Du 4 mai au 9 septembre 2024, sont présentées simultanément une exposition événement consacrée à L’Atelier rouge (1911) d’Henri Matisse (1869-1954), une rétrospective inédite de l’oeuvre d’Ellsworth Kelly (1923-2015) réunissant peintures, sculptures, photographies et dessins et, dans le contexte des Jeux Olympiques à Paris, une sélection d’oeuvres de sa Collection autour du sport, proposant une vision décalée et poétique de ce rendez-vous international.
Le présent article est consacré à Matisse, L’Atelier rouge, que je recommande de visiter en premier parce qu'elle affute notre regard. On enchainera ensuite avec l'exposition d'oeuvres de la collection puis par celle qui est dédiée à Ellsworth Kelly qui, chacune, font l'objet d'un article dédié.
L’exposition a été conçue par deux conservatrices du MoMA (Museum of Modern Art) et du SMK (Statens Museum for Kunst), avec le concours des Archives Henri Matisse. Elle a été présentée en 2022 à New York puis d'octobre 2022 à février 2023 au Musée national d’art du Danemark à Copenhague, avant d'être proposée au français à la Fondation Louis Vuitton.
Elle est consacrée à la genèse et à l’histoire du chef-d’oeuvre de 1911, l’une des oeuvres emblématiques du MoMA depuis son acquisition en 1949. L’artiste y représente son atelier et les peintures, sculptures et objets décoratifs qu’il contenait à ce moment-là.Le coeur de l’exposition est constitué de L’Atelier rouge et de six peintures, trois sculptures et une céramique reproduites dans le tableau, réalisées entre 1898 et 1911. Ce qui est original c'est de réunir, et c'est une première, les onze oeuvres présentes sur le tableau depuis qu’elles ont quitté l’atelier de Matisse d'Issy-les-Moulineaux. Elle s’enrichit de documents d’archive inédits et d’oeuvres éclairant le contexte de création et l’aventure de cette peinture.
"L’Atelier rouge, qui a maintenant plus de cent dix ans, est à la fois un point de repère dans la tradition séculaire des peintures d’atelier et une oeuvre fondamentale de l’art moderne", déclare Ann Temkin, conservatrice en chef au MoMA. "Ce tableau demeure une pierre de touche pour tout artiste s’aventurant à représenter son atelier. La décision radicale de Matisse de saturer la surface de l’oeuvre d’une couche de rouge (alors qu'on aurait pu le croire terminé) a fasciné des générations d’artistes, parmi lesquels Mark Rothko et Ellsworth Kelly. Cependant, il reste encore beaucoup à explorer pour ce qui concerne l’origine et l’histoire du tableau".La salle est impressionnante et si notre regard est focalisé sur la plus grande toile on remarque évidemment très vite Le Jeune Marin (II) (1906) -exposé en France pour la première fois depuis trente-et-un ans-. Il fut peint à Collioure et c'est une des rares figures masculines réalisée par Matisse. Il n'est pas sans faire penser à Picasso.D’autres sont moins connues, comme La Corse, le vieux moulin (1898) qui est la toile la plus ancienne ayant été abritée dans l'atelier. Trois oeuvres appartiennent au SMK- Les Baigneuses (1907), Le Luxe (II) (1907-1908) et Nu à l’écharpe blanche (1909).Les cyclamen ont été peint sur place en 1911 et on reconnait la fameuse petite table ronde qui figurera sur de multiples tableaux. Enfin, Nu féminin, l’assiette peinte par l’artiste en 1907 figurant à l’avant-plan de L’Atelier rouge provient de la collection du MoMA.L’exposition comprend également des oeuvres étroitement liées à L’Atelier rouge, tels La Fenêtre bleue (1913) du MoMA et nous permet d'établir des comparaisons par exemple avec cette Harmonie en rouge (1908) acquise par Chtchoukine, et dont on remarquera qu'il ne s'agit pas du tout du même ton de rouge.L’Atelier rouge représente l'environnement de travail de Matisse à Issy-les-Moulineaux. Le tableau a été peint dans la suite des oeuvres commandées par Sergueï Chtchoukine (1854-1936), industriel russe du textile, qui fut le plus fidèle et le plus audacieux des premiers mécènes de Matisse, amis qui collectionna aussi Degas, Cézanne, Gauguin ou Van Gogh … Si Chtchoukine acheta immédiatement L’Atelier rose (ci-dessous à travers deux photographies), il refusa d’acquérir L’Atelier rouge mais il en acheta d'autres l'année suivante.Le collectionneur accuse réception de l'aquarelle préfigurant le tableau rouge et le refuse de manière nette : Il doit être très intéressant mais je préfère maintenant vos tableaux avec des figures. Autant dire que Matisse a d'une certaine manière échoué (temporairement) en ayant délibérément décidé de le recouvrir de rouge, peut-être sous l'influence des icônes qu'il a vues lors de sa visite à Chtchoukine.
Si cette vision du refus comme un échec est osée elle permet de comprendre qu'une défaite n'est pas inexorable à long terme. C'est un formidable encouragement à persister dans ses convictions.Le tableau resta en possession de Matisse pendant seize ans. Il sera acquis en 1927 par David Tennant, fondateur à Londres du Gargoyle Club où se croisent aristocrates et artistes et demeurera dans ce club jusqu’au début des années 1940, avant d’être acheté par Georges Keller, directeur de la galerie Bignou à New York.
Enfin, en 1949, L’Atelier rouge entre au MoMA. Commence alors sa seconde vie. À partir de 1949, en effet, les artistes de New-York et tous ceux qui sont de passage s’arrêtent devant cette peinture dont la nouveauté radicale est soudain redécouverte. Matisse lui-même est revenu à la fin des années 1940 à ce qui faisait la spécificité de l’oeuvre de 1911: son "abstraction" par la présence obsédante du rouge, en dépit d’une description précise des meubles, tableaux et objets que contenait à l’époque son atelier d’Issy-les-Moulineaux. Il conçoit une nouvelle série de peintures prenant pour sujet l’environnement familier du peintre, notamment le Grand Intérieur rouge de 1948, qui rejoint la collection du Musée national d’art moderne en 1950 après avoir été exposé à New York par son fils Pierre Matisse en février 1949. Cette oeuvre est présente dans l’exposition, permettant d’évoquer l’importance de la peinture de Matisse dans les années d’après-guerre, à Paris comme à New York, et la présence de l’artiste au Mnam comme au MoMA.Le dialogue entre L’Atelier rouge de 1911 et le Grand Intérieur rouge de 1948 (146 x 97 cm, ci-dessus) est particulièrement mis en lumière dans l’exposition de la Fondation, montrant à près de quarante ans de distance la relecture par Matisse de ce tableau précurseur au moment où le travail du peintre connaît à nouveau une profonde mutation. Les deux peintures poursuivront par la suite leurs vies parallèles, fondatrices pour d’innombrables artistes américains et européens.
Et Grand Intérieur rouge (1908) du Mnam/Centre Pompidou, permettant de restituer le parcours complexe du tableau de Matisse et le contexte de son acquisition par le MoMA.
Cette exposition n'est pas immense mais elle nous permet de comprendre le rapport de l'artiste à l'espace. Il se trouvait trop à l'étroit dans ses ateliers, que ce soit celui du 19 quai Saint Michel, le Couvent des oiseaux du 89 rue de Sèvres, ou celui du Sacré-Coeur au 33 boulevard des Invalides. D'où la concession qu'il fait des éloigner de 6 km de la capitale pour s'installer à Issy-les-Moulineaux, au 42 route de Clamart (renuméroté 92 en 1910) dans une propriété comprenant un jardin d'agrément, qu'il avait, rapporte Gertrude Stein, surnommé Le Petit Luxembourg, et surtout un grand terrain sur lequel il fait bâtir un atelier sur mesure.Il fut construit l'été1908, selon ses plans, en préfabriqué de 10 sur 10 mètres, avec une hauteur de 5 et un toit en shed à deux versants. Le mur du nord était vitré pour laisser entrer la bonne lumière.Une des photos d'Henri Manuel (1874-1947) témoigne de l'affection que l'artiste avait pour son chien.La Fondation nous montre notamment cette huile sur bois prêtée par le musée d'Orsay au Muba de Tourcoing, peinte par Roger Fry (1866-1934) et intitulée Une salle de la "Second Post-Impressionist Exhibition" Londres, 1912. Il est très intéressant car il est la seule documentation visuelle de la présence de l'Atelier rouge aux Grafton Galleries de Londres puisqu'on en voit un morceau sur le côté droit.
L'homme assis sur le canapé pourrait être l'artiste Duncan Grant, un admirateur de Matisse que le peintre a accueilli dans son atelier d'Issy.Henri Matisse, Poissons rouges et sculpture, 1912, 116,2 cm x 100, 5 cm, MoMA
Cette peinture fit ses débuts aux côtés de l'Atelier rouge lors de l'exposition dont il vient d'être question. On y remarque le mur arrière de l'atelier et la petite porte, de couleur ocre, menant à la réserve couverte. Son ouverture révèle le paysage extérieur. C'est encore une fois la même table sur laquelle repose le bocal, le vase, et la sculpture de terre cuite, Nu allongé (1907). Cette peinture fait écho à l'Atelier rouge du fait de sa couleur (même si elle est cette fois bleue) appliquée sur la superficie.En 1951, le MoMA publia une monographie consacrée à matisse dont l'artiste créa les jaquettes de couverture en papiers découpés, avec son sens de la couleur si reconnaissable.Une riche sélection de documents d’archive et de photographies, dont beaucoup n’ont jamais été publiés ou exposés, éclairent l’histoire de cette oeuvre où le peintre met en scène son propre travail.
Voilà une photo datant de l'époque à laquelle Matisse peint l'Atelier rouge avec Le grand nu exactement à la même place, à côté du rideau.Enfin, un film présente les découvertes les plus récentes sur le processus d’exécution du tableau. Comme son titre l'indique l'oeuvre se distingue par le rouge de Venise qui couvre la majeure partie de sa surface.La décision audacieuse, car irréversible, et elle fut tardive comme en témoigne la superposition de ce rouge sur une peinture presque achevée avec un sol et des murs de couleurs différentes, et des formes du mobilier plus concrètes. La vidéo analyse tout cela en soulignant qu'il subsiste des traces de bleu, très semblables aux lignes verticales que l'on remarquait sur l'Atelier rose et avec lequel la proximité devient flagrante. Il demeure un part de mystère même si on sait que le peintre a agi très vite à grands coups de pinceaux qui ont laissé des poils sur la toile.Les simulations digitales montrent aussi que le verre (juste au-dessus de l'assiette) était posé sur une surface ocre, laquelle était surmontée de rose puis de bleu turquoise. Un fin trait blanc délimite les anciennes zones rose et ocre. On attire aussi notre attention sur la signature à peine visible en bas à gauche du tableau.Ce film m'a donné envie de refaire le parcours pour revoir les oeuvres et je ne peux que vous conseiller de faire de même.L’exposition événement L’Atelier rouge d’Henri Matisse à la Fondation Vuitton
8, avenue du Mahatma Gandhi, Bois de Boulogne, 75116 ParisDu 4 mai au 9 septembre 2024 (fermé le mardi) les lundi, mercredi et jeudi de 11 à 20 heuresVendredis de 11 à 21 h (nocturne le premier vendredi du mois jusque 23 h)Samedi et dimanche de 10 à 20 hMicro-visites de 15 minutes en français et en anglais tous les jours, toutes les 30 minutes, gratuit, sans réservationConsulter le site pour connaître les visites et activités jeune public.
A suivre, La rétrospective de l’oeuvre d’Ellsworth Kelly à la Fondation Vuitton
La sélection d’oeuvres de la Collection Vuitton autour du sport à la Fondation