Impossible de tout dire dans un titre, et je regrette de ne pas y avoir mentionné les noms de
Carole Martinez, qui est l'auteure de
ce roman dont la lecture m'avait bouleversée il y a plus de dix ans, et celui de
William Mesguich car il est non seulement à l'origine de ce projet théâtral mais aussi le metteur en scène (signant également les lumières, comme à son habitude).
J'ai choisi de mettre en avant Jessica Astier parce que son adaptation est rigoureuse et belle et que son interprétation est exactement celle que j'aurais imaginée si j'étais comédienne, et si j'avais son talent.Je vois beaucoup d'excellents spectacles mais peu qui laissent une trace indélébile comme le fera Du domaine des murmures. L'enjeu était de taille et le travail, d'adaptation, comme de scénographie et de mise en scène aboutissent à un moment de grâce.
Le décor, qu'on doit à la jeune femme (qui a aussi conçu l'affiche, et qui est allée jusqu'à suggérer des costumes à Alice Touvet) installe le spectateur devant un retable alors qu'une voix off s’élève sur un brouhaha de murmures étouffés. Nous serons tantôt en intérieur, tantôt dans la campagne.Tous les personnages sont là. Esclarmonde bien évidemmentl, Lothaire le jeune époux éconduit dont William fait la voix), le père d'Esclarmonde et seigneur du domaine des murmures (c'est Daniel Mesguish qui parle en son nom), Douce, sa seconde épouse, belle-mère de la jeune fille, Bérengère, sa servante (ce sera une soeur de William), et puis
Jehanne, Ivette, un bébé, et même la foule … si bien qu'on oublie qu'il s'agit d'un "seule en scène". Par le biais de la magie de la vidéo, Mehdi Izza a brillamment réussi à créer les atmosphères des scènes principales du roman, même si j'ai été aidée par ma connaissance de la région où se déroule l'intrigue dans
la tour seigneuriale qui déploie ses ailes dépareillées au sommet d'une falaise abrupte au pied de laquelle coule la Loue, (…) depuis la source bleue, qui coule près du champ de la fée verte à Malbuisson,
tranquille rivière qui lèche l'escarpement rocheux, s'appliquant à dessiner depuis toujours les mêmes boucles vertes sur la terre.
On ne voit que le résultat, sans réaliser la prouesse technique que représente un spectacle qui comporte 120 tops techniques, mais il est utile de le souligner.Cette proposition est loin de la version (que je ne juge en aucune façon) présentée pendant le festival d’Avignon au Théâtre des Halles en 2015 dans l’adaptation, la scénographie et la mise en scène de José Pliya
, où son actrice, Leopoldine Hummel, était tout à fait enfermée.Ici la closure est suggérée et prend davantage de force. Car la comédienne est si sensuelle que l’idée de la savoir contrainte est une offense. Esclarmonde est toutes les femmes qui de Marie-Madeleine à Jeanne d’Arc en passant par Olympe de Gouges et Louise Michel auront cheminé sur la ligne étroite de la résistance poétique en refusant le diktat des hommes.Esclarmonde l'exprime avec sensibilité : J’aurais tant aimé ne pas déplaire à mon père. Son refus n'est pas un caprice mais la revendication de décider d'elle-même. C'est ce qui est beau et qui demeure universel même si son histoire nous est rapportée depuis le XII° siècle sous forme d'un conte. Et si le roman est au passé, le théâtre se déroule dans une forme de présent. Enfin il faut souligner que les personnages masculins évoluent positivement au cours du récit, bien que la fin soit extrêmement tragique.
La vie des recluses est peu connue. Et pourtant elles furent des milliers à choisir de vivre emmurées pour prier Dieu jusqu’à la fin de leurs jours. C’est en 1187, le jour de son mariage, devant la noce scandalisée, que la jeune Esclarmonde refuse de dire "oui". Elle veut faire respecter son vœu de s'offrir à Dieu, et se fait emmurée dans une cellule attenante à la chapelle du château, avec pour seule ouverture sur le monde une fenestrelle pourvue de barreaux. Mais elle ne se doute pas de ce qui est entré avec elle dans sa tombe … ni du voyage que sera sa réclusion.Loin de gagner la solitude à laquelle elle aspirait, Esclarmonde sera témoin et actrice de son siècle, et soufflera depuis son réduit sa volonté sur le fief de son père, inspirant pèlerins et croisés sur leurs chemins.
Se cloîtrer ne signifie pas se taire. Esclarmonde est emmurée mais pas muette. Cette affirmation sera réitérée avec différents mots avant qu'àla fin elle redevienne stèle pour l’éternité, Victime de ceux qui craignent davantage les sorcières que ceux qui les brûlentWilliam Mesguich est souvent sur scène en tant que comédien (il sera encore au Mois Molière à Versailles les 3 et 4 juin prochains pour interpréter Le souper avec Daniel Mesguich). Il est autant à l'aise dans le registre tragique (Dans les forêts de Sibérie, ou Le dernier jour d'un condamné) que dans la comédie (Mon Isménie). Il a déjà mis en scène de nombreux spectacles comme Opérapiécé, Lettre d’une inconnue, Soie, Liberté ! (avec un point d’exclamation), Les Hauts de Hurlevent, Fluides, Les misérables. Plusieurs seront joués cet été pendant le festival d'Avignon.Jessica Astier alterne comme comédienne au théâtre, à la télévision, la publicité et comme voix off. Elle est aussi artiste peintre, graphiste et actrice.
Bercée par les récits de sa grand-mère, une pied-noir d’origine espagnole qui exerce la fonction de concierge, la jeune Carole Martinez a écrit ses premiers poèmes à 12 ans. Après s’être d’abord illustrée sur les planches de théâtre en qualité de comédienne, elle est devenue professeure de français. Elle a déjà publié, toujours chez Gallimard, Le Coeur cousu (plusieurs fois primé, notamment du Prix Renaudot des lycéens 2007), Du domaine des murmures (Prix Goncourt des lycéens 2011, Prix Marcel-Aymé 2012), La terre qui penche, et Les Roses fauves. Elle sortira le 20 août prochain un nouveau roman.Du domaine des murmures, adaptation et jeu de Jessica AstierD’après du roman de Carole Martinez
Du Domaine Des Murmures, publié chez Gallimard en 2011 (Prix Goncourt des Lycéens 2011)Mise en scène et lumières William MesguichCréation musicale et sonore Tim Vine et Création vidéo Mehdi IzzaCostume Alice TouvetScénographie et affiche Jessica Astier Spectacle tout public à partir de 14 ans. Au Lucernaire 53 rue Notre-Dame-des-Champs - 75006 ParisDu 29 mai 27 juin 2024 du Mercredi au Samedi à 19h et Dimanche à 16hAu Théâtre du Roi René à 10 h pendant le festival d'Avignon 2024