Fil narratif à partir de : Selva Aparicio, At Rest, Beaufort 24 (Nieuwpoort) – Jef Meyer, Untitled, Beaufort24 (Middelkerke) – Didier Fassin, Anne-Claire Defossez, L’exil, toujours recommencé. Chronique de la frontière », Seuil 2024 – Lucy+Jorge Orta, Gazing Ball : reflective dialogue, Beaufort24, Middelkerke – Georges Didi-Huberman, La fabrique des émotions disjointes, Minuit 2024 – Joëlle Léandre (solo), Zurich Concert, 2023
Pensée bêton, pensée bunker. L’imaginaire du littoral inséparable de ses vestiges de guerre, des jeux d’enfants qui y défendaient des frontières
C’est un Lego de bêton, brut de décoffrage, abandonné dans le sable. Tombé du ciel. Ou accidentellement décroché de la grue qui s’apprêtait à l’encastrer dans la grande muraille de building érigée face à la mer, rempart immobilier, ferme, radical et cupide, entre le sauvage et le civilisé. Un module de l’artificialisation démente et continue de la côte belge. Une cellule de la pensée bêton toujours conquérante. Chue. Abandonnée. Neutralisée. Ou est-ce un piège ? A la base, une ouverture ogivale, basse. La franchir plié en deux, c’est, pour lui, pénétrer dans un caisson mémorial. Les bruits extérieurs sont filtrés, amortis, non pas occultés mais réduits à l’essentiel, juste ce qu’il convient d’entendre. Il y règne une pénombre de cellule spartiate, survivaliste même. lL lumière vient d’en haut, spirituelle. Hors du temps. Entrailles où se replier durant la grande catastrophe. Attendre que ça passe. Dès qu’il s’y accroupit, la posture ravive d’innombrables souvenirs. Et d’abord, cette évidence ahurissante : l’idée de littoral a toujours été associée, en lui, à celle de bunker, héritage de la guerre et de ses vestiges. Quelle pollution mentale ! Toutes les heures qu’il a passées à jouer dedans, malgré les interdictions, à explorer ces décombres guerrières, lui reviennent. Se défendre, en imagination, contre l’ennemi, résister, lutter pour qu’il ne puisse envahir notre territoire. Tenir coûte que coûte. Incroyable comme jouer à la guerre a toujours consisté, pour lui en tout cas, à (se) raconter des histoires, par-là s’inculquer les récits héroïques où chasser l’agresseur relève de l’ordre vital. A se graver dans la tête les logiques patriotiques de territoires ancestraux, à faire passer en soi toutes les variantes de la démarcation entre eux et nous.
La tour de guet, partout, malgré du bleu optimiste
C’est aujourd’hui, par le geste artiste de Jef Meyer, une tour de guet sommaire, légèrement de guingois, qui rappelle l’obligation dogmatique d’ériger un mur contre les autres, le besoin labellisé vital de fortification protectrice. La frontière est désormais, justement, partout, selon les États et leurs incantations populistes contre les flux de migrations soi-disant illégales, cultivant les dérogations à l’espace Schengen au nom de la lutte anti-terroriste et anti-grand remplacement. Dès lors, de façon sournoise, chacun est sommé d’y apporter son bout de rempart, d’architecture de veille, de prouver par là le bon choix identitaire. A l’entrée, une niche où se tenir, s’abriter, se remplir de son rôle, se glisser dans la peau d’un veilleur, habituer ses sens. Un escalier étroit. En haut, un poste d’observation. Tourné vers les flots. Ces flots où meurent des milliers de migrants, cherchant désespérément, obstinément et légitimement, une terre d’accueil. Une fois grimpé là-haut, devenu vigie, de quelle nature sera le regard porté vers la frontière marine ? Le cas échéant se tournera-t-il vers le cri d’alarme ou l’impulsion à porter secours ? Quelle chanson ? Verra-t-il poindre un autre danger plus grand, plus imminent ?
Serait-ce un modèle personnalisable de tour de guet, mis en démonstration sur la plage, en essais libre pour tous les vacanciers, pour jouer au garde-frontière bénévole, susciter des vocations !? Ils pourront ensuite l’acquérir, la faire couler chez eux, d’une seule pièce dans un moule portatif, au milieu de leur jardin ou au pied de leur immeuble. De cette manière, universaliser l’identité de garde-frontière, sans cesse vigilant quant à ce qui peut et ne peut pas s’y passer. Tout cela, tout de même, fabriqué dans un matériau qui participe au saccage des ressources naturelles (l’empreinte carbone du bêton est colossal et il est consomme du sable qui se raréfie). Les logiques frontalières, répressives, sont en phase avec les pulsions extractivistes, l’économie qui exténue la nature, même combat !
Cela pourrait être aussi, se dit-il après coup, longtemps plus tard d’ailleurs, un abris sommaire pour l’étranger échoué, quel qu’il soit, se reposer dans le sable sec de la chambre d’en bas, et puis en haut inspecter les environs, voir où il a échoué, prendre de premiers repères, s’orienter. Ca lui effleure l’esprit, un reste de penchant optimiste, mais franchement, ça ne saute pas aux yeux !) Même si finalement, engagé dans l’escalier étroit, principalement, ce qui l’illumine et qu’il retient, est une formidable flaque d’azur dense, libre, une arabesque bienveillante remplie de bleu, inespérée, libérant un désir d’ascension, rompant avec le sinistre de ce qu’évoque l’ouvrage.
Chasse à l’homme, tous collabos ? Quand le désir et le plaisir de traquer supplantent les lois
Le sinistre de l’ouvrage est inséparable de la politique migratoire actuelle. C’est exhiber sur la plage, moulée à même l’inavouable des fantasmes d’insécurité, la tour de garde, le mirador de chasse que, de façon latente, le pouvoir place au centre de son appareil mental, cheval de Troie d’une société occidentale xénophobe qu’il inocule en chaque citoyen. Par le fait qu’en permanence, soi-disant la protection de la société civile nationale, aux frontières de l’Europe, réelles et fictives, d’autres humains sont persécutés, humiliés, refoulés, renvoyés dans l’indigence meurtrière. « Le renforcement du contrôle aux frontières européennes se fait au prix d’un aveuglement sur les violations des droits, les sévices exercés et les violences perpétrées. L’externalisation de la lutte contre l’immigration dans des pays aux régimes autoritaires est en réalité l’achat de la répression des exilés hors de vue pour les nations européennes. Enfin, la condamnation des passeurs fait porter sur eux seuls la responsabilité des drames provoqués par la multiplication des obstacles à la circulation en exonérant les pays qui les dressent à leurs frontières. » (p.189) Il n’a cessé de se demander jusqu’à point il lui était possible de résister à la contamination, omniprésente, à la peste qui gangrène les esprits, cette sorte d’unanimité de plus en plus sacrée contre l’étranger, ce bon sens délirant qui ne cesse de répéter qu’il faut « faire quelque chose contre la migration illégale », dans quelle mesure échappe-t-il encore à la complicité – la collaboration – avec la chasse à l’homme organisée, institutionnalisée, systémique, au postes frontières de l’Europe ? Chasse à l’homme que tout le monde sait être menée, sans le savoir, parce que c’est le prix à payer pour la tranquillité, pour préserver l’ordre établi (selon la propagande de Frontex). Car, le discours officiel a beau seriner que ce qui se passe n’est rien d’autre que l’application des lois, « cette lecture strictement rationnelle laisse toutefois échapper une dimension particulière, émotionnelle, de ce qui se passe en montagne lorsqu’un agent se cache pour surprendre des exilés, qu’il les éblouit de sa lampe, qu’il leur court après, qu’il les attrape, qu’il les conduit au poste-frontière. Il y a plus que de la satisfaction du devoir accompli, il y a, dans l’action elle-même, une forme de jouissance qui peut conduire, chez certains, à des violations de leur déontologie et même de la loi par des brutalités, des insultes, des menaces. Comme l’écrit Grégoire Chamayou, « si l’action policière trouve sa justification principale dans le respect de la loi, ce qui l’anime en pratique, c’est tout autre chose : le désir et le plaisir de la traque, par rapport auxquels la loi apparaît comme une entrave à son plein épanouissement ». » (p.204)
Un refuge, près de la ligne de front, un espace de soin dans le tumulte des passions, avec Selva Aparicio
Koolhof wandelpad. C’est là qu’il se transporte en pensée chaque fois que les angoisses embrouillent lignes de vie et lignes de mort, amies et ennemies, au point qu’il ne semble plus y avoir de lendemain. Là, le nœud des émotions laisse affleurer librement son écheveau complexe, entre nature et culture, passé-présent-futur, se rend disponible pour la pensée, fait coïncider action de raisonner et contemplation du paysage. Une pièce d’eau. Berges et roseaux secs de la saison passée. Au loin une idée de passerelle. A gauche, un pont de brique sur un bout de canal. Un talus couvert d’arbres si tendres et immatériels en ce début de printemps. Feuillage de gouttelettes de vert lumineux, liquide, soufflées par le vent, agglutinées aux branches. Et l’infini des polders. (Hier, il a pédalé des heures dans ces polders, en pleine tempête, concentré et accroché à son guidon, peinant à rester en équilibre, haletant, avalant les rafales, dévorant des yeux les horizons lumineux traversés d’ondées violentes et, aujourd’hui, balayant du regard ces étendues, alors que le calme d’après tempête s’installe,, il a l’impression de regarder ce qu’était son intérieur à lui, hier, éperdu pédalant, infini. De la même manière que dans les paysages d’arrière-plan des peintures flamandes, il lui semble contempler les confins de son espace mental, jusqu’aux lointains où il se fond dans l’ailleurs et où l’ailleurs se glisse en lui. Expérience vécue selon une variante moderne dans un parc à Middelkerke, avec la boule-miroir placée en l’air par les Lucy et Jorge Orta, où s’apercevoir infime dans le paysage de l’entre ciel et terre.)
Ce lieu, à la limite de Nieuwpoort et de la plaine de l’Yser, est devenu un refuge, un espace de soin, grâce à l’installation de Selva Aparicio, pièce de métal, monumentale mais pas trop, – on dirait de loin juste un écran de rouille à franchir pour renouer avec la consistance de l’invisible -, où viennent s’articuler les éléments particuliers de ce territoire de mémoire, pour en extraire une résonance pluriverselle, ouverte. C’est pourquoi ce panorama, en principe limité, semble sans fin, comme mis en abîme. Là, sur le pont et continuant sur le talus caché par la végétation, s’étire un vestige traumatique, une ligne de front effroyable, cicatrice des hécatombes de 14-18. Redoutable spécimen de frontière séparant/aimantant les forces ennemies. Où se mesurer, en découdre, prouver qui est le plus fort. Une ligne transformée en pèlerinage mémoriel et ruminer toutes les facettes du « plus jamais ça ». Une ligne dont chacun découvre porter en lui un bout de cicatrice, marque de ce que l’on ne veut plus voir revenir. Plus jamais le patriotisme à la con, plus jamais le nationalisme guerrier, plus jamais les expansions impérialistes ! A côté, un havre de paix s’est implanté, une réserve naturelle, célébration des vertus réparatrices de la nature, dès lors que les énergies humaines s’emploient à la protéger plutôt qu’à la détruire. Déjà ainsi, à travers les différentes temporalités – histoire humaine, histoire géologique -, s’entrecroisent en ce site lignes de mort et lignes de vie.
Boîte noire rouillée où s’enchevêtrent lignes de vie et lignes de mort
En ce croisement, en arrivant, désormais, un cube de métal sans âge, fondu dans le décor, aveugle et hermétique, sorte de boîte noire du destin de l’humanité, capte le regard. Rien d’intrusif, une présence engendrée par les humeurs du lieu. A l’approche, elle s’ouvre au verso comme un coquillage, se révèle triptyque aux panneaux couverts de nervures accidentées, marquées ou effacées, multidirectionnelles. Palpitantes ou léthargiques.
L’artiste a moulé les paumes d’habitant-e-s de la région (Nieuwpoort), les a coulés soigneusement dans de petits pavés de bronze. Autant de petits saint-suaires de mains où s’imprime ce qu’elles ont empoigné de la vie, caressé, ouvragé, lâché. Bonheurs et malheurs. Il y a quelque chose d’art mortuaire en ce que ces dessins, stylisés, évoquent ce qui perdure, ne se décompose pas, ce qui, des disparus, reste, marque, se transmet, et affirme qu’il est important de se souvenir de tous et toutes, de garder les traces de chaque existence. Chaque vie compte. Mais enfin, il ne s’agit pas uniquement de gestes techniques d’une sculptrice. Principalement, avant tout, c’est un engagement relationnel. Une procession de rencontres. Ce n’est pas rien de solliciter un tel don de soi, pas rien de confier ainsi son empreinte à une artiste, qu’elle l’emporte et l’intègre à un monument public, l’intègre à un commun de la mémoire des choses. Savoir que ses lignes de main seront désormais exposées, conservées, scrutées et lues par quiconque passe devant, s’assied et médite, c’est quelque chose, c’est entrer en contact avec toutes sortes d’inconnu-e-s, à distance. Toutes ces paumes recueillies par Selva Aparicio, avec leurs lignes de vie et de mort, s’exposent côte à côte, puzzle, patchwork de vies réelles ou fantômes. Paysage fouillis. Territoire de stigmates.
Un lieu où s’émouvoir, le monde ouvert autour de soi, gravé tel au creux des mains
Un banc permet de s’assoir et d’écouter le chant silencieux des paumes mêlé à celui, changeant, du vent dans les roseaux secs, les jeunes feuilles d’arbre, frisant la surface de l’eau. Chant éphémère. Un lieu d’émotion. Où toujours se demander si l’on est réellement sorti de la guerre, comment en finir une fois pour toute avec la guerre. De l’émotionnel qui agite, sème le désordre dans les affects, soulève les savoirs. Sur le banc épuré – liturgique – , entouré du chœur des paumes, revenir aux racines du s’émouvoir. « S’émouvoir consiste donc bien à être mû ou à se mouvoir hors de soi. C’est se déplacer hors-je par la puissance, l’intensité de quelque chose qui nous replace soudain, hors de notre bon vouloir, devant une étrangeté, une altérité bouleversantes. Un ça plus fondamental en face de quoi notre moi va devoir s’expliquer. Or que se passe-t-il lorsqu’on sort de soi-même ? On se retrouve ailleurs. On arrive en territoire d’altérité. On pénètre en région de dissemblance. On rencontre un autre, ou de l’Autre. Ou plusieurs autres, ou tous les autres. Ou le monde entier ouvert autour de nous. S’émouvoir devient alors, littéralement parlant, se commouvoir. » (p.13) Près de ce canevas de paumes – aux jointures disjointes, les pavés-paumes s’ajustent difficilement l’un à l’autre, chacun rigoureusement singulier bien que le même -, c’est bien un autre ou de l’Autre qui le pénètre, plusieurs autres, tous les autres qui le rend perméable au tangible et intangible dont le mélange n’a cessé de donner consistance à son souffle. Ému, il sort de lui. Alors, il peut les toucher. Il cherche à les lire, deviner des destins, comment la vie a pesé pour graver tel dessin dans la chair, comment la vie a esquissé dans ces graphiques mystérieux la préfiguration d’un futur, de ce qui vient. Ces lignes, on les dirait initialement reliées en cursive et ensuite bouleversées par un coup de vent, un coup de sort, d’où la tentation de les déchiffrer, de retrouver leur message original. Les renouer les unes aux autres. Reliant le terrestre et le céleste. Chaque paume est différente, unique, bien que manifestement de même famille. On dirait pourtant que les carrés du patchwork sont mélangés, – à la manière des pièces de ces petits jeux que l’on doit réussir à remettre en ordre pour révéler un motif unique -, et attendent un agencement qui réuniraient toutes ces lignes manuelles un une seule ramification de traits, convergente. C’est une impression, une projection. La seule toile homogène est celle-là, faite de différences éprouvées, de poussées, d’arrêts, de mini-chaos bord à bord.
Plus jamais ça, compromis par le spectacle cynique organisé aux frontières, Frontex en maître d’oeuvre
Un havre d’exception assiégé, rattrapé par un environnement politique où les chantres du « plus jamais ça » s’emploient à activer la ligne de front partout et tout le temps. A la ranimer, à la faire pousser dans chaque tête et chaque corps électoral. Tous se présentent comme les scénaristes géniaux du spectacle de la frontière : bien que les migrations en cours soient légales et devraient être prises en charge, selon toutes les conventions internationales, il s’agit de les affubler de tous les signes apparents de l’illégal, du désordre, de l’intrusif, de la menace Pour cela, promulguer des lois qui rendront la vie impossible et mettront en danger ceux et celles qui sont contraints à partir de chez eux, à cause de la violence politique, la persécution de régimes autoritaires, l’extrême pauvreté due à la guerre ou au changement climatique. Ces lois promulguées par des pays riches, souvent responsables de la déstabilisation qui poussent ces personnes à fuir, visent à ce qu’ils aient avoir peur d’être repérés, pris. Les filmer dans cet état de bêtes traquées convoitant nos rivages, perdus en montagne, en détresse en mer., voilà l’image des migrations à faire circuler. Les politiques et les médias ont ainsi de quoi matérialiser, de façon factice, la preuve d’une menace. « (…) En France, les exilés qui le souhaitent ne peuvent solliciter l’asile à la frontière, ce qui les oblige à tenter de passer par la montagne en se dissimulant, ce qui visibilise leur irrégularité. Quant aux policiers, les chiffres modestes, bien qu’artificiellement surestimés, de non-admission dont ils font état mettent en lumière leur travail et légitiment, puisque les passages continuent, de nouveaux effectifs, mais ils prennent garde d’invisibiliser leurs pratiques de poursuites et d’embuscades. Il y a ce qu’on exhibe et ce qu’on escamote. Plus généralement, aux frontières de l’Europe, alors que les exilés tentent de se rendre invisibles pour continuer leur périple les autorités cherchent au contraire à les visibiliser en les agglutinant derrière des grillages et des murs, en les montrant dans des embarcations surchargées et dans des camps suroccupés. Et les forces de l’ordre, à commencer par Frontex, visibilisent leur surveillance des frontières, ce qui leur permet chaque année d’obtenir des moyens supplémentaires, tout en occultant leurs pratiques illégales de refoulement. » (p.216)
Lignes de la main. Signal d’alarme. Radicelles d’espérance fragiles face à la peste brune. La fabrique de l’infra-vie.
Il caresse les paumes. Son doigt suit le cheminement de chaque ride comme si chacune recelait la possibilité de sortir du labyrinthe de la catastrophe faisant signe pour alerter, signifier qu’en dépit du calme apparent de la société de consommation, les temps présents se sont replacés à l’intérieur de la guerre, à l’intérieur de la destruction elle-même. Le monument est ouvert comme un grand livre, un vaste récit disséminé en la réserve naturelle bordant la ligne de mort 14-18, gorgée de chair à canon. Le murmure de toutes ces mains anonymes alerte sur les dangers délétères, ceux qui effacent et broient les lignes de vie, et s’applique à transforme ce paysage en clairière ressourçante, où revigorer des racines d’espoir, à partir de quoi les sens renouent avec la croyance que la paix est possible, que l’on peut s’y engager. Cela impliquant que chaque vie est importante, chaque existence est à valeur égale avec les autres, chaque vie est pleurable comme l’écrit Judith Butler. Pourtant, au-delà de cet enclos pacifique, l’atmosphère politique souffle allègrement les germes de peste brune, en toute respectabilité, via les responsables européens fiers de leur « politique migratoire », impliquant de fabriquer à grande échelle une classe d’individus condamnés à l’infra-vie, faisant comprendre à tous les autres que la persécution de ces « envahisseurs » est le prix à payer pour vivre tranquille, avec l’illusion d’être épargné par la guerre et le changement climatique. Histoire de mouiller tout le monde, tout un chacun, à l’insu de son plein gré. « (..) Il ne s’agit pas d’une forme de vie réduite au simple fait de vivre, voire à la seule vie physique, car l’infra-vie reste une vie sociale. En parlant d’infra-vies, nous voulons insister sur ces situations où les violences maintiennent les femmes et les hommes à la frontière entre le vivant et le non-vivant, où la vie sociale se trouve déqualifiée par les humiliations et les privations, où l’exercice du pouvoir est tellement sans limite que la vie physique peut se trouver supprimée, que ce soit par un militaire irascible, un passeur sans scrupules ou un politicien confiant dans le bien-fondé de son idéologie xénophobe qui expulse des exilés en les abandonnant dans le désert ou qui soustrait les naufragés au secours des navires humanitaires. » Et adossé aux mains creusées, ravinées, il se représente ce que signifie de vivre une infra-vie : « C’est porter tous ses biens dans un petit sac à dos pour courir plus vite, se cacher dans les bois pour éviter les contrôles d’identité et les dénonciations, gravir des montagnes pour franchir une frontière, traverser la mer et des rivières sans savoir nager, voyager sur l’essieu d’un camion ou l’attelage d’un wagon, se blesser les mains en escaladant des barbelés et se fracturer une cheville en sautant d’un mur, subir les agressions sexuelles de policiers, de passeurs ou de compagnons de route, s’exposer à être battu, volé, dévêtu, humilié par des policiers – et tenter encore et encore jusqu’à réussir à passer. » (p.349) Tout cela est en train de se produire, fourmille, pendant qu’il médite adossé aux paumes qui clament en langage des signes : plus jamais ça.
Toucher les paumes moulées, scruter comment elles témoignent d’une destinée, d’une façon de s’accrocher aux choses, ou de les transmettre à autrui, de maintenir une dignité du vivre, lui évoque le fait qu’être condamné à « ces infra-vies n’est pas une soumission. C’est une résistance. En osant ce néologisme, nous pourrions dire que, quand bien même on est « indignifié » par les États et leurs agents, et par tous ceux qui tirent profit de cette situation, on s’efforce cependant, tant qu’on le peut et autant qu’il est possible, de conserver sa dignité. Un détail est à cet égard significatif. C’est le souci de leur apparence que maintiennent femmes et hommes comme un défi aux conditions de leur périple. » (p.349)
Les paumes tournées vers le vide, espérant être enfin entendues, crient aussi leur impuissance, chacune affichant la marque des efforts à essayer, à l’échelle micro, à rendre le monde meilleur, en vain. Des paumes en errance, en attente du paradis sur terre. Toujours en attente d’une vie qui ait du sens.
Le gâchis et la dignité.
« Très souvent, dans nos conversations avec les exilés, ils nous disaient leur sentiment de gâchis, d’années de vie perdues, de temps qui s’était écoulé comme une interminable parenthèse que personne ne voulait refermer pour eux. » En effet, la politique migratoire est aussi une « politique de l’attente » comme « mode généralisé de gouvernement des exilés ». « On attend ans un camp ou dans une prison, on attend de l’argent ou bien un document, on attend de se rétablir après s’être fait tout voler par des policiers ou de se reconstruire après avoir été blessé par eux. On attend dans un lieu hostile ou bienveillant, à la merci de bandes armées ou sous la protection de travailleurs humanitaires. On attend parce qu’on n’a pas de papiers, ou bien parce qu’on a des papiers mais qui n’autorisent pas à étudier ou travailler. L’oisiveté forcée conduit certains à s’enfoncer dans les addictions les plus accessibles ou les moins coûteuses, d’autres à s’en remettre à l’assistance d’organisations charitables, toutes et tous à risquer de se voir privés de leur autonomie. (…) Cette infra-vie, c’est ainsi l’invisible et silencieuse déprise de sa propre vie, contre quoi les exilés doivent au quotidien mobiliser une énergie et une persévérance considérables. » (p.350)
Frontière et contrebasse, nager avec bonheur dans l’étrangeté et l’altérité, puissance du fragile et délivrance
Il y a des musiques qui brassent, racontent et vont à contre-courant de toutes ces forces de déprise du vivant. Des musiques que cela enrage et au profond de cette rage font jaillir une poésie rédemptrice. Par exemple, l’immense phrase musicale de Joëlle Léandre qu’elle reprend, prolonge, corrige, bifurque, altère, concert après concert, enregistrement après enregistrement, année après année, depuis des décennies déjà. Où à bras le corps elle enlace l’émotion qui met hors de soi, à la rencontre de l’Autre, des autres, tous les autres rejeté derrière toutes les frontières imaginables. La contrebasse ronfle, ample, gonflée d’hospitalité inconditionnelle. Elle élargit l’espace pour accueillir tout le monde. Plus c’est étrange, mieux c’est. Plus se multiplient les relations d’étrangeté, mieux c’est. Exercer le pouvoir aujourd’hui semble consister à inventer des frontières, compartimenter, enfermer l’étranger.)Mais voilà, Joëlle Léandre et sa contrebasse ne sont pas du côté du pouvoir, mais de l’émotion, de la puissance de l’impouvoir, qui précède lois et pouvoir, qui survole au-delà, au travers. Comme dans ce concert enregistré en février 2023. La musicienne a 72 ans. Quelle énergie incroyable dans ce corps à corps avec l’instrument-colosse. Quelle complicité humaine, organique, organologique ! Là, elle ouvre toutes les frontières, avec fougue, elle accueille tout l’ailleurs, elle nage dedans, explore les flots étrangers, se laisse déporter, transporter, comme en une ligne de chant continue, plus exactement comme seule manière que puisse subsister et se multiplier dans le monde des lignes de chant continue, des lignes de vie, pour résister aux lignes de mort du pouvoir et de ses politiques migratoires. Cachalot égayé dans le « hors-je » de l’émotion, jouant et jouissant « dans la puissance, l’intensité de quelque chose qui nous replace soudain, hors de notre bon vouloir, devant une étrangeté, une altérité bouleversantes. » Cordes frottées, pincées, frappées, elle ouvre grand les vannes de l’humanité que les États s’acharnent à assécher avec l’aide de Frontex, les enclos sont proprement baratés, moulus, elle libère l’inconnu, avec largesse et humour, les ondes des autres, de tous les autres, du monde ouvert, en une fougueuse assomption, un rayonnement qui réchauffe. Où se perdre, se cacher, pour renaître avec l’autre, avec de l’autre. Ténèbres tumultueuses, puis pluies d’étoiles, écume et épiphanies légères. « Dans un désordre de fuites et de résurgences » (JC Bailly), d’attaques, de révolte, de désespoir, de rédemptions, de passion, de beaucoup d’amour pour toutes les vies fragilisées, l’archet tressant des tangentes où fragile devient force, chance pour tous et toutes, malaxant les communs de l’imaginaire, en lignes de vie réinventées, buissonnantes, partagées.
Pierre Hemptinne