Sur le site du Haut-commissaire au plan, l'on pouvait lire la description suivante : " Nommé Haut-commissaire au Plan lors du conseil des ministres du 3 septembre 2020, François Bayrou est chargé d'animer et de coordonner les travaux de planification et de réflexion prospective conduits pour le compte de l'État, ainsi que d'éclairer les choix des pouvoirs publics au regard des enjeux démographiques, économiques, sociaux, environnementaux, sanitaires, technologiques et culturels."
Pourtant, en pratique, l'exercice s'éloigne beaucoup du travail effectué, entre 1946 et 2005, par le commissariat général du Plan qui s'inscrivait sur un horizon moyen de 5 ans. Il n'est donc pas inutile de revenir brièvement sur ce qu'a été la planification à ses débuts, en particulier avec le témoignage de Pierre Massé, haut fonctionnaire, qui fut commissaire général de 1959 à 1966. Dans un livre éclairant sur la foi nourrie par les hauts fonctionnaires dans un développement économique profitant à tous, Le Plan ou l'anti-hasard, Pierre Massé explique sa vision du Plan. Nous nous appuierons sur l'édition de 1965 parue à la NRF.
Pour pallier les insuffisances du marché et coordonner les efforts de production avec un objectif précis, les États ont commencé dans les années 1930 à intervenir dans l'économie. Des plans fut alors élaborés par l'État, coercitifs dans le monde socialiste, incitatif dans le cas de la France notamment. C'est le 3 janvier 1946 que le processus de planification fut mis en place en France, avec la création du Commissariat général du plan dirigé par Jean Monnet. À cette époque, il s'agissait avant tout de programmer des objectifs réalistes de reconstruction du pays après la guerre, puis de transformation/modernisation.
Le développement économique et socialPour lui, le développement économique et social était une " aventure réfléchie et calculée" (p. 17). " L'homme des années soixante veut être sujet actif de son destin [...], il cherche par des voies encore incertaines la participation économique. D'où l'effort de planification, de prévision et de prospective qui est l'un des signes de notre temps." (ibid.). Massé y voit l'occasion de substituer, enfin, la coopération au conflit, ce qui rappelle que l'économie ne peut se résumer à la définition technique donnée par Lionel Robbins en 1932 dans An Essay on the Nature and Significance of Economic Science, (London, Mac Millan) : " L'économie est la science qui étudie le comportement humain comme une relation entre des fins et des ressources rares ayant des usages alternatifs".
De l'extrapolation à la prospectiveContrairement à l'extrapolation, qui consiste à prolonger le passé pour en déduire un futur quasi déterministe, Pierre Massé s'intéresse à un principe d'action, qui exige " l'appréciation du moment où l'intervention humaine sera décisive" (ibid., p. 31). Il en déduit la nécessité de passer de " l'extrapolation en probabilité", qui " reste de l'ordre de la projection et ne fait pas une part suffisante aux virtualités du futur", à la " prospective, attitude ouverte en face d'un avenir ouvert" (ibid., p. 32).
Il en déduit l'une des plus belles définitions de la prospective à mon sens : " la logique de la recherche prospective est ainsi d'inverser le cheminement traditionnel et de partir de l'exploration de l'avenir - non pas d'un avenir déduit, mais d'une pluralité d'avenirs imaginés. [...] Au lieu de se satisfaire du prévu, elle cherche à imaginer, pour y parer, l'imprévu. En outre, au sein de l'imaginaire, elle recherche le souhaitable, soit pour ses éléments positifs, soit pour sa valeur décisive contre certains périls." (ibid., p 33). L'on retrouve là " l'attitude prospective", vue comme philosophie de l'action par Gaston Berger.
Bien entendu, tout ne peut pas être imaginé, sauf à disposer de pouvoirs divinatoires. Aujourd'hui, cela nous fait inévitablement penser aux " cygnes noirs" de Nassim Taleb, i.e. ces événements imprévisibles ou rares dont les conséquences sont d'une portée considérable. Mais, même lorsqu'il est possible d'imaginer certaines lignes de l'avenir, la méthode prospective exige " le rétrécissement de la perspective" (ibid., p. 34). Et après " l'étude du champ des possibles s'ouvre la phase la plus importante et la plus difficile de la recherche, le raccordement au réel".
Autrement dit, pour " qu'une [figure de l'avenir] serve de guide à l'action, il faut encore qu'elle soit réalisable, c'est-à-dire qu'il existe un ensemble de décisions portant sur la réalité présente et compatibles avec elle (pour abréger, praticables), dont l'effet soit de rendre probable sa réalisation" (ibid., p. 36). Cela rappelle avec justesse que pour qu'une décision soit praticable, encore faut-il qu'elle soit en phase avec les réalités économiques, sociales et physiques du moment. Pourquoi évoquer des scénarii s'ils n'ont aucune chance d'être mis en oeuvre ? Ainsi, une " situation sera dite plausible s'il existe un ensemble de décisions praticables permettant d'atteindre probablement cette situation ou une situation au moins aussi bonne" (ibid., p. 36-37).
Pierre Massé en conclut que " le plan de la Nation n'apparaît pas ainsi comme une formule magique, mais comme une combinaison perfectible de réalisme et de volonté" (ibid., p. 53). Plus loin, il dira que " la planification à la française est la recherche d'une voie moyenne conciliant l'attachement à la liberté et à l'initiative individuelles avec une orientation commune du développement" (ibid., p. 144). Tout est dit...
Et pour ceux qui s'imaginaient, déjà à cette époque, que l'unique but suivi par les humains était de consommer toujours plus, Pierre Massé rappelle que "[l'exigence suprême de l'homme] n'est pas davantage un type de civilisation fondé sur la diversification des biens matériels et la multiplication des gadgets" (ibid., p; 89-90). Et d'ajouter : " le fond du problème ne sera plus le niveau de vie, mais le mode de vie".
De nos jours, un certain néolibéralisme tend à vouloir substituer l'expertise au débat démocratique, suivant l'idée développée par Walter Lippmann, que les experts seraient seuls capables de comprendre les règles économiques universelles immuables. Exit la confrontation de projets de sociétés différents, et subséquemment les débats contradictoires dans le cadre de l'agon. Il ne reste donc aux citoyens qu'une seule possibilité, s'adapter, comme l'explique avec brio Barbara Stiegler. Or, le Plan était historiquement tout le contraire, puisque " la planification à la française accepte les faits, mais non les fatalités" (ibid., p. 151).
En définitive, cela démontre la nécessité de revenir à une véritable planification par l'Homme pour les besoins de l'Homme !