Aujourd’hui, je focaliserai le regard sur l’exposition En Jeu! Les artistes et le sport (1870-1930) sur laquelle on avait attiré mon attention au cours du vernissage de celle qui est consacrée à L’atelier de Leonardo Cremonini, à l’Institut.
On a bien eu raison car on peut y voir des oeuvres étonnantes, et peu exposées comme cette Femme au podoscaphe (1865) de Gustave Courbet qui aura donc mis en valeur la femme autrement que par l’origine du monde, ou un tableau de Claude Monet (1840-1926) célébrant des patineurs dont j’ignorais l’existence. Je reviendrai sur ces oeuvres plus bas. Mon premier coup de coeur porte sur une magnifique Leçon d’escrime peinte par Alcide-Théophile Robaudi (1847-1928) en 1887, une huile sur toile de 223 x 157 cm, prêtée par la Knupp Gallery de Prague qui ouvre l’exposition.
La scénographie nous renseigne sur la société de la seconde moitié du XIX° siècle qui prend peu à peu plaisir à profiter de son temps libre pour exercer des activités de loisirs sur terre ou sur l’eau et assister à des représentations sportives.
Ces nouvelles pratiques ont fait leur apparition sous le Second Empire et leur engouement ne cesse de progresser. Elles tiennent une place centrale dans la production du groupe impressionniste mêlant éléments naturels et modernité. Certaines toiles impressionnistes du musée et certains des carnets de dessins de Monet conservés in-situ témoignent de cet engouement qui se popularise.
La fréquence des sujets sportifs dans l’art des décennies 1870 à 1930 mérite d’être interrogée pour ce qu’elle dit des valeurs attachées à ces pratiques individuelles ou collectives dans l’imaginaire des artistes qui, parfois, sont des sportifs aguerris. Surtout si on songe que Pierre de Coubertin fonda en 1896 les Jeux olympiques en réinventant la tradition des olympiades antiques. La première édition se tint à Athènes en 1896 – en hommage à l’olympisme antique – et Paris accueillit les éditions de 1900 et 1924.
Le sport changea de statut social et culturel au cours de la seconde moitié du XIX° siècle. Il intéressa peintres, sculpteurs et photographes qui y virent l’expression d’une modernité qu’ils exploraient par ailleurs. Qu’ils en aient été des spectateurs passionnés (Henri de Toulouse-Lautrec) ou des praticiens aguerris (Paul Signac), ceux-ci ont sans doute reconnu comme leurs les qualités de détermination et d’endurance des sportifs aptes à se dépasser. Le lutteur, le boxeur et l’escrimeur ou le régatier ne peuvent-ils être considérés comme des autoportraits métaphoriques des artistes livrant des combats chargés de promesses de victoire et de reconnaissance?
Dans le même temps, la pratique sportive de plus en plus accessible aux masses populaires en quête de loisirs se démocratisa également. Honoré Daumier et Félicien Rops firent de cette découverte du sport par les catégories sociales qui en avaient jusqu’alors été tenues éloignées le prétexte de caricatures aussi drôles que cruelles et dont voici deux exemples :
Dans la première moitié du XIX° siècle, les sports se pratiquaient dans des milieux sociaux où ils participaient d’une appartenance à l’aristocratie ou à la grande bourgeoisie, avec lesquelles contraste l’ironie des lithographies de Daumier et Rops. L’aisance matérielle et la libre jouissance de son temps étaient propices à ces activités de loisirs et d’agrément, pratiquées dans le plaisir de l’entre-soi social et culturel. Le sportman était donc un gentleman, passionné d’équitation, féru de régates ou d’aviron. Les impressionnistes, eux-mêmes souvent amateurs de canotage à la rame pratiqué dans les environs de Paris ou Namur et de régates à la voile courues sur les côtes normandes ou anglaises, furent des acteurs et des témoins privilégiés de ces sports nautiques. Leur attention témoigne aussi d’un moment où ces sociabilités sportives sélectes évoluaient vers des structures fédératives plus ouvertes et donc plus populaires organisant les grandes unions nationales qui, à compter des années 1880, furent chargées d’encadrer les entraînements et de réglementer les compétitions.
L'oeuvre, inspirée de la course Paris-Roubaix, est un portrait cubiste teinté de futurisme, du champion Charles Crupelandt. Par ses effets de transparence où se confondent la tête du sportif et la file des spectateurs, le peintre décompose les mouvements, démultiplie les temporalités et les perspectives en braillant les plans. Il inscrit pleinement la figure du cycliste qui fait corps avec sa machine dans un environnement de formes géométriques, en rejetant le naturalisme au profit de la traduction du mouvement simultané, de la vitesse et des sensations de la course réputée difficile, qui fut rapidement baptisée l'enfer du Nord.
L'exposition m'a surprise parce qu'elle se compose d'oeuvres que je ne connaissais pas. Comme un tableau d'André Lhote dont voici un détail ci-dessous. Il appartient à une série d’œuvres où le peintre cubiste donna sa perception du rugby, au moment où ce sport se démocratise et s’acculture en France. L'artiste se montra sensible au jeu des formes décomposées par l’action et des couleurs chamarrées des tenues assimilant les joueurs à des Arlequins, s’entrechoquant dans une composition pyramidale, que couronne le ballon ovale brandi en l’air comme un astre. A l’écart de ce groupe, à droite, un rugbyman se repositionne, tandis qu’à gauche, le mot Event renvoie aux origines anglaises du sport.
Au XIX° siècle, le sport fut principalement une activité masculine, tant il permit de célébrer la puissance physique de l’homme, entre héroïsme et virilisme, dans des pratiques souvent agressives – tels le rugby ou la boxe – qui marginalisaient les femmes réputées fragiles ou passives. Cantonnées à leur rôle de procréatrices, elles se trouvèrent longtemps assignées à une place de spectatrices des prouesses masculines.
Si les femmes firent une timide apparition aux Jeux olympiques de 1900, Coubertin se montra réticent face à leurs capacités sportives, affirmant que leur rôle serait de "couronner les vainqueurs". Comme pour contrarier cette assertion, des disciplines sportives s’ouvrirent aux femmes – le hockey sur gazon, le golf, le lawn tennis... –, qui se regroupèrent en sociétés féminines spécifiques. Celles-ci donnèrent bientôt les premières figures de championnes modernes. Les représentations de sportives par les peintres demeurent ambiguës, par les poses dansantes qu’ils en donnent, l’érotisme des corps ou l’élégance vestimentaire qu’ils y associent. L'exposition nous donne donc plusieurs exemples de la représentation féminine dans le monde sportif.
À Trouville où il séjourna longuement en 1865, Courbet vit "une dame qui allait sur la mer avec une barque qu’on nomme podoscaphe, c’est deux boîtes grandes comme des cercueils étroits et reliés ensemble". Il souhaita aussitôt en tirer le sujet d’un tableau destiné au Salon, mais qu’il n’acheva pas. Également intitulée "L’Amphitrite moderne", par raillerie des nus féminins mythologiques très en vogue sous le Second Empire, cette œuvre n’était-elle pas une manière d’ironiser sur l’incongruité de certains sports et loisirs balnéaires, tout en réinterrogeant la peinture de marine ?
Ces toiles appartiennent à un ensemble décoratif que le peintre conçut à l'initiative du marchand Eugène Druet et qui fut acquis en 1921 par le collectionneur Marcel Kapferer pour la salle à manger de son hôtel particulier, avenue Henri-Martin. Le cycle de six panneaux composait un décor mural inspiré des jeux de Nausicaa et ses suivantes, dont Homère rapporte dans l'Odyssée, qu'elles réveillèrent par leurs cris joyeux Ulysse, le naufragé qui les effraya en leur apparaissant nu, sale et affamé. dans son interprétation moderne de cet épisode, Maurice Denis transforma les antiques jeux de balle de Nausicaa et ses compagnes en une partie de tennis moderne.
Les chronophotographies d’Etienne-Jules Marey et de Georges Demenÿ, les sculptures et photographies pédagogiques de Paul Richer pour ses enseignements de physiologie artistique prodigués à l’École des Beaux-Arts et jusqu’aux photographies de Jules Beau dessinent une iconographie des corps sportifs reposant sur le culte d’une expressivité sculptant les muscles et leurs volumes, pour ciseler des mouvements et dynamiser des silhouettes suspendues comme si elles avaient été électrisées.
Passionné de sports et d'images sportives, Robert Delaunay représenta, à l'occasion des Jeux olympiques de 1924, un peloton de coureurs sur une piste d'athlétisme. Cette oeuvre est l'une des esquisses conçues pour le tableau du musée d'Art moderne de Troyes. Les silhouettes de dos, traitées en aplats et rayures alternés de couleurs, veulent traduire l'effet de masse du peloton sans négliger la part de chaque individualité, pour rendre perceptible la dynamique de la course.
L'exposition est une belle occasion d'admirer des oeuvres de Louise Abbéma, Pierre Bonnard, Antoine Bourdelle, Gustave Courbet, Honoré Daumier, Robert Delaunay, Maurice Denis, Thomas Eakins, Émile Friant, Théodore Géricault, Max Klinger, Aristide Maillol, Claude Monet, Henri de Toulouse-Lautrec, Pierre Auguste Renoir, Auguste Rodin, Félicien Rops, Paul Signac, Alfred Sisley et Kees Van Dongen réunis pour célébrer l’intérêt des artistes pour le sujet sportif, sa modernité et ses changements sociétaux.
En jeu! Les artistes et le sport 1870-1930 Commissariat : Érik Desmazières, directeur du musée Marmottan Monet, associé de Bertrand Tillier, professeur d’histoire contemporaine à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne, co-directeur du Centre d’histoire du XIX° siècle et directeur des Éditions de la Sorbonne et d’Aurélie Gavoille attachée de conservation du musée Marmottan Monet.Du 4 avril au 1er septembre 2024Au Musée Marmottan Monet - 2, rue Louis-Boilly 75016 ParisDu mardi au dimanche de 10 h à 18 h, nocturne le jeudi jusqu’à 21 hFermé le lundi, le 25 décembre, le 1er janvier et le 1er mai