Comme dans ses précédents textes, le Cameroun ne constitue pas seulement un décor pour les personnages du dernier roman de Hemley Boum, Le Rêve du pêcheur, paru en janvier 2024 aux éditions Gallimard, il est pour eux à la fois une terre natale, un territoire d’ancrage et le terreau qui leur donne chair. Grand-mère et petite-fille, grand-père et petit-fils portent les mêmes prénoms, tel un héritage fier et pesant, et les destinées se vivent dans une continuité considérée comme le socle de toutes les valeurs, la fidélité aux siens, la solidarité envers les membres de la parentèle, la fusion dans la communauté villageoise, mais aussi leur corollaire : ici, le malheur concerne tout le monde et, quand il surgit, c’est un déferlement.
Du village de pêcheurs de Campo à la région parisienne, en passant par la ville de Douala, ce sont deux histoires croisées et non pas une que découvre le lecteur. Signe des temps qui changent, la modernité introduit comme une nuance dans la partition, un déraillement, comme le dira à l’un des personnages le nganga, le sorcier le plus célèbre de la région. Entre Zacharias et Petit Pa’, même prénom même surnom, il y a l’espace d’une génération et d’un père inconnu et pas tant de différence que ça, et même le petit-fils n’est-il pas la photocopie certifiée conforme du grand-père ? Leurs deux vies, pourtant, ne se ressemblent pas, même si l’un et l’autre doivent leur salut à une femme et partent à la dérive dans une histoire de vol d’argent. Est-ce parce qu’ils ont mis du temps à ajuster leurs rêves à leurs mondes, à faire coïncider leurs mots avec la vérité et leurs amours ensemble ? Des compromis sans compromission ou une acceptation de leur sort qui leur répugne ? Des rêves, il y en a eu, mais ils étaient d’un trop gros calibre, du genre de combat que l’on lit dans la Bible entre les forts et les faibles, mais dont l’issue dans la vie regarde toujours du côté des puissants. Le premier Zacharias a bien tenté de se mesurer à la société d’exploitation forestière et à la coopérative de pêcheurs, mais cette tentative n’a pas seulement été un échec, elle l’a brisé, disloquant les membres de sa famille, les dispersant comme des tessons de poterie, et c’est d’une certaine manière à Zachary, celui qui n’a pas eu le temps de connaître son aïeul, qu’il incombera de recoller les histoires interrompues et de renouer les liens brisés, lui qui a, bon gré mal gré, construit sa vie en France dans ce qu’il croyait être l’indifférence des siens et qui connaîtra son retour au pays natal comme une réconciliation avec lui-même.
Il leur fallut plus de deux heures pour effectuer la cinquantaine de kilomètres qui reliaient les deux villes. Le trajet aurait pu être cauchemardesque, il fut merveilleux. Aux abords du chemin calamiteux, il y avait à gauche la forêt, des arbres gigantesques, leur feuillage de toutes les nuances de vert, mais aussi de jaune, rouge, mauve, des plantes étonnantes, grandes comme d’immenses choux-fleurs, une végétation nouée reliée par des lianes épaisses. Et puis à droite, il y avait déjà moins d’arbres, on apercevait des maisons en terre battue et l’océan majestueux. Des enfants se baignaient dans les rivières le long de la route, mille petites rivières, mille groupes d’enfants nus, riant, s’éclaboussant. Leurs corps perlés de gouttelettes argentées s’immobilisaient au passage du véhicule. Ils faisaient de grands signes et sans attendre de réponse replongeaient dans l’eau, revenaient à leur plaisir et leurs piaillements d’oiseaux moqueurs. Zachary vécut le voyage comme une sorte de parcours initiatique à la fois réel et métaphorique, semé d’embûches et poétique. (p. 310-311)
On reconnaît les thèmes de précédents romans, l’atmosphère de la littérature camerounaise contemporaine (on pense à Imbolo Mbue, notamment), des questions essentielles qui traversent un certain courant de la fiction actuelle, le métissage et l’impossibilité de faire souche, l’exil forcé et le réenracinement, l’arrimage à des valeurs traditionnelles parfois idéalisées, comme si deux mondes s’opposaient sans réellement s’interpénétrer. Zachary, pourtant, fait tout pour s’extraire des clichés autant que pour faire mentir la répétition familiale et c’est ainsi à une réflexion sur des problèmes contemporains plus larges que se livre Hemley Boum. Elle le fait avec ampleur, déployant un large personnel romanesque, ne négligeant pas les menus faits, les odeurs et les couleurs qui font toute la chair des vies, et s’interrogeant au-delà des différences culturelles sur l’amour, ce qui fait qu’il dure ou s’éteint et en quoi notre post-modernité le malmène à sa manière ou, au contraire, l’exalte dans ce qu’il a de plus universel.
Zacharias était un homme à la fois inquiet et courageux. Le Pêcheur savait mieux que personne que l’on pouvait être entouré d’eau et néanmoins mourir de soif. Il traversait l’existence avec fébrilité. Yalana était consciente de son infirmité, cette lézarde dans son âme faisait partie de leur histoire. Il l’avait émue avant de lui plaire. Elle avait vite compris que si elle liait son destin au sien, il lui consacrerait sa vie. Elle en avait accepté la responsabilité. (p. 55)
Avec eux comme avec les générations après eux, avec l’écrivaine qu’est Hemley Boum elle-même, on s’émeut et on s’affole, jusqu’au bout inquiet de savoir comment la vie peut se recréer et les pages blanches recommencer à s’écrire, comme un roman.
Annie Ferret
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