Du 14 au 25 mai 2024 s’est tenue la 77ème édition du prestigieux festival de Cannes. L’Afrique y était à nouveau portion congrue mais marquante par la qualité des films montrés qui pour la plupart incitaient à ne pas laisser tomber.
Où sont passés les films d’Afrique ?
Après l’embellie de 2023 où l’on a parlé de « l’année africaine », la rareté des films d’Afrique est de retour : aucun film d’Afrique en compétition officielle, et bien peu dans les autres sélections. Cela tient au peu de candidats. Il est ainsi frappant de voir les statistiques de la Quinzaine des cinéastes : sur 3907 films inscrits (1590 longs et 2317 courts et moyens, 74 % de fictions et 18 % de documentaires ou hybrides, 5 % d’expérimentaux et 2 % d’animation), seulement 2 % sont venus d’Afrique !
Cela ne veut bien sûr pas dire que le cinéma s’est arrêté de produire en Afrique… Ni que les sélections leur soient fermées, bien au contraire : une diversité est toujours recherchée. A mon avis, trois facteurs jouent un rôle essentiel.
Le premier est la concurrence effrénée des autres festivals de catégorie A comme Berlin et Venise. Alors que Cannes a longtemps hésité à programmer les films d’Afrique en sélection officielle, ces festivals se sont imposés, notamment la Berlinale qui profite d’une quinzaine de salles de projection et montre près de 200 films alors que 108 films étaient projetés à Cannes cette année toutes sections confondues.
Le deuxième est la encore faible présence du documentaire dans les sélections, malgré la présence d’un jury dédié pour décerner le prix de l’Oeil d’or.
Le troisième est le fait qu’on ne trouve sauf exceptions à Cannes que des coproductions, c’est-à-dire les films dits de « qualité internationale », souvent réalisés par des cinéastes de la diaspora formés aux écoles occidentales et proches des lieux de financement. Ils sont issus d’un long processus de développement tenant compte de la nécessité de parler à tous publics et d’en être compris. D’où notre question posée au Somalien Mo Harawe sur les laboratoires par lesquels il est passé pour développer The Village next to Paradise (cf. notre entretien n°16096) ou de même celle posée à la productrice tunisienne Dora Bouchoucha lors de sa masterclass en 2023 à propos de son laboratoire Sud-Ecriture (cf. article n°15738).
L’enjeu est pour les cinéastes du Sud de conserver la maîtrise de leur propos et de leur esthétique. « Je me demandais toujours si, au fond, j’étais d’accord ou non avec ce qui était proposé, sans toutefois renoncer à me mettre en cause », dit Mo Harawe. En définissant la démarche de Sud-Ecriture et citant le scénariste Jacques Fieschi qui y intervient, Dora Bouchoucha insiste sur le dialogue qui s’instaure avec le/la cinéaste : « Je tente de saisir le fil rouge de tout projet, de comprendre d’où il vient, quelle en est la nécessité interne. Loin de toute école, de tout procédé d’écriture, en respectant la nouveauté et la verdeur de ces écrits en mouvement ». Cela montre que les cinéastes savent se défendre et que certaines structures comme Sud-Ecriture jouent leur rôle pour les accompagner avec finesse. Cela relativise le procès de formatage que l’on entend souvent, parfois tout à fait justifié : il convient de bien différencier les structures et de valoriser l’autonomie des cinéastes.
Encore faut-il y ajouter la question essentielle du financement. Nous verrons dans la série d’articles qui viendront s’ajouter à celui-ci pour rendre compte du festival de Cannes 2024 que la question de la coproduction a été centrale dans les tables-rondes organisées par le Pavillon des cinémas du monde et par le Pavillon Afriques.
Mais intéressons-nous pour le moment aux films eux-mêmes.
Des perles d’Afrique noire
Bien qu’absent du palmarès d’Un certain regard où il était présenté, le premier long métrage de Mo Harawe, The Village next to Paradise, confirme la beauté et la maîtrise de ses courts métrages : The Story of the Polar Bear That Wanted To Go To Africa (2018), 1947 (2020), Life on the Horn (2020) sans bien sûr oublier celui qui a remporté le principal prix au plus grand festival de courts mondial à Clermont-Ferrand, Mes parents vont-ils venir me voir ?

Leur quotidien est rude mais ils n’abandonnent pas, cherchant des solutions qui n’en sont pas lorsqu’elles sont des combines malhonnêtes mais qui se révèlent positives lorsqu’elles font appel à la débrouille malgré le manque de moyens. Ici, la différence entre l’homme qui se fourvoie et la femme consciente s’impose, qui fait basculer le film tandis que l’enfant reste un révélateur, lui qui ne cesse de vouloir raconter ses rêves et dessine partout. Il rêve d’un paradis de friandises mais la préservation de son imaginaire sera un des enjeux du récit.
Le film s’ouvre sur le danger représenté par les drones de la guerre civile et cette insécurité détermine leur vie, sans que son contexte ne soit explicité : à nous de nous renseigner sur la tragique histoire de la Somalie qui ne sort jamais de confrontations mortifères. Le film nous y encourage parce qu’il fait en sorte que le destin de ces quelques personnages nous importe. Mamargade est un père attentif, soucieux de l’avenir de Cigaal, et lorsqu’il intime à son fils de se cacher les yeux lorsqu’ils passent par l’hôpital, ce n’est pas qu’il l’invite à ne pas voir la réalité, c’est qu’il veut le protéger de la désespérance qui le guette lui-même dans une région où l’on fuit son quotidien en mâchant du khat.
« Tu veux la vérité ou un mensonge ? » demande Araweelo à Jama, un homme qui lui doit de l’argent. « La vérité », répond bien sûr Jama. « Je ne sais même pas », répond Araweelo : c’est à la fois dans cet humour et cette incertitude que s’ancre le récit. Il s’agit là d’un positionnement déjà marquant à Cannes en 2023 (cf. Cannes 2023 : le temps de l’incertitude) et qui n’est pas nouveau dans les cinémas d’Afrique quand il s’agit de faire avec le réel sans baisser les bras. « Nous affronterons ça en famille » : la solidarité fera le reste… pour se rapprocher du paradis.
Deuxième perle, cette fois primée par le jury de la section Un certain regard en tant que Meilleure réalisation ex aequo, le deuxième long métrage de la Zambienne Rungano Nyoni, née en Zambie et qui a grandi au Pays de Galles, Histoire d’une pintade (

Voici donc Shula qui revient en voiture d’une fête déguisée et trouve son oncle Fred allongé mort en pleine nuit sur la chaussée. Ses funérailles surréalistes sur plusieurs jours seront l’occasion de découvrir les mensonges qu’on se raconte à soi-même. Bupe, une étudiante cousine de Shula, rompt la loi du silence : Fred abusait des femmes, notamment de sa famille, en un cycle infernal qui se répète tant que personne ne se charge de dévoiler les secrets. On est en plein #MeToo, un thème très largement développé dans des films du festival : l’enjeu est de prendre la parole.[1] Mais au fond, tout le monde savait ou presque. Shula, récemment revenue en Zambie, hésite à résister aux injonctions d’occulter les faits pour ne pas remettre en cause l’unité familiale.
L’absurdité des traditions funéraires n’en apparaît que plus flagrante, renforcée par l’humour noir du scénario. Entre réalité et mystification se joue un affrontement que Rungano Nyoni représente à plaisir dans des va-et-vient oniriques. Cependant, malgré le cérémonial, la douleur refait surface, qui pose des limites à la dérision. Si les abus sont le fait des hommes, le film ne montre pratiquement que des femmes, en dehors du père de Shula, parfaitement étanche à toute compréhension. Cela ne veut pas dire qu’elles soient empathiques face aux traumatismes. Bien au contraire, l’autoritarisme des femmes des funérailles n’a que faire des angoisses et de la colère générées, tandis que la famille cherche à récupérer au maximum les biens du mort en discréditant sa veuve. C’est le matriarcat zambien que la réalisatrice dénonce, qui n’est pas mieux que le patriarcat en la matière.
Chez les Bembas, on ne dit pas de mal des morts par peur d’être hanté par leur esprit, mais est-ce tenable ? Le film réveille les questions de justice après la mort et de persistance des traumas. De quel héritage peuvent se réclamer les jeunes femmes aujourd’hui et comment transcender les non-dits ? En prenant la parole, en alertant avec des cris de pintades !


Echos du Maghreb
Le nord de l’Afrique était représenté par quatre longs métrages et un court. Force est de constater que le bilan est là plus mitigé.

C’est effectivement une véritable saga que propose Saïd Hamich, séquencée par des intertitres, et pour le moins riche en rebondissements inattendus. Ce qui fait qu’elle est à ce point émouvante, c’est qu’avec une belle proximité et un casting impeccable, le réalisateur aime ses personnages et leur accorde toute latitude d’exprimer leur ambivalence. Il nous fait partager ce que ressent Nour dans son exil tout en évoquant l’époque et les contradictions dans lesquelles il évolue. C’est à la fois la grande et la petite histoire, le sens du temps qui passe et les énergies du présent, la complexité sans clichés des rapports entre Français et Immigrés, le tout bercé par les accents du raï. Cela parle d’amour, de solitude et de destin. Entre deux ancrages culturels, c’est à la fois tout proche et lointain, comme la mer qui fait frontière.




Des Africains dans le monde

Si Histoire de Souleymane nous concerne tant, c’est qu’il est tourné à la hauteur de Souleymane, de son point de vue d’étranger, et qu’il s’agit là non d’un spectacle mais du vécu d’une altérité. Nous sommes dans sa peau le temps d’un film, sa galère, et sa tension sont les nôtres. Pas besoin de musique : l’avalanche de situations suffit. Mais la puissance du film tient aussi à l’ambigüité du personnage : le soutiendrions-nous ? Les questions qu’il pose ne sont pas simplistes et nous mettent mal à l’aise, et donc dynamiques. Du grand art !

Ici aussi, et très différemment de Lojkine, Raoul Peck, qui fut lui-même photographe, se met dans la peau d’Ernest Cole. La voix pénétrante de Lakeith Stanfield nous devient si familière que l’on ne s’étonne qu’à moitié lorsque Peck choisit de la poursuivre et laisse Cole décrire lui-même sa mort et la suite. C’est une mémoire que sert ainsi le réalisateur, celle d’une vision intime de l’Histoire des Noirs qui parle aux temps présents.

Pour Hélène Milano, il s’agissait de « filmer la relation », vu que la confiance en soi découle de la confiance des encadreurs. Mais il s’agissait aussi de créer un lieu exceptionnel, un atelier d’échange créatif chaque mardi où les élèves de la classe pouvaient volontairement participer et se révéler. De là découlent les images de ce passionnant atelier philosophique sur le thème de « grandir » mais aussi lorsque les jeunes garçons dansent. La réalisatrice filme aussi les visages des jeunes en interview : le visage et la parole, chers à Lévinas pour qui le visage parle, et nous met ainsi en situation d’accueil et d’écoute.

Ces choix documentaires sont reposés dans ce nouveau média qu’est la création immersive à laquelle le festival a consacré une compétition internationale. Cette technique de réalité virtuelle, réalité augmentée ou réalité mixte offre de nouvelles possibilités pour la narration et la mise en scène. Le spectateur est muni d’un casque avec des écouteurs et des lunettes lui permettant de voir non plus un écran mais une réalité construite ou captée pour lui en trois dimensions. Se déplaçant dans l’espace et changeant la direction de son regard, il se trouve en mesure de situer lui-même sa place dans ces dimensions, à la différence d’une séance de cinéma en 3D où il reste rivé à son fauteuil à regarder un film en relief.

Soutenu par l’extraordinaire mobilisation de la communauté noire qui fit la grève des bus et marcha ou utilisa des voitures collectives durant un an, Rosa Parks obtiendra finalement de la Cour suprême la fin de la ségrégation raciale dans les bus d’Alabama. Pour Taina de Montaigne, « le cœur de mon essai était de montrer comment on construit un mythe, comment on met les gens dans des archétypes ; d’un côté Claudette « la diabolique », et de l’autre, en contrepoint, Rosa « la virginale ». Le film décrit en effet les différentes humiliations que subit Claudette Colvin et son procès.
Qu’apporte ici la réalité augmentée ? Certes l’expérience assez nouvelle d’une immersion totale même si cette technologie en est encore à ses balbutiements malgré la qualité et la légèreté des lunettes Hololens. On cherche en permanence son angle de vue, sa place pour voir la scène au mieux, on est dedans, actif, même si on doit suivre le récit qui nous est proposé. Surtout, on perçoit en direct combien la timide Claudette Colvin, sans répondre pas à notre définition du héros, maintient son refus de céder sa place. Elle ne lâche rien face à l’injustice. Un geste important aujourd’hui !
[1] Nombre de films abordaient les violences sexistes et sexuelles : le viol conjugal commis par Donald Trump dans The Apprentice d’Ali Abassi, le tournage du Dernier Tango à Paris dans Maria de Jessica Palud, les tentatives de féminicide dans Limonov, la ballade de Kirill Serebrennikov ou L’Amour ouf de Gilles Lelouche, quant aux Femmes au balcon de Noémie Merlant, elles règlent leur compte à un violeur. Sans oublier bien sûr le court-métrage « Moi aussi » de Judith Godrèche, projeté en ouverture de la section Un certain regard.
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