Le calcul est vite fait. Jules Crettaz est mort le 8 septembre 1961 et sa fille Francine est née le 10 juillet 1954. Elle n'a donc que sept ans quand il rend son âme à Dieu. Pour se mettre sur les traces de son père, Francine Crettaz ne peut donc pas se fier à ses seuls souvenirs.
Elle recueille quelques témoignages, puise dans de maigres archives, mais surtout fait appel à une riche documentation pour reconstituer l'époque et combler les trous d'une biographie parcellaire, où les archives paternelles ne tiennent que dans un très modeste carton.
Certes il reste la bibliothèque de Jules retrouvée dans le chalet de son enfance: Dis-moi ce que tu lis, je te dirai qui tu es. S'y trouvent des livres de métier - il fut instituteur -, des livres de spiritualité, de prière et de poésie, des livres légers, des romans et des nouvelles.
Ce qui guide l'auteure, quand elle entreprend sa quête, c'est un amour filial, qui se dissimule mal derrière le voussoiement qu'elle emploie à l'égard de son père, dans un récit où elle tente de le re-susciter, comme elle le dit joliment, si bien que le lecteur s'y attache:
Et ne m'en veuillez pas si je vous vouvoie. Je dis vous à tous ceux que j'aime avec timidité. 1Dans le val d'Anniviers où Jules Crettaz a vécu du 31 juillet 1923, jour de sa naissance, jusqu'à ce jour funeste de septembre, on croit en Dieu, on va à la messe, dite en latin, et on fait ses prières, depuis... des siècles, depuis que les ancêtres insoumis se sont convertis.
Dans ce monde traditionnel, Jules n'est pas complètement coulé dans le moule paysan. Il va même en échapper un peu, pendant quatre ans, à raison de dix mois par an: un an préparatoire à Martigny, trois à l'École Normale à Sion, pour devenir un jour instituteur à Fang:
Raconter quand on sait si peu de choses, c'est ruser, finement si possible: je m'informe, j'invente, je brode, je tisse. Je tricote aussi. Dixit sa fille.
Deux autres singularités caractérisent Jules: il est le premier à se motoriser en Anniviers, possède d'abord une moto, puis une voiture, sans doute pour se sentir à la fois libre et supérieur; etil se marie avec la fille de son cousin germain, qui est ravi de cette alliance.
Si les regrets sont unanimes après sa disparition - en témoignent les articles de presse que sa fille reproduit - l'explication se trouve dans les différents engagements que son père prendra en faveur de la Vallée et de ses habitants, même une fois atteint par un sarcome 2.
C'est quand la vie et la mort se tiennent la main que l'histoire peut continuer.L'auteure remercie in fine son père d'avoir été l'homme qu'il fut, même si elle a souffert d'avoir grandi sans lui. Écrire ce livre l'a certainement aidé à faire son deuil, plusieurs décennies après. Et lire cette phrase de Delphine Horvilleur, tirée de Vivre avec nos morts:
Francis Richard
1 - Inspiré de Barbara, poème de Jacques Prévert:
Et ne m'en veux pas si je te tutoie
Je dis tu à tous ceux que j'aime
Même si je ne les ai vus qu'une seule fois
Je dis tu à tous ceux qui s'aiment
Même si je ne les connais pas
2 - Sarcome: tumeur maligne, cancéreuse.
Sur les traces de mon père, Francine Crettaz, 206 pages, Plaisir de Lire