Coup de cœur
Nickel Boys de Colson Whitehead
Par Emmanuel GOUJON
J’avais beaucoup aimé le roman Underground Railroad, publié en 2017 et adapté en série télévisée, qui racontait l’histoire d’un réseau d’évasions d’esclaves au XIXème siècle aux Etats Unis. Mais j’ai encore préféré Nickel Boys ! Ici, pas de dimension fantastique ou fantasmagorique, mais juste la réalité douloureuse, perverse et bien réelle, de la ségrégation américaine dans les années 1960.Whitehead nous fait entrer immédiatement dans l’univers d’un jeune garçon sage, élevé par sa grand-mère, dans un quartier pauvre d’une ville de Floride, mais Elwood Curtis est noir. Il se destine à l’Université ce qu’il peut se permettre grâce à ses bons résultats scolaires et à l’aide financière que de bonnes âmes sont prêtes à lui fournir quand son destin bascule. Elwood fait du stop et se fait prendre par un homme affable. Problème : lors d’un contrôle routier, il s’avère que la voiture est volée et que son chauffeur n’en n’est pas à son coup d’essai. Considéré comme complice, sans doute juste parce qu’il est noir, le jeune Curtis est envoyé à la Nickel Academy, une maison de correction, un euphémisme pour ce qui se révèle être un vrai bagne pour jeunes garçons, les Blancs d’un côté et les Noirs de l’autre, mais tous victimes de la même corruption, des mêmes privations, des mêmes sévices, sexuels et autres, et des mêmes horribles punitions, qui parfois peuvent les faire terminer leur triste parcours directement au cimetière clandestin de cette école pas comme les autres.
« Le problème était que même en filant droit, on n’était pas à l’abri des ennuis. Un autre élève pouvait repérer une faiblesse et commencer quelque chose, un surveillant pouvait prendre ombrage d’un sourire et décider de vous l’effacer. Vous pouviez basculer dans un roncier de malchance semblable à celui qui vous avait expédié ici », se dit Elwood Curtis après avoir subi son premier passage à tabac qui l’a laissé presque infirme.
Heureusement dans cette antichambre de l’enfer, le jeune homme rencontre Turner qui a jusqu’ici survécu à sa vie fracassée grâce à sa débrouillardise et à sa bonne humeur. Cette amitié, les rares visites de sa grand-mère, et les discours de Martin Luther King, vont aider Elwood à surmonter les épreuves. Les deux adolescents vont se lier d’une amitié indéfectible, et tant bien que mal survivre ensemble jusqu’au jour où même cette survie deviendra insupportable. Alors les deux garçons envisagent l’évasion. Un projet jamais vraiment réussi auparavant en dépit des légendes locales, sauf à partir de l’école les pieds devant…
« Certains garçons s’évadèrent vers un futur discret et vécurent dans l’ombre, sous un autre nom et en d’autres lieux. Redoutant jusqu’à leur dernier soupir que Nickel les rattrape. Le plus souvent, ils étaient capturés, emmenés chez le Marchand de glaces puis jetés dans une cellule sans fenêtre pendant quelques semaines, le temps de corriger leur attitude. Fuir était une folie, ne pas fuir aussi. (…) S’interdire de penser à la fuite, ne serait-ce que pour un instant volatil, c’était assassiner sa propre humanité ».
Whitehead travaille sur la violence raciale aux Etats-Unis, il fait œuvre de mémoire, mais aussi dans une certaine mesure d’explication de cette violence, tout en montrant que s’il ya eu des progrès elle existe toujours aux Etats-Unis. Pour Nickel Boys, l’auteur s’est inspiré d’une histoire vraie, celle de la Dozier School for Boys, à Mariana en Floride, sur laquelle il a consulté les témoignages des survivants.
Mais le romancier fait véritablement œuvre de fiction puisque n’importe qui peut se reconnaître dans les doutes et les angoisses du jeune Elwood Curtis, qui devient un héros universel et absolument humain, luttant contre l’injustice et l’abominable inhumanité du racisme. D’autant plus qu’Elwood et Turner ne se victimisent pas et prennent en main leur destin contre un système carcéral et racial qui est sensé les écraser. Eux demeurent des hommes debout et se libèrent.
Nickel Boys a valu à Colson Whitehead son deuxième Prix Pulitzer. Underground Railroad avait en effet aussi reçu cette prestigieuse reconnaissance du monde littéraire américain.
Nickel Boys, Colson Whitehead, Albin Michel, Paris 2020, 259 pages, traduction de l'américain par Charles Recourse, copyright photo Larry D. Moore.