'il serve uniquement sur le continent européen.
Premier Français autour du monde.
Bougainville obtint du roi deux bâtiments, La Boudeuse et L'Étoile, qui appareillèrent de Nantes le 15 novembre 1766.
Signe des temps, il est le premier à embarquer à son bord trois savants : l'astronome Pierre-Antoine Féron, le cartographe Charles Routier de Romainville et le naturaliste Philibert Commerson, accompagné de son assistante Jeanne Baret, déguisée en homme, (voir https://www.pierre-mazet42.com/le-tour-du-monde-de-jeanne-baret ).
Les débuts de l'expédition furent difficiles. Bougainville fut retardé aux îles Malouines, et ce n'est qu'à la fin de l'année 1767 qu'il put embouquer le détroit de Magellan, lequel nécessita cinquante-deux jours d'efforts pour être franchi. On profita de ce séjour pour entretenir de bonnes relations avec les Patagons et permettre à Commerson d'herboriser. Le 26 janvier 1768, les deux navires entraient dans le Pacifique et prenaient le cap au nord-ouest pour rechercher encore une fois cette terre de Davis qu'ils ne trouvèrent pas plus que leurs prédécesseurs. Ils traversèrent en revanche les Tuamotu, sans pouvoir y aborder, car la mer brisait fortement sur les atolls et, le 2 avril, parvenaient en vue d'une île verdoyante à l'aspect enchanteur. C'était Tahiti, redécouverte pour la troisième fois. L'accueil fut des plus amicaux, bien que quelques incidents se produisirent pendant les dix jours que dura l'escale. Il repart vers la France dix jours plus tard accompagné du Polynésien Ahutoru.
Des résultats décevants.
Quel est le bilan de cette navigation ? Il s'avère paradoxal à bien des égards. Rapportés aux instructions remises à Bougainville qui les avait préparées, les apports sont limités et décevants. Peu de terres inconnues ont été découvertes et même Tahiti avait été visité quelques mois plus tôt par Samuel Wallis. La question du continent austral est loin d'être tranchée. Bougainville n'est pas allé en Chine, loin s'en faut, et même les résultats scientifiques restent modestes. Le temps a toujours été compté pour les observations géographiques et hydrographiques, faute de vivres, car les navires choisis pour l'expédition ne permettaient pas d'en emporter assez pour être tranquille à cet égard. Impossible de s'attarder... et donc souvent d'aller à terre ou même de sonder méthodiquement. L'absence complète d'expérience antérieure française pour de tels voyages s'est faite sentir.
La découverte des Tahitiens.
Depuis longtemps, les navigateurs européens avaient l'habitude de prendre à bord des autochtones pour aider à la navigation dans des mers inconnues, ou pour les ramener en Europe comme curiosités ou comme captifs. Au XVIIIe, toutefois, les mentalités avaient changé. Les gouvernements comme les navigateurs mettaient un point d'honneur à se distinguer de pratiques anciennes qui leur paraissaient désormais condamnables. Ils se voulaient responsables à l'égard des populations indigènes. Ils souhaitaient autant que possible nouer des relations " amicales " et éviter la contrainte, même s'ils n'empêchaient pas toujours les situations de conflit et l'usage de la violence.
Bougainville dut se justifier d'avoir fait faire un si long voyage à Ahutoru, sans assurance de revoir un jour les rivages polynésiens. Il s'en expliqua avec humeur dans son Voyage autour du monde, répétant à plusieurs reprises qu'Ahutoru s'était embarqué de son plein gré et que les Français n'avaient rien fait pour l'y encourager. Les journaux de bord de l'expédition confirment cette version des faits. Dès l'arrivée des navires français, le Tahitien manifesta son intérêt à l'égard des nouveaux venus. Loin de paraître intimidé, Ahutoru monta à bord de l'Étoile, la flûte qui accompagnait la Boudeuse, sautant de sa pirogue pour s'accrocher aux chaînes des haubans du navire alors que celui-ci continuait à naviguer. Accueilli sur le bateau, il donna tout loisir à sa curiosité, prenant plaisir à goûter tous les plats, imitant les gestes de ses hôtes, insistant pour se faire servir comme les officiers.
Une fois rétabli, Ahutoru fut présenté à Versailles, puis dans plusieurs salons parisiens. Bougainville lui fit découvrir les divertissements de la capitale : promenade sur les remparts, spectacle de danseurs de corde sur les boulevards, visite des Tuileries, sans que l'on sache s'il s'agissait de montrer Paris à Ahutoru ou de montrer Ahutoru à Paris. Il l'avait habillé pour l'occasion, lui faisant confectionner " un habit avec des brandebourgs d'or, une veste d'étoffe et un plumet ". Quelle fut la réaction du Tahitien ? Plusieurs témoins affirment qu'Ahutoru a manifesté peu de curiosité et d'étonnement, mais il est possible qu'il ait mis un point d'honneur à marquer une certaine distance.
Déjà, pendant le voyage, Bougainville avait remarqué que, par fierté, Ahutoru rechignait à trahir son admiration à l'égard des Européens. Il se peut aussi qu'il se soit assez vite lassé. Ici, les témoignages divergent. Certains prétendent qu'il était englué dans la nostalgie et soupirait après son île. Bougainville, pour sa part, affirme qu'il se plaisait à Paris et qu'il aimait par-dessus tout assister à des spectacles de danse à l'Opéra.
Inversement, quel effet Ahutoru a-t-il produit sur le public parisien ? On imagine que ce Tahitien, avec son habit à brandebourgs d'or et son plumet, se promenant aux Tuileries, a dû exciter la curiosité, de même que sa présence dans les dîners où Bougainville racontait des anecdotes croustillantes sur la vie à Tahiti. Pourtant, les témoignages sont assez rares et plutôt contradictoires. Au bout de quelques semaines, Ahutoru n'est plus mentionné dans la presse, ni dans les correspondances. Ce qui domine, alors, n'est ni l'enthousiasme ethnographique ni le voyeurisme colonial, mais le silence et sans doute l'indifférence. Son teint foncé, sur lequel tous les témoignages insistent, contribua à la désaffection du public. Au moment même où l'anthropologie naissante commençait à élaborer des typologies raciales fondées sur la couleur de peau, Ahutoru ne correspondait pas à l'image saisissante d'une population " blanche " des antipodes, que les premiers récits, comme ceux de Bougainville, avaient fait miroiter aux lecteurs européens.
Les Parisiens se lassèrent très vite de ce visiteur qui n'était ni assez exotique ni assez familier et qui, comble d'infortune, n'arrivait pas à parler français. Pour Bougainville, ce fut une dure leçon. Par la suite, il ne cessa de pester contre la " stérile curiosité " du public parisien qui, tout en prétendant se passionner pour les voyages lointains, se révélait incapable de s'intéresser réellement à un homme venu de l'autre bout du monde s'il ne parlait pas sa langue. On peut aussi y voir les contradictions des nouvelles formes d'attention publique dans cette métropole des Lumières qu'était devenu Paris. Les journaux annonçaient des nouvelles excitantes, le public s'enthousiasmait, mais une information chassait l'autre. La curiosité n'était plus régie par le surgissement de l'exceptionnel ou de la rareté, mais par le rythme toujours plus rapide de l'actualité.
Des occasions manquées.
Rien ne fut fait pour préparer le retour d'Ahutoru à Tahiti. Charles de Brosses, magistrat bourguignon et géographe amateur, qui avait plaidé avec force depuis plusieurs années pour un programme systématique d'exploration du Pacifique à la recherche du présumé " continent austral ", était furieux. Il pestait contre cette occasion manquée, ce triomphe de la légèreté française sur les impératifs stratégiques, économiques et scientifiques de l'époque. Il aurait voulu que le gouvernement organisât une nouvelle expédition, en profitant de la présence à bord d'Ahutoru : " Il est certain qu'on n'avait pas amené en France cet insulaire de la Polynésie seulement pour son plaisir et pour lui faire voir Paris et l'Opéra, mais pour qu'il servît d'aide et de truchement quand on l'aurait ramené dans son pays pour y faire une alliance et établissement utile à la France. "
Finalement, le départ d'Ahutoru fut nettement moins triomphal. Bougainville l'envoya dans un premier temps à l'Ile de France, où il dut attendre un an que soit organisée une expédition qui devait à la fois le ramener à Tahiti et rapporter de précieuses épices. Malheureusement, cette attente lui fut fatale car une épidémie de variole sévissait sur l'île. A peine Ahutoru avait-il embarqué, en septembre 1771, sur le Mascarin de Marion Dufresne, que les premiers symptômes se manifestèrent. Il mourut quelques jours plus tard, tandis que le bateau faisait escale à Madagascar. Son cadavre, enveloppé d'un drap, fut jeté à la mer.
https://books.openedition.org/psorbonne/104872?lang=fr
- Véronique Dorbe-Larcade - Ahutoru ou l'envers du voyage de Bougainville à Tahiti - Au Vent des Iles- 2023.
- Dominique Le Brun, Bougainville, Paris, Gallimard, 2014, 305 p