4-2 Préhistoire des mouches feintes : dans les tableaux

Publié le 07 juin 2024 par Albrecht

Le thème de la « musca depicta » a été beaucoup étudié [4], et les spécialistes débusquent encore de nouveaux exemples ou exhument de nouvelles sources littéraires. Cet article se focalise sur la préhistoire du motif, entre 1430-40 et 1480-1500, sans classer ces oeuvres selon les catégories que l’histoire de l’art leur a peu à peu attribuées (représentation animalière, trompe-l’oeil, symbole du diable ou de la mort) : car si tout le monde s’accorde sur le fait que le motif est polysémique, la catégorie dans laquelle on classe chaque exemple reste souvent affaire d’autorité.

Il importe de redonner la parole à ces premiers témoins, dans toute leur singularité. Et certains vont nous dire des choses assez différentes de ce qu’on entend d’habitude.

Article précédent : 4 Préhistoire des mouches feintes : dans les manuscrits


Les premières mouches en peinture

Ces premières apparitions de la mouche sont macabres : comme si, avant 1440, les peintres n’avaient songé à ce détail que pour sa valeur narrative.

Les mouches de Bernat Martorell

C’est dans un triplé flamboyant que les toutes premières mouches font leur entrée dans la peinture.


Le retable de Saint Georges, aujourd’hui démembré, était une oeuvre prestigieuse, probablement réalisée pour la chapelle Saint Georges du Palais de la Généralité de Barcelone. Martorell y fait preuve d’un grand sens de la continuité narrative puisque le roi Magnence, l’ennemi de Saint Georges, apparaît dans les quatre panneaux latéraux (carrés bleus) : deux fois en habit de cour et deux fois en armure. La mouche, quant à elle (cercles rouges), apparaît dans le panneau central, le Combat contre le dragon et dans les deux panneaux terminaux, le Saint traîné au Supplice, et la Décapitation : autrement dit les trois événements qui sont en rapport direct avec la Mort. C’est cette mouche tripliquée qui a permis à Emile Bertaux, en 1905, de rapprocher les panneaux de Paris de celui de Chicago.

Saint Georges et le dragon
Bernat Martorell, 1434-35, Chicago, Art Institute

Martorell aurait pu placer la mouche à un emplacement plus nettement humain, le crâne, mais il a choisi une omoplate indécise pour cette nettoyeuse universelle de cadavres. Le crâne humain et le crâne à cornes font voir éloquemment le destin qui attend la princesse et son bélier, si Saint Georges ne gagne pas.

La mouche, seule vivante dans ce cimetière mixte, est peut être celle qui tire les ficelles du combat entre Bien et Mal qui se déroule au dessus d’elle ; ou bien, indifférente, elle se contente de profiter des restes.

De la même manière, des lézards, émissaires reptiliens du dragon, font l’aller-retour entre la caverne et la princesse : mais on peut tout aussi bien penser que ces bestioles sortent simplement se chauffer au soleil.


Heures de Boucicaut
Maître de Boucicaut, 1405-08, Musée Jacquemart André Bernat Martorell, 1434-35, Chicago, Art Institute

On a souvent comparé ces deux Saint Georges, tantôt pour souligner la ressemblance des compositions, tantôt pour insister sur les différences (la posture du cavalier notamment).
Sans prétendre que Martorell, dont on connaît quelques miniatures, ait été se former dans un atelier parisien, il est clair que le détail animalier – à l’intérieur de l’image – est un procédé d’enlumineur, à la fois narratif et naturaliste. On remarquera que le maître de Boucicaut a quant à lui posé un papillon bleu céleste au ras de la falaise : il sert de relais graphique entre les parents, qui prient en haut du rempart, et la princesse également en prières, captive de son rocher.

Le Saint traîné au Supplice La Décapitation

Les deux autres mouches du retable de Martorell suivent la même logique, mi-symbolique mi-naturaliste :

  • de la mouche posée sur la croupe – point commun avec les deux manuscrits italiens décrits dans 4 Préhistoire des mouches feintes : dans les manuscrits– , on pourrait dire qu’elle aiguillonne l’attelage vers le lieu de l’exécution, mais elle se trouve aussi à sa place naturelle, près de l’anus bien marqué du cheval ;
  • la mouche posée sur l’écu regarde vers le bas, comme si elle accompagnait la chute des cavaliers désarçonnés par la colère divine ; mais elle rappelle aussi qu’elle tient sans problème sur une surface verticale lisse.

Ces toutes premières mouches ont donc toutes trois les mêmes caractéristiques :

  • elles ont partie liée avec la Mort ;
  • elles sont intégrées à l’image et à la narration.

Malgré ce qu’on en a dit, elles n’ont donc rien d’un trompe-l’oeil, ce qu’exclut de toute façon la hauteur respectable du retable (environ trois mètres de haut, en comptant la prédelle) et la distance par rapport au spectateur.


La mouche du maître autrichien

Triptyque de la Mort de la Vierge (détail) Vers 1440, Esztergom Christian Museum, Hongrie

Jusqu’à ce qu’on en trouve un autre, la plus ancienne mouche peinte dans l’intention possible de tromper l’oeil est celle-ci, exhibée par Anna Eörsi :

  • elle se dirige vers le M de l’inscription « Caspar+walthisar+melchior » du petit parchemin fixé par de la cire sur le bord du lit ;
  • une araignée pend sous le livre de l’Apôtre.

La mouche attirée par le cadavre de Marie et menacée par l’araignée participe à une narration marginale, tout en symbolisant la Mort et le Mal. Mais elle participe aussi, avec le morceau de parchemin collé, l’image de la Saint Face, et les charnières, à une tentative manifeste de réalisme.


Si Giovannino dei Grassi a inventé pour les puissants Visconti la mouche métaphysique (voir 4 Préhistoire des mouches feintes : dans les manuscrits), il se pourrait bien que ce soit cet autrichien anonyme qui ait peint, avec ses modestes moyens, la première mouche que tout un chacun a envie de chasser.


Tout de suite après cette entrée en scène, la mouche en peinture va bifurquer dans trois directions bien distinctes :

  • avec l’homme ou la femme d’un portrait,
  • avec la Madone,
  • avec le Christ.

Nous allons suivre ces trois thèmes jusque vers 1480. Après quoi les mouches, devenues pullulantes, ont été plus largement étudiées par les historiens d’art.


La mouche dans le portrait

Ce thème n’est présent que dans les Pays du Nord.


La mouche-peintre (SCOOP !)

Portrait d’un chartreux, Petrus Christus, 1446, MET

Ce tout premier portrait de Petrus Christus est aussi de loin le meilleur, à un moment où, cinq ans après la mort de Van Eyck, il reste encore très proche de la technique de son maître. La mouche est bien sûr un détail illusionniste, au même titre que l’inscription gravée. Mais on sent bien que sa signification va au delà. On a proposé plusieurs hypothèses [5] :

  • acceptation de la Mort, point d’orgue de la vocation du chartreux – mais l’homme, non tonsuré, est un laïc, frère lai ou convers, et pas un moine ordonné ;
  • signature parlante – mais on n’a pas trouvé trace d’un chartreux nommé De Vliegher ;
  • talisman contre le Diable – mais on n’a aucun exemple avéré d’un telle valeur apotropaïque.



On n’a semble-t-il pas remarqué que, tandis que les montants et la traverse supérieure du cadre sont en pierre, la traverse inférieure est en bois : autrement dit une réparation de fortune. C’est justement là que le peintre a posé la mouche, entre son prénom PETRUS et le chrisme qui remplace CHRISTUS. Ce jeu de substitutions de l’éternel par le périssable, de la pierre par le bois, du Christ par celui qui s’en réclame, est l’affirmation du pouvoir immortalisant du peintre : de même qu’il a le pouvoir de déclarer que ce bois feint est une pierre (PETRUS), de même il a celui de suggérer que cet insecte aux pattes plus fines qu’un poil de barbe, qui trace par sa marche une horizontale impeccable, est l’homologue de son pinceau habile, figé pour l’éternité.

Comme souvent, c’est dans ses tout premiers débuts  qu’un motif est le plus complexe.


La mouche « morceau de bravoure »


Schlossmuseum, Gotha Palacio reale, Madrid

Portrait de Philippe le Bon, d’après un original de Van der Weyden, vers 1500

Dans un article récent [6], Stephan Kemperdick a comparé ces deux versions, dont le fond en faux bois porte pour l’un une mouche (Gotha), pour l’autre un cloporte : cet insecte rampant ne peut être compris que comme présent à l’intérieur de l’image, tandis que la mouche, insecte volant, peut tout aussi bien être vue comme un trompe-l’oeil posé sur la surface du tableau. La présence de ce détail dans les deux copies pourrait être l’indice qu’il figurait déjà dans le portrait original peint par Van der Weyden (mort en 1464).

Portrait d’homme avec une flèche
Memling, 1475, NGA

Ce portrait comporte deux morceaux de bravoure démontrant l’habileté à peindre le minuscule :

  • la broche dorée du béret, avec une Vierge au croissant ;

  • une mouche presque invisible sur le fond noir, à côté du pouce qui tient la flèche.

Tout comme dans le portrait de Petrus Christus, cette mouche est nécessairement dans le tableau, puisqu’elle marche sur la table. L’idée est probablement de comparer ces deux choses volantes et bruyantes : la flèche contrôlée par l’archer, la mouche que personne ne contrôle, sauf l’artiste.

Mais on peut également l’opposer, en diagonale, avec le broche du béret, troisième chose qui vole dans le Ciel [7] : l’une dorée et protectrice, l’autre noire et importune.


Portrait d’un homme âgé (PIUS JOACHIM), Maître du Portrait Mornauer (attr), vers 1475, Kunstmuseum, Bâle

L’histoire de ce portrait est intéressante, puisque le halo doré et l’inscription ont été rajoutés en 1512 pour sacraliser un portrait civil, comme nous l’apprend l’inscription qui figurait sur l’ancien cadre :

Pour le divin patriarche Joachim de Nazareth, grand père de Jésus, choisi par lui comme patron, Balthasar Pacimontanus, théologien, âgé de vingt et sept ans et dix sept jours, a fait faire ceci, l’année du Christ douze, au mois de septembre.

DIVO IOACHIMO NAZARE[N]O PATRIARCHAE IESV AVO PATRON[O] S[VO] SELECTO BALDAS[AR] PACIMONTANVS THEOLOGVS ANN [ OS] NATVS VII ET XX D[IES] XVII F[IERI] C[VRAVIT] AN[NO] CHR[ISTI] XII K[ALENDIS] SEPTE[MBRIS] ».

Selon les calculs de Martin Rothkegel [7a], ceci fait naître Baltasar Hubmaier le 16 août 1485, le jour de la Saint Joachim, d’où le choix de ce patron (Baltasar ne figurant pas dans le calendrier). Hubmaier s’est bricolé ce saint patron pour célébrer, en 1512, son accession au doctorat de l’université d’Ingolstadt.



Ces circonstances renvoient la raison d’être de la mouche dans les ténèbres antérieures. Sa position à l’arrière plan, entre l’oeil et les lunettes, laisse supposer qu’elle était plus qu’un simple trompe-oeil : par sa vue réputée et par sa rapidité, elle synthétise parfaitement les deux instruments qu’elle jouxte, la vision de près grâce aux lentilles et la vision de loin grâce aux lettres.


Le moment Zeuxis


Portrait d’une femme de la famille Hofer, vers 1470, peintre souabe inconnu, National Gallery

On ne sait rien du peintre ni de la commanditaire, sinon qu’elle était très riche : robe et rideau de brocard, coiffe impeccable fixée par des dizaines d’épingles, bagues nombreuses. Le myosotis possède un symbolisme trop lâche (amour, souvenir…) pour donner une quelconque indication. La seule certitude est que le peintre n’a pas posé la mouche par hasard : il avait l’assentiment de la cliente.



L’ombre de l’insecte est cohérente avec l’éclairage d’ensemble : il est donc impossible de savoir si la mouche s’est posée sur la coiffe pendant la pose, rendant hommage à l’immobilité du modèle, ou si elle s’est posée aujourd’hui sur le tableau, attirée par cette grande plage blanche. A une époque où la notion d’instantané n’existait pas, on mesure ce que pouvait avoir de vertigineux ce collapse de deux lieux et de deux moments.

L’avancement des techniques illusionnistes permettait à cette riche allemande de s’offrir son « moment Zeuxis » : celui où la peinture devient si vraie que même une mouche s’y trompe, tels les oiseaux attirés par les grappes du maître athénien.


Les trois volatiles du Maître de Francfort (SCOOP !)

Cette composition sort un peu du cadre temporel de cette étude, mais a le mérite de donner un état des lieux sur la question de la mouche, à la toute fin du XVème siècle.


Le peintre et son épouse
Maître de Francfort, 1496, Musée royal des Beaux-Arts, Anvers

Ce tableau ne peut être compris que dans son contexte très particulier : les giroflées dans le vase, dans la main de l’épouse et sur le cadre ouvragé, font allusion à « La Giroflée (De Violieren) », une des chambres de rhétorique d’Anvers dont la devise « Wt ionsten versaemt’ (unis dans l’amitié) » est inscrite en haut du cadre. Elle s’était créée vers 1480 sous l’égide de la Guilde des Peintres, d’où la présence du taureau ailé de Saint Luc [7b].

La première mouche de ce tableau est une mouche « picturale » : tâche noire sur la coiffe blanche, elle joue en contrepoint de la giroflée blanche sur le fond noir, et est similaire à la mouche sur la coiffe de la femme de la famille Hofer (la richesse en moins) : un détail à la Zeuxis, à la fois dans et sur le tableau.

Un portrait de couple

On lit souvent que ce double portrait serait le tout premier exemple de portrait de couple sur un seul panneau. Il a en fait été précédé par un panneau de Memling vers 1470-72 et par plusieurs panneaux germaniques (voir Couples germaniques atypiques)



Reste que la polarité masculin/féminin, inhérente au portait de couple, marque profondément le bas du tableau : deux âges (36 et 27), deux pains ronds, deux verres, deux récipients (pichet et vase), plus l’inscription IHESUS MARIA qui valide la dimension religieuse des objets posés sur la table : le vin du pichet et les deux pains renvoient à une sorte d’eucharistie laïque, célébrée sur un autel domestique autour d’un plat de cerises, le fruit qui symbolise la Passion.

Par élimination, le couteau s’associe mécaniquement à la mouche. Ce qui nous donne une interprétation possible : parce que la mouche a été attirée par le fruit (comprendre le Serpent par la Pomme, du côté de la Femme), le fer a dû trancher le pain (comprendre la Cène et la Crucifixion, du côté de l’Homme) [8].

Une composition rhétorique


Dans le contexte rhétoricien de la composition, on est tenté de mettre en relation les trois animaux ailés qui s’étagent, du plus éthéré au plus terrestre (en jaune) :

  • le taureau doré, emblème de la Peinture, dans le cadre ;
  • la mouche « à la Zeuxis », exercice de style, à la fois sur et dans le tableau ;
  • la mouche diabolique, dans le tableau, emblème du Péché et du caractère périssable des choses ici-bas.

Trois registres bien soulignés par les trois occurrences de « La giroflée » (en blanc).


En aparté : l’origine du cartellino

Cette question est un exemple de ces retournements complets de situation qui font tout le sel de l’Histoire de l’Art (pour les détails, voir la remarquable thèse de Kandice Rawlings [10] ) .

Dans plusieurs articles, l’éminent Millard Meiss avait expliqué que le cartellino, dont le premier exemple en Italie se trouve dans la Madone de Tarquinia en 1437, avait été inspiré à Filippo Lippi par son contact avec des oeuvres illusionnistes flamandes, lors de son voyage à Padoue en 1434-35. On aurait donc l’enchaînement : Flandres => Padoue => Florence => reste de l’Italie.

Petit à petit, les spécialistes se sont rendu compte qu’aucune oeuvre flamande de l’époque ne présentait de cartellino, et que le motif s’était surtout répandu en Italie dans la région de Padoue, et pas du tout à Florence. La théorie dominante est désormais que le cartellino était un motif que Lippi avait vu à Padoue, et auquel il  ne s’est essayé qu’une seule fois. Par l’ironie des destructions, c’est ce produit dérivé qui a survécu, alors que les oeuvres originales n’ont laissé aucune trace.

En 1963, Zygmunt Wazbinski [9] a supposé que le cartellino serait né très précisément dans l’entourage de Francesco Squarcione, le maître de Padoue et grand introducteur du renouveau antiquisant dans la peinture italienne. Wazbinski a même proposé une explication séduisante (malheureusement sans source textuelle) :

« Le cartellino imite les étiquettes en papier que Squarcione apposait sur les objets de sa collection de sculptures anciennes, fragments et modèles d’atelier : ses nombreux étudiants auraient pu vouloir l’utiliser pour revendiquer leur contribution individuelle au sein de cet important atelier ». ( [10], p 8)

Voici donc maintenant l’enchaînement le plus probable, résumé par Kandice Rawlings :

« L’origine du cartellino à Padoue – non aux Pays-Bas ou à Florence – est confirmée par son apparition à Padoue au milieu du XVe siècle dans le cercle de Francesco Squarcione, par les précédents que sont les signatures et inscriptions dans la peinture gothique de Venise et de la Vénétie, et par le lien avec les centre d’intérêts locaux pour l’épigraphie et l’archéologie. Dans le dernier quart du XVe siècle, le motif fut repris par les peintres vénitiens et diffusé à d’autres parties de la terraferma. » ([10], p 58)

La Madone de Tarquinia (SCOOP !)


Triptyque de Saint Juvénal, Masaccio, 23 avril 1422, Museo Masaccio, Cascia di Regello Madone de Tarquinia, Filippo Lippi, 1437, Palazzo Barberini, Rome

Eloignées d’à peine quinze ans, ces deux oeuvres montrent bien tout ce que le contact avec la peinture flamande avait apporté à Lippi. De Masaccio il a conservé la vue plongeante (le point de fuite approximatif est au niveau du visage de la Vierge) mais il a remplacé le dossier du trône par les trois pans d’une chambre, faisant en quelque sorte descendre la Madone de son ciel doré et éternel à l’ici et au maintenant. Il a inventé un très original trône circulaire, dont le dossier vient compléter, en creux, l’estrade qui fait ressaut en avant ; et remplacé l’inscription ( PLENA-DOMINUS-TECUM-BENEDICTA) par des simples cannelures à l’antique, au centre desquelles il a serti l’ancêtre de tous les cartellini.

A noter chez Masaccio le détail de la Vierge tenant le pied de l’enfant : cette iconographie remonte à la Vision de Saint Brigitte, selon laquelle la Vierge serait tombée en larmes devant la beauté de son fils, ayant la prémonition de sa Passion (voir aussi La Sainte Famille de Nuit). Le thème de la Madone triste se prête à de nombreuses variantes, en général méconnues, dont nous verrons des exemples plus loin.



Tandis que Masaccio avait inscrit la date au centre du cadre (MCCCCCXXII), Lippi l’a remontée sur le cartellino et l’a disposée verticalement, avec un raffinement calligraphique qui n’a pas été souligné : la taille des lettres diminue, en passant de Dieu et du Millénaire ( Anno Domini M) aux jours (vii), avec la préciosité supplémentaire de représenter les trois X comme trois croix, à la manière d’un petit Calvaire.

Comme le note Rona Goffen [11] ce proto-cartellino n’en est pas vraiment un : d’une part parce qu’il ne porte pas la signature de l’artiste, d’autre parce qu’il n’est pas réalisé en trompe-l’oeil (collé sur le tableau), mais intégré à la composition.

Très précisément, Lippi l’a placé sur une petite protubérance cylindrique : un dispositif fréquent devant les estrades rectilignes [12], mais dont je n’ai trouvé aucun exemple devant une estrade circulaire. Le papier est collé à gauche par un point de cire, mais coincé à droite par la pierre (on voit bien le bombement qui résulte de la compression) : ce papier a en fait pour fonction de dissimuler une ébréchure dans le socle de marbre. Ce qui nous ramène, d’une nouvelle manière, aux étiquettes que Squarcione collait devant ses antiques.

A la manière de la lettre de Poë, Lippi place juste sous notre nez, et pourtant pratiquement invisible, un morceau de bravoure d’une rare complexité, souvenir de son voyage à Padoue.


Deux trompe-l’oeil cumulés (SCOOP ! )

il fallait que les deux motifs squarcionesques, la cartellino et la mouche feinte, aient, chacun de leur côté, atteint leur maturité, pour qu’un artiste songe à les combiner, dans une sorte de trompe-l’oeil au carré. Cela ne s’est produit à ma connaissance que deux fois, la même année 1495 : coïncidence qui soulève la question d’une influence mutuelle, insoluble dans l’état de notre ignorance quant à l’une de ces deux oeuvres.

Portrait de Luca Pacioli, Jacopo de Barbari, 1495, Musée Capodimonte, Naples

L’inscription du cartouche IACO.BAR.VIGEN/NIS.P. 149(5), qui semblait au départ assez claire ( Jacopo di Barbari , âgé de vingt ans (VICENNIS), a peint en 1495) a été définitivement obscurcie par une cascade d’érudition et de délires interprétatifs [13] : entre ceux qui ont mis en doute l’authenticité du cartellino et ceux qui en font la clé du déchiffrage du tableau, de l’identification du peintre ou de celle du jeune homme, une mouche n’y retrouverait pas ses oeufs. Passons.

Annonciation, Cima da Conegliano, 1495, Ermitage

On connaît en revanche beaucoup de choses sur la seconde oeuvre : elle a été peinte pour l’autel principal de la chapelle de la confrérie des Soyeux de Lucques (Arte dei Setaioli), dans l’église Santa Maria dei Crociferi de Venise. Le cartellino se trouve en bonne place, presque au centre, sur le flanc marqueté de la plateforme qui porte le lit de la Vierge, et sous un autre morceau de bravoure : le volet ouvert, à l’intérieur duquel s’ouvre un second volet.

Ces deux ouvertures imbriquées ont une valeur symbolique : elles représentent la révélation en deux temps de l’Incarnation, d’abord par la prophétie d’Isaïe 7,14, inscrite en hébreu sur le haut du lit, puis par la parole de l’Ange. La restauration récente a révélé en bas du lit une inscription malheureusement illisible, en lettres latines [14]. Ainsi les deux inscriptions et les deux langues corroborent cette notion d’une Annonciation en deux temps.

Sceliphron Spirifex (Sphex ) Hill, J. A decade of curious insects. London. 1773

Le cartellino porte la date, le nom des quatre confrères qui ont validé la réalisation, puis la signature « Joan Baptista da Conegliano fecit » [15]. L’insecte termine la liste. On a dit qu’il s’agissait de l’emblème de la confrérie, mais rien ne le prouve. La forme de l’abdomen et des ailes fait penser à une sorte de guêpe, de type Sphex : on la nomme en Italie vespa vasoia, la guêpe-potière, à cause des petits nids individuels qu’elle construit avec de la terre.



Une complication supplémentaire est la présence d’un second insecte, une mouche posée sur le montant du pupitre de Marie. On peut classer ces deux présences infimes parmi les exercices de style un peu gratuits, comme les vitres manquantes dans les vitraux de l’église, ou la chaise à enfant sous la fenêtre.



On peut au contraire leur accorder une importance majeure, en remarquant que les deux protagonistes regardent dans leur direction, comme pour attirer l’attention du spectateur. En l’absence du volatile habituel de l’Annonciation, la colombe blanche de l’Esprit Saint, ont-ils par antithèse une valeur péjorative, celle du Diable qui rode pour tenter d’empêcher l’Incarnation ? (sur un exemple de cette croyance médiévale, voir 5.1 Mise en scène d’un Mystère sacré).

Il faut sans doute distinguer les deux insectes : la mouche ou le moucheron du pupitre pourrait bien être le symbole d’un diable inoffensif, déjà réduit à presque rien. La guêpe du cartellino, en revanche, ne peut avoir qu’une valeur positive, puisqu’elle conclut la liste des clients. Cette espèce, qui ne pique pas et vit solitaire, n’est pas considérée nuisible. Depuis Virgile, on associe à la virginité les abeilles, qui :

« ne s’adonnent point à l’amour, qui ne s’énervent pas dans les plaisirs, et ne connaissent ni l’union des sexes, ni les efforts pénibles de l’enfantement ». Virgile, Géorgiques, livre IV

Les guêpes ont en commun avec les abeilles d’être engendrées du corps d’un animal mort, mais Pline précise bien une différence essentielle : elles ont une vie sexuelle :

« Le corps d’un jeune bœuf , qu’on a fait expirer sous les coups , produit des abeilles , comme le corps d’un cheval produit les guêpes et les frelons , et celui d’un âne les scarabées , la nature changeant certains animaux en d’autres. Mais nous voyons ces trois dernières espèces d’insectes s’accoupler . Toutefois ils élèvent leurs petits presque de la même manière que les abeilles. » Pline, Histoire naturelle, Des insectes

Ainsi, tout comme le bombyx du mûrier aurait mieux convenu comme emblème des soyeux, de même l’abeille aurait été un bien meilleur candidat pour symboliser la virginité de Marie. Je pense que Cima a choisi la guêpe-potière pour deux raisons : en hommage à son habileté d’artisan, et aussi parce qu’elle fabrique des nids. Et la chambre de Marie contient déjà une chaise d’enfant, fabriquée par son artisan de mari


D’un point de vue esthétique, on remarquera que les deux insectes couvrent parfaitement toute la tessiture de notre motif :

  • la mouche, presque invisible, est située dans le présent de Marie, celui de l’Annonciation ;
  • la guêpe, trompe-l’oeil mis en évidence sur un trompe-l’oeil, est faite pour attirer la main : en venant se poser après la signature du peintre, elle vient en quelque sorte, dans le Présent du tableau, attester de la bonne fin du contrat.


La mouche et la Madone

Ce thème n’est attesté qu’en Italie.

L’école de Padoue : de Squarciaone à Schiavone

Une Madone triste (SCOOP !)

Vierge à l’Enfant
Giorgio di Tomaso Schiavone, 1455-60, Galleria Sabauda, Turin (photo Jean Louis Mazières)

Cette composition truffée d’éléments antiquisants (amours ailés, guirlandes, marbres) est une oeuvre de jeunesse de Schiavone, alors qu’il travaillait à Padoue dans l’atelier de Squarcione. Les fruits relèvent de l’autre grand apport de Squarcione, l’illusionnisme des objets placés au premier plan, parmi lesquels il faut compter les deux autres inventions probables de l’atelier, le cartellino portant la signature et la mouche en trompe-l’oeil.

Ici tous les détails se cumulent de manière scolaire, sans cohérence d’ensemble et de manière bizarre :

  • la Vierge repousse le livre fermé d’une main dédaigneuse,
  • le Christ semble vouloir écraser le chardonneret,
  • les deux amours de premier plan tiennent à plat dans la main droite un petit disque métallique, l’un affublé d’une mouche dans le dos et l’autre tenant une cerise.

Tous ces détails s’éclairent si on suppose que Schiavone a voulu illustrer, d’une manière nouvelle et trop ambitieuse pour ses moyens, le thème de la Madone triste :

  • voilà pourquoi elle repousse le livre, qui annonce ce qui va arriver ;
  • pourquoi l’enfant malmène le chardonneret, prédestiné par sa tâche rouge à venir se poser entre les épines de la couronne ;
  • quant aux amours du premier plan, je crois qu’ils tiennent de petits miroirs divinatoires dans lequel ils voient, au delà de l’Enfant, son futur tragique.

Enfin, de part et d’autre de la composition, la mouche et la cerise forment un pas de deux maléfique, sur le thème de la Tentation, comme nous l’avons vu dans le portrait de couple du Maître de Francfort.

Tout ce passe comme si, dans ce premier opus, Schiavone mettait en place, à l’emporte-pièce et sous forme de brouhaha, un vocabulaire symbolique qu’il utilisera par la suite de manière plus parcimonieuse.

Un détail antiquisant


Vierge à l’Enfant avec deux anges, Giorgio di Tomaso Schiavone, 1456-61, National Gallery

Sur le cartellino maintenant très visible, Schiavone se réclame fièrement comme disciple de Squarcione, à côté d’une mouche aux ailes partiellement effacées (si c’était un perce-oreille, les pinces serait à l’arrière).

Kandice Rawlings [16] a pointé une source possible de la muscomania italienne : l’humaniste Guarino da Verona avait publié en 1440 une traduction d’un texte grec de Lucien de Samosate, faisant un panégyrique (ironique) de la Mouche :

« Lucien démontre son esprit rhétorique en décrivant d’abord la beauté de la mouche, ses ailes délicates et la façon dont elle mange avec ses pattes avant, comme une personne. Il énumère ensuite les bonnes qualités de la créature irritante si souvent associée à la mort, transformant ces défauts en attributs louables. Il cite le courage comme une vertu des mouches, idée que Lucien attribue à Homère, qui les compare aux héros. Lucien affirme également que les mouches, nées de chair morte, ont une âme immortelle, puisqu’on peut asperger de cendres une mouche morte et qu’elle a une « seconde naissance et une nouvelle vie » : ce qui leur confère une autre couche de sens, en tant que symbole chrétien. »

Emballé par l’ironie de Lucien, Alberti avait écrit, en 1442, un panégyrique tout aussi sarcastique de la Mouche : dans son ouvrage séminal ([3], p 24), Chastel explique bien qu’il ne faut pas prendre ces « éloges » au premier degré.

Cependant, sachant l’importance de Lucien pour la Renaissance italienne – ses ekphrasis décrivent en détail les oeuvres antiques – il devient très vraisemblable qu’un artiste théoricien tel que Squarcione ait introduit ce détail à titre de clin d’oeil antiquisant, dans une Madone aujourd’hui perdue, mais que reflètent celles de son disciple.


Un argument publicitaire

Philarète raconte à son maitre Francesco Sforza, dans son Traité de la peinture (1461-64), une anecdote souvent citée, mais rarement jusqu’au bout :

« Je me suis trouvé une fois à Venise chez un peintre bolognais qui m’a invité à déjeuner et m’a assis devant des fruits peints. J’étais vraiment tenté d’en prendre un, mais je me suis retenu à temps, car ce n’étaient pas de vrais fruits et pourtant ils avaient l’air si réels que s’il y avait eu de vrais fruits mélangés avec eux, n’importe qui aurait été dupe. On lit également que Giotto, dans sa jeunesse, peignait des mouches qui trompaient son maître Cimabue. Il pensait qu’elles étaient vivantes et tentait de les chasser avec un chiffon. Ces choses merveilleuses, dérivées de la connaissance de la force de la couleur et de la manière de la placer, ne se voient pas en sculpture. »[16a]

Cette remarque inscrit la question de la mouche feinte, dès le début, dans le débat sur le paragone, à savoir la comparaison entre la sculpture et la peinture (voir Comme une sculpture (le paragone). Le peintre bolonais dont parle Philarète est très probablement Zoppo, le fils adoptif de Schiavone (Anna Eörsi, [1] p 16).

On pressent chez les peintres de cette mouvance, avec cette référence prestigieuse à Giotto (et au delà à Apelle et Zeuxis) un sens aigu de la publicité. [16b]

Vierge à l’Enfant avec deux anges
Giorgio di Tomaso Schiavone, 1459, Walters museum, Baltimore

Dans cette autre Madone de Schiavione, on retrouve une mouche (ailes refermées) associée au même cartellino : ce qui rend d’autant plus plausible sa signification de « marque de qualité », inscrivant « l’école de Squarcione » dans la lignée des peintres antiques [17]. Tandis que l’oeillet et la cerise, fleur et fruit symboliques de la Passion, sont sous le regard triste de l’Enfant, la mouche et le cartellino, accrochés sur la face sombre, ne sont plus que des trompe-l’oeil, destinés au seul spectateur.

Vierge à l’Enfant avec deux anges
Giorgio di Tomaso Schiavone, 1456-60, National Gallery

Ici, ni cartellino, ni mouche : le diptère s’est transformé et déplacé à l’intérieur de l’historia…

…sous la forme d’un papillon translucide posé sur une cerise, que l’Enfant regarde avec circonspection.



En aparté : la bulle et la mouche

Dans la Vierge de la National Gallery, un détail iconographique unique est la bulle coincée sous le pied gauche de l’enfant, qui semble attachée au fil rouge. On a supposé qu’il s’agissait d’une allusion à l’orbe de cristal qui figure dans certaines représentations de Dieu en Majesté.

Invention et développement de l’orbe de cristal

Dieu le Père, Louvre Le Christ en Majesté, Turin, fol. 39v (détruit)

Très Belles Heures de Notre-Dame, 1395-1407

Dans ce manuscrit légendaire, on trouve dans les mains de Dieu ce qui est sans doute un des tous premiers orbes de cristal, rajouté à une date inconnue par un artiste eyckien ; tandis que la figure du Christ tient un orbe plus traditionnel, contenant un monde en miniature. C’est sans doute la capacité optique du cristal à produire un univers sphérique qui a conduit à cette équivalence, dès lors que la technique des peintres leur a permis de donner l’illusion de la transparence.

Vierge au chancelier Rolin (détail), Van Eyck, vers 1435, Louvre Salvator Mundi, Arenberg Hours, 1460-65, Willem Vrelant, Getty Museum Ms. Ludwig IX 8 (83.ML.104) fol 13

Van Eyck place un petit globe, techniquement parfait, dans la main de l’Enfant Jésus ; le reflet de la fenêtre est à la fois une préfiguration de la Crucifixion, et une ellipse graphique qui évite de détailler le reflet.

Il faudra attendre Vrelant, trente ans plus tard, pour trouver un tel globe de cristal dans la main du Salvator Mundi – cette figure du Christ debout et bénissant qui s’est progressivement constituée (voir 7 Le Christ debout sur le globe.).

Toutes ces inventions sont flamandes, et le globe y est toujours crucifère, cerclé par du métal doré. La sphère totalement libre inventée par Schiavone, avec ses deux reflets de fenêtre, est un ovni complet en Italie (vingt ans plus tard, le Salvator Mundi de Crivelli tiendra encore un orbe crucifère opaque, entièrement doré). L’absence de reflets en forme de croix, et l’emplacement sous le talon sont autant de désacralisations : faut-il comprendre cette sphère comme un jouet pour enfant, qu’il aurait lâché de la main pour la retenir du pied ? On sait que les verriers vénitiens réalisaient des objets de cristal traversés par un fil rouge (voir le polyèdre du Portrait de Lucas Pacioli, plus haut). S’agirait-il d’un cadeau ou amulette offerte à l’enfant, au même titre que le collier de corail ?


Une Vanité qui n’en est pas une (SCOOP !)

Vierge à l’enfant
Anonyme bolonais, 1450-1500, Getty Museum

La question est d’autant plus irritante que ce tableau, dont on ne sait rien, présente lui aussi une mouche et une boule de cristal et les met pour ainsi dire en balance, l’une sur le mollet droit et l’autre sur la cuisse gauche du nourrisson.

Accoutumés à l’association entre l’enfant et la bulle, dans le thème de l’Homo bulla, et à l’omniprésence de la mouche dans les Vanités hollandaises, un regard rétrospectif conduirait à voir dans ces deux accidents réunis des symboles de la Fugacité. Mais il faudrait reconnaître que cet artiste italien inconnu avait un siècle et demi d’avance. Ce pourquoi les commentateurs évitent soigneusement ce tableau.

La métaphore de l’Homo bulla se trouve dans Varron et surtout dans le Charon de Lucien de Samosate, ce dernier étant très populaire chez les humanistes italiens du XVème siècle [17a]. Mais l’association des deux métaphores n’apparaît, dans l’Antiquité, que dans le Satyricon de Pétrone :

« Hélas ! Nous allons comme des vessies soufflées. Nous valons moins que les mouches ; elles, au moins, elles ont une certaine force, mais nous ne sommes pas plus qu’une bulle d’air » [17b]

Malheureusement, cette phrase se trouve dans une partie du Festin de Trimalcion découverte seulement en 1645, elle n’a donc pas pu être connue par notre anonyme [17c].

On en conclut que sa sphère transparente ne peut en aucun cas être un symbole de l’éphémère, mais qu’elle véhicule au contraire les valeurs de pureté et de permanence du cristal. La mise en balance de la mouche et de la sphère est probablement à comprendre comme une image totalement originale de la double nature de l’Enfant, à la fois sous le signe infime de la mouche et sous celui, magnifique, du Cosmos.



Cette interprétation s’applique également à la composition de Squarcione où l’oeil, en prolongeant le fil rouge, est conduit de la sphère de cristal immortelle à la pèche, dont le caractère périssable est souligné par la mouche.



De Schiavone à Crivelli

Crivelli était un ami de Schiavone a Padoue, et l’a accompagné à Zadar lorsqu’il a dû fuir la ville suite à une affaire de moeurs. De cette période dalmate, on n’a aucun trace. Et les premières oeuvres où Crivelli pousse encore plus loin l’esprit squarcionesque n’apparaissent qu’en 1473, lors de son retour dans les Marches.

Vierge à l’Enfant
Crivelli, 1473, MET

Ce tableau, typique des procédés illusionnistes de Crivelli, a été analysé par Norman E Land [18], dont je prolonge ici les conclusions.

Le cartellino – collé avec des points de cire, mais sur du tissu – et la mouche – qui semble posée sur la marche, mais de taille exagérée – sont deux objets-limite, que l’on croit dans l’image mais qui en fait habitent sur sa surface. En ce sens, le chardonneret blotti dans les mains de l’enfant est l’antithèse interne de la mouche.

L’effet d’étrangété est causé par le regard de la mère et de l’enfant sur cet intruse, regard qui traverse la couche picturale et rejoint l’espace du spectateur.

Un autre effet, purement symbolique, est la mise en pendant de deux « accidents » : la mouche et la fissure. L’insecte prend ainsi une valeur péjorative, celle de l’envoyé de Belzébuth, espionnant la mère et le fils depuis l’extérieur du tableau.

Un troisième objet, que l’on pourrait dire à la limite de la limite, est la guirlande de fruits – eux aussi trop gros pour faire partie de l’image. Pourtant ils passent derrière l’auréole de la Vierge, affirmant ainsi qu’ils se trouvent bien à l’intérieur.

La Vision du Bienheureux Gabriele, Crivelli, vers 1489, National Gallery

Crivelli n’assumera qu’une seule fois le statut extra-iconique de ces fruits, non pas en exagérant leur taille, mais en leur faisant projeter une ombre sur le ciel. Peut-être parce que le sujet, une Vision, se prêtait particulièrement à cette mise en abyme.

Vierge à l’Enfant
Crivelli, vers 1480, Victoria and Albert Museum

Cette autre Madone reprend les principes que celle de 1473, mais à l’envers . De taille normale, tous les objets du premier plan sont bien, maintenant, à l’intérieur de l’image :

  • le procédé du cartellino est remplacé par son contraire, le procédé épigraphique (l’inscription gravée dans le marbre) ;
  • le point de cire sert à coller l’oeillet, qui projette son ombre cassée sur l’arête.

Au couple fissure-mouche s’ajoute un autre couple symbolique [19] :

  • l’oeillet de la Passion, côté Enfant, verticalisé comme la Croix ;
  • la violette de l’Humilité, côté Marie.



Un autre jeu de niveaux, tout à fait original, confronte les deux coqs qui triomphent dans l’or de l’impasto (en avant du premier plan) aux oiseaux qui, à l’arrière-plan, nichent dans l’arbre sec du Pardis perdu.

Le paradoxe crivellien tient à la puissance de son artillerie graphique, au service d’idées finalement assez banales.


La mouche infinitésimale


Saint Léonard, Saint Jérôme, Saint Jean Baptiste, Saint François d’Assise et une donatrice
Nicola di Maestro Antonio di Ancona, 1472 ,Carnegie Museum of Art

Dans la proximité (et peut être la rivalité avec Crivelli), ce peintre des Marches choisit le camp de la mouche interne au tableau, et la fait tendre vers l’infinitésimal.



Seul son emplacement stratégique permet de la détecter, et de lui donner son triple sens :

  • petit diable attiré par le fruit ;
  • signature déportée (ANCONA) ;
  • témoin de l’éphémère (MCCCCLXXXII).

Vierge à l’Enfant
Nicola di Maestro Antonio di Ancona, vers 1490 ,Mineapolis, Institute of Art

Cette Vierge triste (elle tient le pied de l’Enfant) porte sa ceinture virginale de manière très éloquente : elle lui barre le sexe. Ce qui montre bien la surenchère entre peintres quant au maniement de symboles que tout un chacun comprenait (ou se faisait expliquer).

Si la mouche est montée sur le socle, c’est pour signifier son insignifiance par rapport à l’immense Madone.



On notera le détail antiquisant des joints de métal qui lient les pierres, et la frise de coquillages. Un seul est placé à l’envers : justement celui qui se trouve à l’aplomb de la mouche. Manière de faire comprendre que l’accident minuscule ne perturbe pas l’harmonie de l’ensemble.

Ce procédé de l’intrus dans la frise avait déjà été utilisé par Crivelli (voir Plus que nu), de manière plus ostensible :

Triptyque de Saint Dominique (détail volet droit)
Crivelli, 1482, Brera, Milan

Le Christ au jardin des Oliviers, Meister des Augustiner-Altars, 1485-88, Stadtmuseum, Nuremberg

Exactement à la même époque, mais sans influence possible, cet artiste nurembergeois pousse encore plus loin l‘invisibilisation d’un détail devenu trop connu : comme pour lui dénier toute valeur symbolique, il place la mouche sous le Christ, mais à la limite de l’herbe, encore moins visible que les autres bestioles qui se cachent dans la nuit (libellule, escargots).


Benaglio, ou la mouche diabolique (SCOOP !)

On doit à ce peintre véronais trois mouches, dont une n’a pas été vue jusqu’ici.

Vierge à l’enfant
Benaglio, 1465-70, NGA

Les commentateurs hésitent ici entre la mouche trompe-l’oeil et la mouche « vanitas », symbole de la corruption qui menace les choses terrestres ([3], p 20) qui fera ensuite florès dans les écoles du Nord.

La présence appuyée de la cerise, pendue juste sous l’insecte, invite à une interprétation théologique, plus conforme à l’esprit du temps :

  • au fruit sacré du coussin s’opposent les fruits terrestres dans le bol de terre ;
  • la cerise fait contrepoids aux billes de corail du collier,
  • le triangle noir de la mouche nargue le triangle rouge de la branche.

Malgré la protection du corail, la Passion et la Mort menacent déjà l’Enfant.


Madone de l’éventail (Madonna del ventaglio)
Francesco Benaglio, 1450-80, Museo di Castelvecchio, Vérone

L’objet que tient l’ange de gauche est un modèle d’éventail en osier de type « drapeau », qui précède nos modernes éventails repliables.

Mosaïque de Daphni, 11ème siècle Pietro Lorenzetti, 1342, Museo dell’Opera del duomo, Sienne

Nativité de la Vierge

Ce motif très rare apparaît dans ces deux Nativités de la Vierge, où il n’est pas utilisé contre la chaleur – nous sommes en intérieur – mais pour chasser les mouches : le but est rehausser la majesté de Sainte Anne, avec probablement le sous-thème d’éloigner de Marie toute tâche. Comme le note Saint Jérôme :

« Ces petits éventails que vous offrez aux matrones, et qui servent à chasser les mouches, disent gracieusement qu’il faut étouffer, dès leur naissance, les désirs de la chair, parce que les mouches qui meurent dans le parfum en gâtent la bonne odeur. Voilà des instructions pour les Vierges, des enseignements pour les matrones. » Saint Jérôme, Lettre XLVI (A Marcella)



Benaglio a transposé à l’Enfant Jésus cet, sans doute par analogie avec le flabellum, l’éventail liturgique qui éloigne les mouches au moment où le prêtre découvre les Saintes Espèces. Ne pouvant représenter une mouche, il lui a substitué le chardonneret qui s’enfuit, manière d’éloigner de l’Enfant le moment de la Passion.

Cette iconographie unique constitue une nouvelle variation sur le thème de la Madone triste, omniprésent chez les squarcionesques.


Saint Jérôme, Francesco Benaglio, 1470 -75, NGA

Sans prétendre que Benaglio avait lu les lettres de Saint Jérôme, on peut supposer que la mouche qu’il a posée sur son épaule symbolise ici la Tentation, toujours prête à tourmenter les ermites.



A l’inverse de la mouche virtuose de Petrus Christus, qui rivalisait de finesse avec les poils de barbe, celle-ci est une mouche honteuse, qui fait corps avec la bure. Elle fonctionne donc à l’inverse d’un trompe-l’oeil : on ne la voit que si on vous la montre.


La pénitence de Saint Jérôme
Sano di Pietro, 1444, Louvre

Il faut noter en Italie une certaine affinité de la mouche avec Saint Jérôme, lorsqu’il est figuré en ermite. Les insectes et serpents qui rampent autour de lui, et qu’il écrase métaphoriquement avec la pierre dont il se frappe la poitrine, représentent les mauvaises pensées (voir la miniature de l’Apocalypse de Lambeth, dans 4 Préhistoire des mouches feintes : dans les manuscrits). Mais la mouche à l’avant-plan droit, de taille disproportionnée par rapport à l’arbre, n’est manifestement pas à l’intérieur de l’image : elle symbolise Celui qui, depuis l’extérieur, observe le saint homme et manipule les sales bêtes.


La mouche piégée (SCOOP !)


Vierge à l’enfant avec des anges,
Ecole de Ferrare, 1470-80, National Gallery of Scotland, Edimbourg

Ce trompe-l’oeil est particulièrement trompeur pour nos yeux modernes, car il ne s’agit pas d’une toile à peindre crevée (celle-ci serait tendue et clouée par derrière). Ce système de clouage par devant, au travers d’une bande évitant l’arrachage, évoque plutôt un de ces châssis portant une toile cirée ou vernie qui occultait les fenêtres dépourvues de vitraux. Cette nature morte n’est pas une Vanité de la Peinture : tout au plus de l’Ameublement [20].  Klaus Krüger [21] a souligné la valeur théorique de ce percement : comme s’il s’agissait de surclasser la fenêtre albertienne.

En aparté : le cartiglio strappato

Ordo breviarii secundum consuetudinem Romane curie, Venise ou Padoue, 1478-80, Harvard University, MS Typ 219, fol. 484r

Longhi a pensé que le peintre anonyme pouvait être un miniaturiste, en rapprochant ce dispositif d’un type virtuose de décoration des manuscrits de luxe, où un morceau de parchemin déchiré (cartiglio strappato) est posé par dessus l’image. La mouche ajoute ici un troisième niveau de profondeur.



Vue de près, elle se trouve placée près de l’oeil d’un visage grotesque, renouant ainsi avec le rôle d’espion, de superviseur de l’image, qu’elle avait pu jouer un siècle plus tôt dans les enluminures des Heures Visconti.

Girolamo da Cremona and assistants, Frontispiece to Aristotle’s Works, Venice, ca. 1483 New York, The Pierpont Morgan Library, PML 21194 fol 2r

Dans de rares pages, le dispositif s’inverse : le parchemin occupe les bords et laisse voir l’image par ses crevés [22].

Cette pratique du jeu avec la fenêtre albertienne (qui sépare strictement le cadre et ce qu’on voit au travers) a peut être donné l’idée de transposer, en peinture, la page de vélin en châssis de fenêtre.



Klaus Krüger a également relevé deux détails théologiquement raffinés :

  • l’enfant est endormi, en préfiguration de sa mort ;
  • il tient de sa main droite la Ceinture, symbole habituel de la Virginité de Marie.

On peut ajouter que celle-ci tient de sa main droite la Pomme, symbole du Péché d’Eve ; et que cette pomme attire une intruse, bien incapable de l’atteindre.



Posée sur un revers retourné, la mouche se retrouve coincée dans un niveau intermédiaire de réalité, entre l’image sacrée et le spectateur, à côté du clou arraché qui dénonce sa culpabilité dans la Crucifixion : cette mouche est bien le Diable, responsable de la Mort du Christ mais en définitive piégé par celle-ci, qui marquera sa défaite finale.

Comparé à ces deux accidents minuscules que sont le trou dans le bois et le trou dans la toile, et dégradé au statut de tâche informe, l’ennemi ratatiné magnifie d’autant la taille de la Vierge, cette géante assise sur un pont.


En conclusion, ce peintre outsider pourrait bien nous révéler le pot aux rose de la mouche dans les Madones : son alibi est théologique et médiéval (le Diable qui menace, voir Benaglio) mais son intérêt est esthétique : les peintres de l’école de Squarcione s’en servent au départ comme clin d’oeil antiquisant, presque un marqueur d’atelier (voir Schiavone) ; puis cet exercice de style s’autonomise en un trompe-l’oeil apprécié des commanditaires (voir Crivelli) : tout un chacun veut s’amuser à faire voler la mouche. Mais comme tous les trucs, celui-ci s’épuise vite, et la mouche feinte ira chercher une nouvelle raison d’être sous d’autres climats : dans les Vanités des écoles du Nord. Mais ceci est une autre histoire.


La mouche et le Christ

Tandis que la mouche près de la Madone constitue dans l’art italien une formule stable et presque une tradition, les quatre seuls exemples où la mouche se trouve associée au Christ sont des inventions isolées : deux italiennes, deux germaniques.

Une mouche juive (SCOOP !)

Crucifixion mystique, Matteo di Giovanni (attr), vers 1450, Art museum, Princeton university

Au milieu de quatre pères de l’Eglise [23], Saint Paul montre du doigt le Christ en exhibant une paraphrase de son épître aux Colossiens (2,3) :

« en celui-ci sont cachés les trésors de la sagesse et de la connaissance ».

Et le Christ répond par une formule tout à fait originale :

Je suis la patrie et la voie (Ego sum patria et via)

qui imite la célèbre formule de l’Evangile de Jean :

« Je suis la voie, la vérité et la vie ».



Sur la boue du sentier, des chevaux marchant de gauche à droite on laissé leur trace, et certains ont maculé le banc rocheux à l’arrière-plan. On remarque à droite de la croix quelques traces dans l’autre sens, signe que des cavaliers ont stationné là : c’est l’emplacement habituel de la troupe, dans les Crucifixions.

Autrement dit, pour illustrer par antithèse le mot VIA, l’artiste a choisi le chemin du Golgotha, piétiné et ponctué d’ossements. Il n’est pas compliqué de trouver ce qui illustre par antithèse le mot PATRIA : il s’agit du crâne d’Adam, le PERE de l’humanité. Et la mouche qui piétine ce crâne est tout simplement l’analogue de ces Juifs impies qui ont piétiné le Mont du Crâne.



En contraste, à l’écart du sentier battu par les païens, du côté honorable de la Croix, et du Livre que montre Saint Paul, d’autres insectes ont élevé leur propre mont, leur propre PATRIA : par des VIA invisibles et sans se perdre jamais, les fourmis amassent dans leur fourmilière « les trésors de la sagesse et de la connaissance ».

Dans son analyse de cette composition unique, Chastel ([3], p 28) voit dans la mouche un symbole de la corruption, et dans les fourmis « le zèle des clercs, appelés au service de l’Eglise », sans noter que les deux animaux symbolisent l’opposition Chrétiens/Juifs, très marquée dans ce que le Physiologus (grec ou latin) dit de la Fourmi [24] :

« Voici la seconde nature de la fourmi : Lorsque la fourmi met à l’abri son blé dans la terre, elle fend chaque grain en deux moitiés pour éviter que les grains, au cours de l’hiver, soient mouillés et se mettent à germer, et que du coup elles-mêmes ne meurent de faim. Toi aussi, éloigne de ton esprit les paroles de l’Ancien Testament. afin que la lettre ne te tue pas…

Voici la troisième nature de la fourmi: Souvent, elle se rend dans les champs, à l’époque de la moisson, et elle grimpe sur les épis et flaire la tige; et à son odeur elle reconnaît si c’est de l’orge ou du blé… Toi aussi, fuis la nourriture du bétail, et prends du blé, qui a été mis de côté dans le greniers. Car l’orge fait référence à la doctrine des hérétiques, tandis que le blé fait référence à la juste foi dans le Christ. »

Le Physiologus n’a fait que christianiser la vieille opposition entre la mouche orgueilleuse et la fourmi laborieuse qu’exprime une Fable de Phèdre [25] :

« (La mouche) : je me pose sur la tête des rois. Je ravis de doux baisers aux lèvres chastes des dames…
(La fourmi) : Tu me parles de rois, de baisers ravis aux dames ! insensée , tu te vantes avec orgueil de ce que , par pudeur, tu devrais cacher. »


Une mouche-légiste (SCOOP !)

Le Christ soutenu par deux anges
Giovanni Santi, vers 1480, Musée national, Budapest

Chastel ([3], p 30) classe cet exemple parmi les mouches macabres d’un goût douteux, le peintre « explicitant ainsi la misère du cadavre, la mortalité, la fatalité de la décomposition qui attire les mouches à la vermine« . Mais ce qui vaut pour n’importe quel transi serait totalement sacrilège s’agissant du Christ ressuscité.

En 1480, le truc de la mouche est devenu suffisamment connu pour pouvoir fonctionner au second degré :

  • posée en trompe-l’oeil sur le tableau, on sait bien qu’elle sert à décevoir le spectateur ;
  • posée sur la peau à l’intérieur du tableau, elle sert à décevoir celui qui l’envoie, le Maître des Mouches : elle témoigne que le Christ, son ennemi, est réellement ressuscité.

Madone et l’Enfant avec St Lazare et St Sébastien, Piero di Cosimo, 1481-84, Église San Michele Arcangelo and Lorenzo Martire, Montevettolini

Cette composition est un autre cas où la mouche représente la Mort, mais vaincue, puisqu’elle s’obstine à rester posée sur le pied de Lazare ressuscité, tandis que le chien fidèle finit de nettoyer l’autre pied. Piero de Cosimo réalise ici une véritable fourchette symbolique puisque l’insecte, accident sur la peau de Lazare, fait pendant aux trous des flèches dans la peau de Saint Sébastien : la mouche représente aussi les Infections, que ce saint chasse facilement.


Une mouche obstinée (SCOOP !)


Flagellation Dérision

Maître de la passion de Karlsruhe, 1450-55, Karlsruhe, Staatliche Kunsthalle

Dans ces deux panneaux consécutifs, cet artiste fait preuve d’une remarquable continuité graphique, au service de l’originalité narrative. Les commentateurs qui ont remarqué la mouche oscillent entre deux extrêmes :

  • ceux qui y voient le symbole de la Mort en général, ou de la décomposition morale du bourreau au faciès négroïde ;
  • ceux qui, malgré l’évidence, s’obstinent à soutenir qu’il s’agit d’un trompe-l’oeil, alors qu’elle est on ne peut plus plongée dans l’action.

Il faut lire la scène en deux temps :

  • dans le premier, le bourreau demande à quitter la salle, parce qu’une mouche vient sucer les plaies de son crâne atteint de pelade (une scène équivalente, plus courante, est celle où un bourreau s’arrête parce qu’il a cassé son fouet) ;
  • dans le second, la mouche obstinée suit le même bourreau à l’extérieur, en continuant de le sucer.

Cette histoire sans équivalent est probablement inspirée par la fable germanique « La mouche et le chauve (Fliege und Kahlkopf) » où la mouche (représentant le Pauvre) assaille sans relâche le crâne d’un homme (le Riche), jusqu’à ce que celui-ci finisse par l’écraser. Ici la Moralité est retournée au préjudice du bourreau, capable de frapper le Christ, mais pas la mouche.


Une vraie mouche mortuaire

Calvaire (détail)
Meister der Kempterer Kreuzigung, vers 1470, GNM, Nüremberg

Chastel ([3], p 32) voit dans la « mouche énorme posée sur la tête d’une vielle femme hideuse » un emblème macabre générique, qui évoque « le monde de la mort, en attente de la rédemption et de la résurrection ».

Ce qui l’empêche d’être plus précis est que cette scène du mort sortant de terre est rarement représentée dans les Crucifixions, bien que relatée comme un des événements qui accompagnent la mort du Christ :

« Les sépulcres s’ouvrirent, et plusieurs corps des saints qui étaient morts ressuscitèrent. » Mathieu 27, 52

Pour exprimer que ce corps est celui d’une sainte, le peintre lui a fait lever son regard vers le Christ, tout comme Marie-Madeleine au pied de la croix.


Calvaire peuplé (Volkreichen Kalvarienberg)
Gert van Lon, 1465, Diözesanmuseum Paderborn (photo Ansgar Hoffmann)

Dans la formule du « Volkreichen Kalvarienberg », typique du gothique tardif germanique, le but est de caser sur le Golgotha le maximum de personnages, quitte à sacrifier l’unité de temps : ici le peintre a casé sur le bord droit l’épisode du Christ qui ouvre la porte des limbes, dans une ellipse qui fait l’impasse sur la Mise au tombeau et la Résurrection.

Triptyque avec les miracles du Christ, Maître de la Légende de Sainte Catherine (atelier), 1491-95, National Gallery of Victoria

Le panneau central de ce triptyque montre que, sauf le cas très particulier que nous venons de voir, le motif de la mouche sur une femme était loin d’être systématiquement compris comme macabre (certains ont prétendu que la personne ainsi désignée était morte), ni a contrario comme une sorte de talisman protégeant les femmes contre la mort : ici l’artiste a peuplé son panneau central de tout un zoo, et a placé la mouche là où elle attirerait le mieux l’oeil : sur la robe blanche d’une jolie dame.


Pour finir : la vengeance de la mouche

La Cène, Anonyme allemand, 1457, British Museum

La mouche qui entre dans la bouche de Judas est une illustration du récit de Saint Jean :

 » Et, ayant trempé le morceau, il le donna à Judas, fils de Simon, l’Iscariot. Dès que le morceau fut donné, Satan entra dans Judas. » Jean 13:26-27


La Cène (panneau gauche du retable de Herrenberg)
Jörg Ratgeb, 1517, Staatsgalerie, Stuttgart

Bien qu’elle sorte du cadre temporel de cet article, je ne résiste pas à montrer cette autre figuration plus complète, ou l’absorption de la mouche coïncide avec celle du morceau de pain tendu par le Christ, ainsi qu’avec une manifestation physiologique vigoureuse qui traduit la bestialité de Judas [26].


La mouche du Maître du Livre de Raison

Le dernier souper
Maître du Livre de Raison, 1475-80, Staatliche Museen, Berlin

Entre les deux oeuvres se place ce panneau, en pleine période des mouches feintes.

Sans auréole, roux, vêtu de jaune et le nez busqué : autant de signes d’indignité qui  rendent la figure du traitre Judas  facilement reconnaissable, au moment où un des apôtres se penche vers lui pour le scruter.


De plus le spectateur voit ce que l’apôtre ne voit pas : le poignard, qui dit la violence, et la bourse, qui dit la cupidité.

Mais pourquoi Judas se frotte-t-il la main gauche avec l’index droit ?

Voir la réponse...

Il vient d’être piqué par un taon ce petit diable posé au premier plan.

Une ligne tragique relie l’auréole trifoliée au panier trinitaire, en passant par le plateau où le Christ trempe son pain dans le sang de l’Agneau et par l’os sur la tartine du traître.


Article suivant : 5.1 Les bordures dans les Heures de Catherine de Clèves

Références : [1] Anna Eörsi « Puer, abige muscas! Remarks on Renaissance Flyology. » 2001, Acta Historiae Artium https://www.academia.edu/44744444/Puer_abige_muscas_Remarks_on_Renaissance_Flyology [2] Daniel Arasse, Le Détail, page 134 [3] André Chastel,  Musca depicta, 1984 [4] Pour une vue d’ensemble :
https://en.wikipedia.org/wiki/Musca_depicta
Pour une synthèse française : Jean-Michel Durafour, Emmanuelle André. « Musca depicta ». Dictionnaire d’iconologie filmique, 2022, pp.448-457 https://amu.hal.science/hal-04036913/document
Pour une approche plus théorique :
Anne Beyaert « Le monde de la mouche » Protée, Volume 30, numéro 3, hiver 2002, p. 99–106 https://www.erudit.org/fr/revues/pr/2002-v30-n3-pr542/006873ar.pdf
Pour une bibliographie impressionnante et récente :
Lubomir Konecny « Catching an Absent Fly » https://www.academia.edu/28237822
Sur le thème de la mouche en général : Cornelia Kemp (1997), article Fliege, RDK IX, 1196-1221 https://www.rdklabor.de/wiki/Fliege [5] https://www.metmuseum.org/art/collection/search/435896
Maryan W. Ainsworth et Maximiliaan P. J. Martens (coll.), Petrus Christus : Renaissance master of Bruges, New York, The Metropolitan Museum of Art, 1994
https://libmma.contentdm.oclc.org/digital/collection/p15324coll10/id/91666 [6] Stephan Kemperdick « Philip the Good Bare-headed » 2018, Technical Studies of Paintings: Problems of Attribution (15th-17th Centuries)
https://www.academia.edu/77152710/Philip_the_Good_Bare_headed [7] La Vierge au croissant de Lune est analogue à la Femme de l’Apocalypse, qui apparaît dans le ciel. Sur son iconographie, voir 3-3-1 La Vierge au croissant : les origines. [7a] Martin Rothkegel: An image of « Righteous Joachim » once owned by Balthasar Hubmaier (August 16, 1485-March 10, 1528), in: Mennonite Quarterly Review 97, 2023, S. 335-346, Abb. S. 345 https://www.academia.edu/104856702/An_Image_of_Righteous_Joachim_Once_Owned_by_Balthasar_Hubmaier_August_16_1485_March_10_1528_In_Mennonite_Quarterly_Review_97_2023_?uc-sb-sw=39881617 [7b] https://fr.wikipedia.org/wiki/De_Violieren [8] Notons que le spécialiste du Maître de Francfort, Stephen H. Goddard, ne retient pas cette symbolique religieuse et propose plutôt une interprétation genrée : l’époux amène le pain et la vin, l’épouse offre sa fleur en signe de fidélité, le plat de cerise évoquant peut-être la fertilité du couple.
Stephen H. Goddard, « The Master of Frankfurt and his Shop, Verhandelingen van de koninklijke academie voor wetenschappen, letteren en schone kunsten van Belgie », Klasse der schone kunsten 46 (1984), p 129-31 [9] Zygmunt Wazbinski “Le ‘Cartellino.’ Origine et Avatar d’une Etiquette”, 1963. [10] Kandice Rawlings « LIMINAL MESSAGES: THE CARTELLINO IN ITALIAN RENAISSANCE PAINTING » https://scholar.archive.org/work/rq2e4huenfhkjjbp3b3lq5f5le/access/wayback/https://rucore.libraries.rutgers.edu/rutgers-lib/25887/PDF/1/ [11] Rona Goffen, « Signatures: Inscribing Identity in Italian Renaissance Art » Viator (Berkeley), 2001-01, Vol.32, p 315 [12] Cette avancée centrale crée un effet de profondeur, notamment lorsque des donateurs se trouvent au pied de la Madone :
Giovanni di Ser Giovanni, 1420-50, Vierge à l’Enfant avec Saint Antoine Abbé, Saint Julien l’Hospitalier et un donateur, Courtauld Institute [13] Pour une synthèse des hypothèses :
https://it.wikipedia.org/wiki/Ritratto_di_Luca_Pacioli
Pour un exemple particulièrement corsé de déchiffrage/embrouillage, mélangeant l’inscription et la mouche :
Carla Glori «  THE CARTOUCHE OF THE DOUBLE PORTRAIT OF LUCA PACIOLI AND PUPIL. THE DA VINCI’S ENIGMA DECODED » https://www.academia.edu/43137207/THE_CARTOUCHE_OF_THE_DOUBLE_PORTRAIT_OF_LUCA_PACIOLI_AND_PUPIL.-THE_DA_VINCIS_ENIGMA_DECODED [14] https://ru.wikipedia.org/wiki/%D0%91%D0%BB%D0%B0%D0%B3%D0%BE%D0%B2%D0%B5%D1%89%D0%B5%D0%BD%D0%B8%D0%B5_(%D0%BA%D0%B0%D1%80%D1%82%D0%B8%D0%BD%D0%B0_%D0%A7%D0%B8%D0%BC%D1%8B_%D0%B4%D0%B0_%D0%9A%D0%BE%D0%BD%D0%B5%D0%BB%D1%8C%D1%8F%D0%BD%D0%BE) [15] Allison Sherman « The Lost Venetian Church of Santa Maria Assunta dei Crociferi » p 216 https://books.google.fr/books?id=r5UDEAAAQBAJ&pg=PA216 [16] Kandice Rawlings « Painted Paradoxes: The Trompe-L’Oeil Fly in the Renaissance » Athanor. 26 (2008): https://journals.flvc.org/athanor/article/view/126656/126156 [16a] L’anecdote conclut un paragraphe entièrement consacré aux avantages de la peinture sur la sculpture : plus facile à corriger, à travailler, et à mettre en couleur, de manière à tromper même les animaux : à Athènes, des corbeaux se posaient sur un toit peint, des oiseaux picoraient des grappes peintes, des chevaux hennissaient à des chevaux peints. Filarete, Trattato di architettura, Livre XXIII, fol 181r
manuscrit original :
https://archive.org/details/treatiseonarchit0002fila/page/n377
transcription :
https://books.google.fr/books?id=qrQDAAAAYAAJ&pg=PA628 [16b] L’anecdote flatteuse, probablement fabriquée par Philarète, sera ensuite reprise par Vasari, puis utilisée comme argument publicitaire en faveur de Mantegna, puis de Dürer. Voir Anna Eörsi ([1] , p 16 et ss). [17] On a dit que le S à la fin de l’inscription signifie SCHOLARIS (ce qui redonderait le mot DISCIPULUS), ou bien SUCCESSOR (mais en 1459, Squarcione n’était pas mort). Anna Eörsi ([1], note 25) est la seule à s’être interrogée sur cette abréviation terminale, à l’emplacement habituel du P (Pinxit) ou du F (Fecit), et qu’on ne trouve chez aucun autre peintre. En l’occurence ce n’est pas un verbe, puisque dans le cartellino de la Walters Art Gallery, l’inscription commence par HOC PINXIT et se termine néanmoins par S. Il pourrait s’agir de la ville de naissance de Schiavone, Scardona. Mais si l’on remarque que dans les trois cartouches où elle apparaît ([1], note 23), elle vient toujours après SQUARCIONI, le plus logique est de penser à un double génitif : SQUARTIONI STUDII, « de l’Ecole de Squarcione » : celui-ci était en effet le tout premier en Italie a avoir créé une institution ultramoderne, passée en 1455 du statut de « bottega » (boutique) à studium, qui a formé jusqu’à 137 élèves ([1], p 11). [17a] Pascale Hemeryck, « Les traductions latines du Charon de Lucien au quinzième siècle », Mélanges de l’école française de Rome Année 1972 84-1 pp. 129-200. https://www.persee.fr/doc/mefr_0223-5110_1972_num_84_1_2264#mefr_0223-5110_1972_num_84_1_T1_0141_0000 [17b] NASSICHUK (John), « “Homo bulla est” :. La métaphore de la bulle dans la littérature humaniste latine et française », in BONNIER (Xavier) (dir.), Le Parcours du comparant. Pour une histoire littéraire des métaphores, p. 449-467 [17c] Elle est imprimée en italique (signalant les ajouts) dans l’édition d’Amsterdam de 1669 https://books.google.fr/books?id=q7YFEE1lVWUC&printsec=frontcover&dq=ambulamuf#v=onepage&q=ambulamuf&f=false
Sur Le fragment de Traù : https://satyricon17.hypotheses.org/1483#more-1483 [18] Norman E Land « Giotto’s Fly, Cimabue’s Gesture and a Madonna and Child by Carlo Crivelli » Art History,
Literature and Visual Arts , 1996.15.4 https://www.academia.edu/11644615/Giottos_Fly_Cimabues_Gesture_and_a_Madonna_and_Child_by_Carlo_Crivelli [19] https://collections.vam.ac.uk/item/O14935/virgin-and-child-oil-painting-crivelli-carlo/ [20] Andor Pigler voyait dans ce tableau la preuve de sa théorie, selon laquelle la mouche peinte fonctionnait comme un talisman, permettant d’exorciser cet insecte destructeur. Pour lui, le chassis couvert d’un parchemin serait une « pellicule protectrice » devenue superflue, puisque la mouche peinte suffit à éloigner du tableau les mouches réelles.
Andor Pigler « La mouche peinte: un talisman » A Szépművészeti Múzeum közleményei 24. (Budapest,1964) https://library.hungaricana.hu/en/view/ORSZ_SZEP_Kozl_024/?pg=65&layout=s [21] Klaus Krüger « Andrea Mantegna : Painting’s Mediality » dans Andrea Mantegna: Making Art (History) publié par Stephen J. Campbell, Jérémie Koering p 24 et ss
https://books.google.fr/books?id=OyRcCwAAQBAJ&pg=PA24 [22] Nicholas Herman « Excavating the page: virtuosity and illusionism in Italian book illumination, 1460-1520 » 2011, Word & Image https://www.academia.edu/1224254/Excavating_the_page_virtuosity_and_illusionism_in_Italian_book_illumination_1460_1520 [23] Keith Christiansen, Laurence B. Kanter, Carl Brandon Strehlke « Painting in Renaissance Siena, 1420–1500 » p 270 https://books.google.fr/books?id=0CO8PwDxQmMC&pg=PA270 [24] Physiologus grec :
Arnaud Zucker « Physiologos: le bestiaire des bestiaires »
https://books.google.fr/books?redir_esc=y&hl=fr&id=Z8hwbgnpr-kC&q=fourmi#v=snippet&q=fourmi&f=false
Physiologus latin (version de Théobald) :
Abbé Auber, « Histoire et théorie du symbolisme religieux avant et depuis le christianisme », Tome 3 p 439 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k65104588/f503.item.r=fourmi [25] Livre IV, Fable XIX, Formica et musca http://latinjuxtalineaire.over-blog.com/article-25471943.html [26] Des dés et les cartes à jouer s’échappent de la poche de Judas, ajoutant à ce portrait à charge. Pour une analyse détaillée du retable, voir
Genevieve D. Milliken « Pushing the Bounds of Typology: Jewish Carnality and the Eucharist in Jörg Ratgeb’s Herrenberg Altarpiece » https://scholarworks.gsu.edu/cgi/viewcontent.cgi?article=1227&context=art_design_theses