Comme la plupart des gens je suis issu d'une longue lignée de paysans. De ceux qui n'ont jamais quitté leur pays car ils étaient plus des exploités que des exploitants agricoles.
Oh, parmi mes ancêtres il y eut bien quelques notables poitevins du tout début du XVIIè siècle.
J'en retiens deux.
Louis Gaultier (1612-1650), le premier d'entre eux, était probablement un homme charmant : il était collecteur de la taille ainsi qu'archer et huissier de la Maréchaussée.
Possédant cette terre il s'auto qualifia de Sieur de l'Islette.
Sa fille Anne épousa l'autre : Jean Lestrigoult (ca 1614-1684), un notaire royal qui, lui, se fit Sieur de Charpillé (au sud-est de Béthines où il vivait et exerçait).
Carte dite "de Cassini". Elle est contemporaine de Jean Lestrigoult et Louis Gaultier
Je descends du couple formé par Anne et Jean.
Et dès que l'on s'éloigne un peu de ces deux là, en à peine quelques générations : tous deviennent des laboureurs, des bucherons, des servantes et des tâcherons qui ne savent plus signer de leur nom.
La terre ne leur appartient plus : ce sont eux qui, certainement, lui appartiennent.
Je pense régulièrement à ceux-ci, les quasi gueux.
J'y pense au moins à chaque fois que tant la presse grand public que la presse viti vinicole évoquent le bon sens paysan et le retour aux pratiques de nos ancêtres.
Des pratiques de mes ancêtres je ne sais à peu près rien, surtout pas celles de René Branchu, journalier agricole, dont les deux beaux-frêres déclarèrent avoir trouvé son corps sans vie (et détroussé), au soir du 25 juin 1879.
Le bon vieux temps.
Pour autant je suppose (j'espère) que jamais ni cet ancêtre ni aucun des autres n'eut recours aux pratiques agricoles - pourtant décrites comme ancestrales - de la biodynamie.
Géo. "La biodynamie : respect de la terre ou dérice sectaire ?". 14/04/2022
Oui : je veux croire que pas plus René Branchu que Pierre Gourdon (ni aucun des nombreux autres) n'ont jamais décapité de chèvre (préparation biodynamique P505 à base de crâne de chèvre et d'écorce de chêne), et qu'ils ont encore moins éventré des vaches (préparation biodynamique P506 : mésentère de vache et têtes de pissenlits) ou des cerfs (préparation biodynamique P502 : vessie de cerf et achillée millefeuilles).
Car il m'est impossible d'envisager que l'un quelconque de mes ancêtres ait à ce point manqué du fameux bon sens paysan.
Ce même bon sens paysan qui nous est régulièrement servi à toutes les sauces, même les plus indigestes.
Car, parfois renforcé des pratiques ancestrales que je viens d'évoquer, il est opposé à la modernité délétère, cette hyène technocratique.
C'est un récent papier de Marion Bazireau pour Vitisphère (désolé, Marion. Tu passes boire quelques verres quand tu veux. Enfin, si tu veux encore, après ce billet ?) qui est venu me chatouiller le bon sens paysan :
"Appel au bon sens vigneron face aux influenceurs prônant le tout couvert végétal"
Cet article, dont mon propos n'est pas - pour une fois - de contester le fond, je n'en reprends qu'une phrase qui me semble emblématique des effets de manche autour du "bon sens paysan" :
"S’il existe une
qualité reconnue depuis très longtemps chez les agriculteurs, c’est bien
« le bon sens paysan »"
Voilà, nous y sommes : de toute évidence les paysans bénéficieraient d'un bon sens qui leur est propre.
Tout comme la caractéristique des femmes, reconnue depuis très longtemps, est la célèbre intuition féminine qui leur est indissociable.
Au même titre que la pluie qui vient après le beau temps (ou bien est-ce l'inverse ?) et les chats qui retombent toujours sur leurs pattes.
Pourtant, si j'en crois le :
"Le discours de la méthode". René Descartes. Edition de 1668.
«
Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée : car chacun pense
en être si bien pourvu, que ceux même qui sont les plus difficiles à
contenter en toute autre chose, n'ont point coutume d'en désirer plus
qu'ils en ont »
Qu'est-ce donc que le bon sens ?
Et comment se décline-t'il en bon sens paysan, le summum de la sagesse ?
En première analyse, le "bon sens paysan" me semble avoir trouvé son antithèse avec l'Intelligence Artificielle devenue très à la mode ces derniers temps.
Mais à la réflexion ce n'est peut-être pas si évident car si l'IA débite des données sans en connaître le sens (bon ou mauvais), rien n'indique que le paysan, héritier présomptif d'un bon sens séculaire, ait une meilleure maîtrise de ces données.
Alors au delà de son rôle de repoussoir à technocrates modernistes, le sens interdit, comment définir le "bon sens" et en particulier le "bon sens paysan" et sa nature fondamentale ?
Raison nourrie d'expériences ?
Accumulation de savoirs plus ou moins conscients se manifestant en de spectaculaires fulgurances ?
Résultat de préjugés et de savoirs empiriques mal définis mais issus d'observations quotidiennes ?
Quoiqu'il soit il doit être transmis, on ne sait comment, de génération en génération ?
Oui, transmis.
Car il faut bien qu'il soit transmis, ce bon sens paysan. Par l'atavisme ou l'enseignement, mais transmis tout de même.
Quand bien même il se fonderait sur des vérités authentiques, évidentes à qui sait les voir, justes dans leurs aboutissements : il ne peut qu'être inné ou transmis.
Car il semble exclu qu'il suffise de devenir paysan pour, aussitôt, se transfigurer en un réservoir de bon sens.
A la différence des technocrates, le paysan et son bon sens ont affaire au quotidien et au réel qui valide le dit bon sens.
Passons discrètement sur les marins qui arrivaient à bon port en étant convaincus que la terre était plate, et les observateurs de tout poil trompés par leur bon sens qui affirmait haut et fort que le Soleil tournait autour de la Terre.
Celà plie l'hypothèse des observations quotidiennes : le réel, donc le bon sens, peuvent être trompeurs.
Et très probablement différents selon les époques et les lieux.
Les époques ?
Mais que disent les auteurs du passé qui puisse nous renseigner sur le bon sens paysan et son antériorité dont Marion nous dit que c'est : "une
qualité reconnue depuis très longtemps".
Très longtemps, mais peut-être pas au XVIIIème siècle.
Car il y a, par exemple, ce cher Maupin qui s'adressait aux vignerons ignorant les progrès techniques et, à ce titre, commettaient de multiples bévues.
Ici dans l'édition de 1782 :
Il y a également l'inénarrable Jacques Boullay, ici dans la 3ème édition (1723) de son ouvrage :
Il s'y agit bien peu de bon sens et beaucoup de friponeries et autres malversations.
On l'aura compris : je crains fort que ce "bon sens paysan" ne soit qu'une invention récente permettant, à bon compte, de refuser par principe telle ou telle proposition présentée comme trop technocratique en invoquant des forces obscures mais, me semble-t'il, inexistantes.
Tout au plus cette thématique m'aura-t'elle permis de finir en saluant François, Laurent, Lucie, Nicolas et Pierre qui (private joke) ne manquent pas de "bon sens paysan".
« Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée : car chacun pense en être si bien pourvu, que ceux même qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre chose, n'ont point coutume d'en désirer plus qu'ils en ont »