Dans son ouvrage, « Entangled Species : Conversations on Contemporary Art in the Caribbean », paru en 2021 chez Art Agent Orange Publishing à Rotterdam (Amsterdam), Sasha Dees présente le résultat d’un travail de quinze mois de recherche sur les mécanismes de fonctionnement des circuits des arts visuels dans les Caraïbes, sur des institutions qui appuient, promeuvent et financent les arts visuels dans les Caraïbes, sur les difficultés sous-jacentes à une meilleure circulation des œuvres et des artistes dans l’espace caribéen. Ses conversations avec les artistes et les acteurs des arts visuels caribéens mêlées à ses analyses et réflexions personnelles permettent à Sasha Dees de dresser un portrait juste des difficultés auxquelles font face les artistes caribéens.
Le livre est organisé en 12 grands chapitres, chacun explorant un aspect de la structure des arts visuels dans la Caraïbe. L’auteure passe tout au peigne fin : les écoles d’art, les circuits de l’économie de l’art, les galeries, les résidences, les musées, les biennales, ainsi que le financement et la gouvernance culturelle. Les quatre derniers chapitres fournissent des informations de contact des principales institutions d’arts visuels de la Caraïbe, une bibliographie, et une note de remerciement aux institutions et personnes ayant soutenu ses recherches.
Avant d’entamer son analyse, Sasha expose les motivations qui l’ont poussée à entreprendre ce travail dans les Caraïbes ainsi que les limites de ses analyses. Elle précise qu’elle n’est pas experte en histoire, en économie et que ses analyses découlent de ses 25 ans d’expérience de travail dans les Caraïbes et de ses échanges avec les habitants de la région. Elle note que le discours décolonial, qui occupe une place importante dans les grands débats en Europe, notamment à Amsterdam où elle réside, revient fréquemment dans les conversations qu’elle a eues avec les professionnels de l’art et les institutions caribéennes. Cela lui a permis de mieux comprendre différentes perspectives.
“After five centuries, decolonizing is put on the agenda in international politics. The World – including Europe – has started the remaking Getachew writes is needed to complete decolonization. In this book, the influence of the decolonization discourses in international politics is reflected in the encounters and conversations I had with the art professionnals and in the Caribbean institutions I write about.”
Sasha Dees explore la Caraïbe en définissant les concepts clés pour mieux comprendre cet espace complexe sur les plans culturel, social, politique et économique. Elle dresse un portrait précis de la scène politique caribéenne, en soulignant l’influence des pays européens et des États-Unis. La Caraïbe est politiquement fragmentée avec des pays indépendants comme Haïti, la Jamaïque, la République Dominicaine et Cuba ; des territoires d’outre-mer français et néerlandais ; des pays indépendants liés à la couronne britannique via le Commonwealth ; et d’autres, bien que techniquement indépendants, restent sous l’influence constante des États-Unis (comme Haïti et la République Dominicaine). Même après leur indépendance, les nations caribéennes continuent de gérer les traumatismes, les conséquences et les problèmes hérités de la colonisation, qui ont un impact profond sur les arts visuels. Dans un chapitre ultérieur, elle approfondira cette analyse en expliquant comment l’isolement des îles, hérité de la période coloniale, affecte encore aujourd’hui la circulation au sein des Caraïbes.
Ce système d’isolation des îles, instauré par les principales puissances coloniales de l’époque, visait à empêcher la propagation de l’indépendance d’Haïti en 1804 vers les autres îles et à éviter que les navires d’autres puissances coloniales ne pénètrent les territoires contrôlés par une colonie rivale.
“The choice served to avoid invasion by rival European empires, and spoke to the constant fear the enslaved populations on the various islands would become a coordinated mass force, fighting as one against the European colonial powers”.
« with the intention that only Europeans would have mobility. » Il est crucial de comprendre et de souligner cela, car aujourd’hui, dans les Caraïbes, il est plus facile pour les Européens ou les Américains de voyager d’une île à l’autre que pour les Caribéens eux-mêmes. Ils peuvent circuler sans visa grâce à leur passeport, un privilège hérité de la colonisation.
Aborder l’isolement des îles caribéennes, permettent de mieux évaluer comment sont organisées les industries culturelles et créatives dans les Caraïbes, ce qu’on appelle l’Économie orange, l’économie liée au marché des industries culturelles et créatives. Aujourd’hui, cet isolement se manifeste à travers les procédures administratives. Il est beaucoup plus facile pour les artistes possédant un passeport européen ou américain de voyager dans les îles caribéennes, tandis que les artistes caribéens eux-mêmes font face à de nombreuses exigences et contraintes.
Cette situation rend la création d’un réseau entre les artistes et les professionnels des arts caribéens, ainsi que la création d’un réseau international, particulièrement difficile. Quisqueya Henriquez, une artiste née à Cuba, souligne le manque de monographies sur les artistes et de revues spécialisées. Il incombe donc à l’artiste lui-même d’investir dans son propre processus d’internationalisation afin de participer à des biennales, des expositions pour rencontrer d’autres professionnels et faire progresser sa carrière.
Les études en art sont également soumises à un examen minutieux. Les artistes ayant poursuivi des études supérieures en art en Europe ou aux États-Unis témoignent des défis auxquels ils sont confrontés en tant qu’étudiants venant du Sud, et ont une vision du monde différente et se retrouvent immergés dans une perspective eurocentrée de l’histoire de l’art ou de l’histoire en général, où les enseignants négligent souvent les perspectives construites en dehors de l’Europe ou des États-Unis. On peut se demander comment cela enrichit ou appauvrit le langage artistique de ces étudiants.
Les défis auxquels sont confrontés les artistes des Caraïbes, qu’ils soient établis dans la région ou formés à l’étranger, sont multiples et complexes. L’isolement géographique, les barrières administratives, ainsi que les défis culturels et éducatifs contribuent à une dynamique où les perspectives caribéennes sont souvent marginalisées ou négligées. Malgré ces obstacles, les artistes caribéens continuent de créer, de s’adapter et de se réinventer, enrichissant ainsi le paysage artistique mondial de leurs récits en tant qu’artistes. Sasha Dees, à travers ce livre, montre combien, il est nécessaire à ce que les institutions éducatives, les gouvernements et les acteurs de l’industrie culturelle reconnaissent et soutiennent pleinement la diversité et la richesse des expressions artistiques caribéennes, afin de favoriser un échange culturel véritablement inclusif et équitable.
Ervenshy Hugo JEAN-LOUIS
Ervenshy Hugo JEAN-LOUIS étudie l’Histoire de l’Art et l’Archéologie à l’Institut Supérieur d’Études et de Recherches en Sciences Sociales de l’Université d’État d’Haïti. Il s’intéresse aux différentes dynamiques artistiques en œuvre dans les Caraïbes. Il fait partie de l’équipe de pilotage de « La semaine de l’art contemporain », un événement destiné à alimenter les réflexions/discussions sur l’art contemporain en Haïti. Actuellement assistant de direction au Centre d’Art, Ervenshy Hugo JEAN-LOUIS s’engage également en tant que bénévole au sein de l’Association des Musées Caribéens (MAC).