par Violaine Gelly, psychopraticienne
Cliché du développement personnel, le lâcher-prise serait devenu la solution à toutes nos ruminations, toutes nos angoisses. Mais encore faut-il savoir ce que nous aimerions lâcher. Et d'ailleurs, sommes-nous si sûrs de notre prise ?
Renoncer à notre toute-puissance, une gageure ?
Lâcher prise, c’est chuter du piédestal des envies, des attentes, des espoirs dont nous estimons légitimement qu’ils devraient tout emporter sur leur passage. Cela nous renvoie illico au fait que nous sommes impuissants, soumis, contraints. Tous ces ressentis qui nous écorchent l’ego en apportant la preuve que nous ne contrôlons pas tout. Remplacez le mot « contrôle » par celui de « pouvoir », et vous admettrez qu’il n’est pas facile d’y renoncer. D’abord parce que le contrôle a d’abord été, pour chacun d’entre nous, une source de joie et de sécurité. C’est ce que la psychanalyse appelle la toute-puissance enfantine. Contrôler le monde qui nous entoure, dans la vulnérabilité absolue des premiers mois, est une épopée de chaque instant : vérifier que le parent accourt dès qu’on a peur, faim ou froid ; découvrir qu’on peut rattraper une balle qu’on nous lance ou cogner deux cubes l’un sur l’autre ; apprendre à tenir en équilibre et réussir à articuler des premiers mots… Voilà des occasions de plaisir et de fierté accentuées par les encouragements et les rires de ceux qui s’occupent de nous. Quelle formidable source de narcissisme que cette faculté d’agir sur notre environnement, et quelle difficulté à la quitter. Bien entendu, en grandissant, nous avons dû renoncer à notre toute-puissance. L’autorité, la morale, la vie en compagnie des autres ont tenté de nous remettre à notre juste place mais, en chacun de nous, sommeille ce petit-enfant pour qui le monde se pliait à ses désirs : « Si je veux, je peux. »
Il nous faudrait donc oublier ce désir – cette illusion – enfantin d’avoir prise sur soi, sur les autres et sur le monde, et admettre, définitivement, que nous n’avons pas systématiquement raison. Raison de vouloir nous accrocher, raison de ne pas lâcher, raison de résister. Certes, la combativité est souvent un moteur. Mais quand cette obstination devient pathologique, qu’elle nous contraint à rester dans des situations professionnelles sans issue, dans des relations conjugales destructrices, qu’elle nous engage à livrer des combats perdus d’avance, à tenter de réparer l’irréparable, qu’elle nous fait dédaigner le bon, le simplement bon ou même le pas mal, pour une perfection inatteignable, nous ne cessons de nous fracasser contre des murs. Bien sûr, cela nourrit de magnifiques portraits littéraires, comme celui du capitaine Achab usant les mers à la recherche de Moby Dick, mais notre vie doit-elle se résumer à courir après des baleines blanches ?
Accepter la réalité pour ce qu’elle est
Nos luttes internes s’inspirent de nos espoirs profonds, de nos attentes vitales, de nos valeurs. Souterrainement, pourtant, elles reposent aussi sur bien des injonctions imposées de l’extérieur par nos parents, nos maîtres, la société, ou générées par notre surmoi, ce gendarme intérieur fort bavard. Pour savoir reconnaître celles-ci et entrer dans ce fameux « lâcher-prise », il peut être utile de faire appel aux philosophes stoïciens. Le premier d’entre eux, Épictète, décrivait la source de cette sagesse passant par « nous occuper de ce qui dépend de nous, et user des autres choses comme elles sont1 ». C’est-à-dire agir sur ce qui dépend de nous, et renoncer à ce qui ne dépend pas de nous. Le philosophe Alexandre Jollien avoue ne pas aimer beaucoup l’expression de lâcher-prise et lui préfère l’idée de « s’abandonner à la vie ». Cet abandon, pour lui, ne s’apparente pas à de la résignation, mais à un véritable engagement dans l’existence. Il ne s’agit plus de vivre au conditionnel, dans les supputations de ce qui aurait pu être ou de ce qui pourrait être mieux, mais de braver nos peurs pour embrasser pleinement la réalité et faire avec ce qui est, même l’imparfait ou le difficile.
Dans tous ses livres, cet adepte du stoïcisme remplace l’idée de « lâcher-prise » par celle de « laisser-passer ». Gravement handicapé de naissance, il raconte : « Mon parcours m’a habitué à la lutte et je ne suis pas très enclin à apprécier avec légèreté le bonheur qui passe. Je m’agrippe, je m’accroche et tout est gâché. Alors, souvent, je me souviens de cette parole d’Épictète qui me guide : “Souviens-toi que tu dois te conduire dans la vie comme dans un festin. Un plat est-il venu jusqu’à toi ? Étendant ta main avec décence, prends-en modestement. Le retire-t-on ? Ne le retiens point. N’est-il point encore venu ? N’étends pas au loin ton désir, mais attends que le plat arrive enfin de ton côté .” » Ne pas s’accrocher, ne pas fuir pour autant, juste être là et accepter la réalité pour ce qu’elle est.
Avoir le courage de regarder nos propres limites
Comme le disait Marc Aurèle, autre grand stoïcien : « Que la force me soit donnée de supporter ce qui ne peut être changé et le courage de changer ce qui peut l’être mais aussi la sagesse de distinguer l’un de l’autre3. » Et pour cela, ce sont nos propres limites qu’il faut avoir le courage de regarder. Lâcher-prise, c’est accepter de se voir comme imparfait et ne pas s’en alarmer. Invictus, qui se finit sur ce vers : « Je suis le capitaine de mon âme », aurait été le poème préféré de Nelson Mandela. Certes, mais pas le capitaine de l’océan, pas celui de la tempête, pas celui des autres navires.
Pour rester dans la métaphore nautique, l’enseignant spirituel Arnaud Desjardins, disciple du gourou indien Swami Prajnanpad, comparait la vie avec une descente de torrent en kayak : un enfer pour celui qui lutte, un réel plaisir pour ceux qui jouent avec le torrent. Avec, et non contre. Il ne s’agit pas de lâcher une quelconque « prise », mais d’abandonner le combat et l’anticipation pour accepter la surprise et l’incertitude joyeuse. Les vivre à notre façon et dans notre singularité d’être, c’est exercer le seul contrôle que nous aurons jamais sur notre vie.
Petit Traité de l’abandon, pensées pour accueillir la vie telle qu’elle se propose d’Alexandre Jollien (Points, “Essais”, 2015).
Pensées pour soi de Marc Aurèle (Flammarion, “GF”, 2015).
Invictus, poème de William Ernest Henley.
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(source Psychologies magazine)
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