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Il faut des tripes pour régénérer

Publié le 03 juin 2024 par Taupo

coupe transversale d’un segment de Platynereis dumerilii avec coloration révélant les nerfs (vert), les muscles (rouge) et les noyaux des cellules (bleu), L. Bideau Coupe transversale d’un segment de Platynereis dumerilii avec coloration révélant les nerfs (vert), les muscles (rouge) et les noyaux des cellules (bleu), L. Bideau

Chronique préparée pour l'émission "La Science, CQFD" du 03/06/2024

Des inégalités régénératives

J’avais évoqué une injustice au micro de la Science CQFD lors d’une émission sur l’Axolotl (et celui de Podcast Science avec mes collègues Christine Rampon et Véronique Borday-Birraux) : nous ne sommes pas égaux en termes de capacités de régénération… Reformer une partie du corps lorsqu’on perd celle-ci suite à une blessure ou une amputation, c’est certes une faculté très répandue dans le règne animal, mais son efficacité varie drastiquement d’une espèce à l’autre.

Cartographie des types de régénération sur l'arbre de parenté des animaux (figure tirée de Bideau et al., 2021) Cartographie des types de régénération sur l'arbre de parenté des animaux (figure tirée de Bideau et al., 2021)

N’en déplaise aux amateurs de culture pop, fantastique ou de Science-Fiction, en matière de régénération les humains sont de piètres exemples, et font pâles figures en comparaison aux prouesses régénératives d’une salamandre reconstruisant une patte…

(Via Takeuchi et al., 2022)

ou d’une hydre d’eau douce qu’on peut passer au blender et qui se reconstituera intégralement comme si rien ne s’était passé…

(via Livshits et al., 2017)

Mais alors si le pouvoir de régénération est si répandu chez les animaux, comment se fait-il que la recherche n’ait pas encore percé tous ses mystères ?
Et bien comble de malchance : non seulement nous ne sommes pas fortiches pour régénérer, mais nous avons aussi rempli nos laboratoires à ras bord d’organismes modèles tout autant inaptes. En effet, entre une souris qui peine à faire repousser un bout de doigt et une mouche du vinaigre qui répare vaguement un bout de boyau, force est de constater que les animaleries de recherche sont pauvres en espèces championnes de la régénération.

Au royaume de la régénération, des seigneurs des anneaux

Pourtant, il n’est guère difficile de pallier cette pénurie d’espèces au fort potentiel de régénération, et je suis prêt à parier que la majorité d’entre vous ont pensé aux célèbres cas des lombrics. En effet, ces vers font partie d’un très grand groupe d’animaux spécialistes de la régénération. On les appelle les annélides car ils sont fortement segmentés d’une extrémité à l’autre, l’occasion de rappeler que ce sont eux les véritables seigneurs des anneaux… L’animal est donc composé dans sa longueur de segments très similaires, eux-mêmes parcourus par les systèmes nerveux, vasculaires et digestifs.

McIntosh, 1910 McIntosh, 1910

Moi je travaille justement dans l’équipe de recherche d’Eve Gazave, au sein de l’Institut Jacques Monod où pour comprendre la régénération, ce n’est pas un élevage de lombrics que nous avons établi, mais celui de vers marins de l’espèce Platynereis dumerilii. Nos petits vers, on les chouchoute la majorité du temps en s’assurant que la température des pièces d’élevages soit stable, en les nourrissant d’algues de culture et d’épinards bio, et même en reproduisant artificiellement le cycle lunaire pour les aider à se reproduire.

Illustration A. Demilly Illustration A. Demilly

Ils vont gentiment grandir en ajoutant un à un leurs segments depuis leur partie postérieure. En effet, c’est à l’extrémité de leur queue que se trouve une sorte de collier interne de cellules souches qui permet de produire les anneaux (les segments les plus vieux étant donc les plus proches de la tête).
Mais dès qu’ils atteignent la taille de 30 à 40 segments, c’est est fini du spa, puisqu’ils sont alors suffisamment développés pour que l’on puisse étudier leurs impressionnants pouvoirs de régénération : chez Platynereis, hormis la tête qui repousse mal, tout semble pouvoir régénérer, des tentacules aux pattes en passant par la queue.
Plusieurs membres de notre laboratoire ont ainsi découpé des vers, jours et nuits, pour participer à une impressionnante étude qui va paraître dans les jours qui suivent dans la revue Development. Mais si vous trépignez d’impatience de la découvrir, sachez qu’une version non revue par comité de lecture a été déposée en libre accès sur la base de données BioRXiv où l’on peut découvrir son sous-titre temporaire : It takes guts to regenerate (littéralement Il faut des tripes pour régénérer).
En effet, le premier auteur de cette étude, Loïc Bideau (qui a très récemment soutenu sa thèse en Décembre dernier) s’est intéressé aux mécanismes cellulaires de la régénération de la queue de Platynereis dumerilii, notamment en se demandant si des cellules de l’intestin du ver participait à la reconstruction de l’animal.

Des billes dans le bidou

Si notre équipe de recherche avait mené de telles études sur une souris ou une mouche drosophile, nous aurions bénéficié des décennies de mise en place d’outils moléculaires pour pister une à une les cellules participant à la régénération. Mais ce que notre laboratoire ne possède pas en termes de techniques établies, il le compense avec de l’astuce ! Ainsi, sur les bons conseils de notre ancien collègue Quentin Schenkelaars, Loïc Bideau a cherché à illuminer les cellules intestinales en nourrissant des vers de microbilles fluorescentes. Et ça a marché !

(extrait du manuscrit de thèse de L. Bideau) (extrait du manuscrit de thèse de L. Bideau)

En couplant les marquages des cellules intestinales avec des techniques caractérisant les divisions cellulaires et en découpant les vers de multiples façons, Loïc Bideau a fait de fascinantes découvertes.
Pour les comprendre, revenons à ce qu’il se passe lorsque l’on coupe la queue de Platynereis. Avec ce genre d’amputation, c’est toutes les cellules souches postérieures qui disparaissent d’un coup et qui doivent donc être reformées. En effet, elles réapparaissent rapidement au bout de deux jours au sein d’une structure composée de cellules indifférenciées : le blastème.  Plusieurs études de l’équipe d’Eve Gazave ont permis de se rendre compte que l’essentiel des cellules du blastème provient de cellules dédifférenciées du segment situé juste avant la coupure. Ce qu’a découvert Loïc, c’est qu’il faut aussi en avoir dans le ventre pour régénérer. En effet, si on coupe un ver sur un anneau assez loin de la queue, des cellules de l’intestin vont participer à la reformation… de cellules de l’intestin. Je vous le concède, pas une information qui va provoquer chez nous une réaction viscérale… Cependant, à travers un patient jeu de découpes successives, Loïc a réussi à démontrer que si les amputations sont très proches de la queue, alors les cellules intestinales vont former non seulement du boyau, mais aussi de la peau et du muscle !

Le (meta)plastique, c’est fantastique

La bille au ventre, nos vers nous ont donc permis de mettre en évidence que les cellules intestinales postérieures sont métaplasiques. La métaplasie, c’est la capacité qu’ont certaines cellules différenciées de former des structures très différentes du tissu auxquelles elles appartiennent. En effet, que des cellules d’entrailles produisent des cellules musculaires, cela a de quoi surprendre ! Mais ce qui pour moi est encore plus mystérieux, c’est que ce pouvoir métaplasique varie selon l’endroit où on découpe le ver. C’est comme si Platynereis était capable de plusieurs modes de régénération, pour au final refaire exactement les mêmes structures. Espérons que cela n’alimentera pas de futures querelles intestines entre spécialistes de la régénération, mais ouvrira plutôt des perspectives de nouvelles découvertes sur ce fascinant phénomène

Conclusion bis
Cette chronique me donne une opportunité de renouer avec les confidences de laboratoire qui ont émaillé ce blog depuis sa création. Je travaille toujours sur l'organisme modèle que j'étudiais durant ma thèse (et celle de Vran aka Adrien Demilly dont vous pouvez découvrir une figure plus haut) et pour prolonger la pratique de la réalisation des affiches de thèse, je me suis désigné volontaire pour préparer celle de Loïc (qui avait lancé l'initiative de convertir un mur de son bureau de co-working en "wall of memes").

PhD poster of memes, Loïc Bideau

Liens

June in preprints - the Node
Soutenance de thèse - Loïc Bideau - 06/12/2023 - Institut Jacques Monod
Observation Microscopique - Platynereis dumerilii
Platynereis dumerilii, vous prendrez bien un petit ver.
Introducing Dr. SSAFT!
Régénérer ou la quête du Graal
L'Axolotl mis à jour

Articles :

Bideau, L., Kerner, P., Hui, J., Vervoort, M., & Gazave, E. (2021). Animal regeneration in the era of transcriptomics. Cellular and Molecular Life Sciences, 78(8), 3941‑3956. https://doi.org/10.1007/s00018-021-03760-7 

Bideau, L., Velasquillo-Ramirez, Z., Baduel, L., Basso, M., Gilardi-Hebenstreit, P., Ribes, V., Vervoort, M., & Gazave, E. (2024). Variations in cell plasticity and proliferation underlie distinct modes of regeneration along the antero-posterior axis in the annelid Platynereis. Development, 151, dev202452. https://doi.org/10.1242/dev.202452 

Gazave, E., Béhague, J., Laplane, L., Guillou, A., Préau, L., Demilly, A., Balavoine, G., & Vervoort, M. (2013). Posterior elongation in the annelid Platynereis dumerilii involves stem cells molecularly related to primordial germ cells. Developmental Biology, 382(1), 246‑267. https://doi.org/10.1016/j.ydbio.2013.07.013 

Özpolat, B. D. (2024). Annelids as models of germ cell and gonad regeneration. Journal of Experimental Zoology Part B: Molecular and Developmental Evolution, 342(3), 126‑143. https://doi.org/10.1002/jez.b.23233 

Planques, A., Malem, J., Parapar, J., Vervoort, M., & Gazave, E. (2019). Morphological, cellular and molecular characterization of posterior regeneration in the marine annelid Platynereis dumerilii. Developmental Biology, 445(2), 189‑210. https://doi.org/10.1016/j.ydbio.2018.11.004 


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