Il y a une soixantaine d'années j'ai lu Madame Bovary dans la bibliothèque paternelle. Je m'étais arrangé pour ne pas laisser d'espace libre entre les livres qui entouraient son exemplaire numéroté 529.
Avec émotion j'ai tourné ces derniers jours les pages de ce livre imprimé sur rives, avec des aquarelles de Grau Sala. Un vrai bonheur pour la vue et le toucher, que ne procurent pas les livres numériques.
Relire ce livre a été une redécouverte. La première lecture, celle d'un adolescent d'autrefois, était en quelque sorte une transgression, la deuxième, celle d'un homme plus que mûr, fut un véritable plaisir.
Au-delà de l'histoire, qui a valu à l'auteur un mauvais procès 1 et n'a effarouché à l'époque de sa parution que les pudibonds du stupide dix-neuvième siècle , c'est la langue française qui y est à l'honneur.
Il n'est pas possible de comparer le style de Flaubert avec celui de nombre d'auteurs dont je dis pourtant quelque bien. C'est toute la différence qu'il y a entre une oeuvre tout court et un vrai chef-d'oeuvre.
Emma Rouault, a épousé Charles Bovary, officier de santé. Son père avait tout de suite su à qui il avait affaire - il ne chicanerait pas trop sur la dot - et s'était même dit: s'il me la demande je la lui donne.
Emma était certainement plus fine que Charles. Bien que fille de fermier, elle avait été élevée chez les Ursulines. Lui avait péniblement réussi à faire quelques études de médecine, sans vraiment briller.
Aussi le couple était-il bien mal assorti, Emma ayant du vague à l'âme depuis qu'ils étaient allés ensemble à un bal où il ne s'était pas risqué à danser et où elle avait été invitée à valser avec un Vicomte:
Tout ce qui l'entourait immédiatement, campagne ennuyeuse, petits bourgeois imbéciles, médiocrité de l'existence, lui semblait une exception dans le monde, un hasard particulier où elle se trouvait prise, tandis qu'au-delà s'étendait à perte de vue l'immense pays des félicités et des passions.Il n'est pas étonnant qu'elle ait cherché ailleurs ce qu'elle ne trouvait pas chez elle, ce qui n'excluait pas d'éprouver parfois de la tendresse pour ce mari médiocre qui n'était décidément pas à sa hauteur.
Après une expérience malheureuse d'adultère, Emma tomba malade. Son amant, homme couvert de femmes, une fois parvenu à ses fins, n'avait plus voulu s'embarrasser d'elle et, mufle, l'avait rejetée:
Emma ressemblait à toutes les maîtresses; et le charme de la nouveauté, peu à peu tombant comme un vêtement, laissait voir à nu l'éternelle monotonie de la passion, qui a toujours les mêmes formes et le même langage.À l'époque, il n'était pas question de se victimiser pour obtenir une quelconque réparation de ses déboires. La tentation était encore de trouver refuge et réconfort dans la religion. Emma n'y manqua pas:
Un jour qu'au plus fort de sa maladie elle s'était crue agonisante, elle avait demandé la communion; et, à mesure que l'on faisait dans sa chambre les préparatifs pour le sacrement [...], Emma sentait quelque chose de fort passant sur elle, qui la débarrassait de ses douleurs, de toute perception, de tout sentiment.Une fois rétablie, après une longue convalescence, Emma, hélas, poursuivit ses chimères et retomba dans l'adultère avec un jeune homme qu'elle avait aimé platoniquement avant qu'il ne parte pour Paris.
Mais la chute finale ne viendra pas de ce nouvel égarement. Ce sont de sordides problèmes d'argent dus à ses prodigalités qui auront raison d'elle si bien qu'elle attentera à sa vie, à l'arsenic, avec succès:
Il y a toujours, après la mort de quelqu'un, comme une stupéfaction qui se dégage, tant il est difficile de comprendre cette survenue du néant et de se résigner à croire.Auprès de la dépouille d'Emma, M. Homais le pharmacien, qui se croit scientifique, et M. Bournisien le curé, qui croit en Dieu, ont une dispute surréaliste, parachevant ce tableau de Moeurs de province:
Ils s'échauffaient, ils étaient rouges, ils parlaient à la fois, sans s'écouter; Bournisien se scandalisait d'une telle audace; Homais s'émerveillait d'une telle bêtise; et ils n'étaient pas loin de s'adresser des injures, quand, Charles, tout à coup, reparut.On pourrait penser que Flaubert renvoie les deux hommes dos à dos. Force est de constater qu'il est plus sévère à l'égard de Monsieur Homais, tout au long du roman, et qu'il lui réserve une estocade:
lui faire justice Alors Homais inclinait vers le Pouvoir. Il rendit secrètement à M. le Préfet de grands services dans les élections. Il se vendit enfin, il se prostitua. Il adressa même au souverain une pétition où il le suppliait de ; il l'appelait notre bon roi et le comparait à Henri IV.
Francis Richard
1 - Je me promets de relire, dans le tome I des Oeuvres de Flaubert, paru en 1951 dans La Pléiade, en appendice au roman, le réquisitoire, la plaidoirie et le jugement de ce Procès.
Madame Bovary, Gustave Flaubert, 406 pages, La Bonne Compagnie (1945)