Dix heures plus tard et treize degrés en moins, Sylvie et Paul retrouvent leur chalet recouvert de neige.
Dans le train, Sylvie a continué à aider Paul à chasser définitivement ses vieux démons.
Et elle ne fit pas dans la demi-mesure .
Elle lui parla d'un écrivain américain obsédé par l'idée que chaque homme est très doué pour construire sa propre prison, le mariage étant la prison la plus commune.
On finit toujours par tout regretter. C'est l'essence de ce qu'on appelle la condition humaine. « J'aurais pu mais je ne l'ai pas fait », « je voulais mais me le suis interdit »
Après cette citation, Sylvie fit cette confidence bouleversante qui restera à jamais gravée dans la mémoire de Paul :
- Eh bien, moi, depuis que je te connais, Paul, pas un seul jour, je ne me suis sentie en prison.
Une semaine plus tard.
Paul n’est pas encore totalement remis du choc émotionnel provoqué par la magnifique déclaration d’amour de Sylvie lors de leur retour à Gerardmer; celle-ci persévère dans ses confessions déchirantes.
-Avant toi, j’ai connu plusieurs hommes. Certes, on les compte sur les doigts de la main, l’échantillon est donc insuffisant pour valider des statistiques, mais je suis certaine qu’aucun d’entre eux ne m’a fait jouir aussi intensément que toi.
Je suis allée hier consulter un sexologue pour lui poser une question qui me tracassait depuis que tu m’as parlé de ton accident sexuel à la Réunion.
Un pénis ayant subi une déformation minime peut-il procurer davantage de plaisir qu’un sexe d’une platitude banale ? Plus précisément, une verge coudée, une érection légèrement parabolique peut-elle favoriser la réponse physiologique qui a lieu lors de la phase d’excitation sexuelle ?
Sa réponse fut claire:
Oui, c’est tout à fait possible, madame.
Paul est revigoré, revivifié par les nouvelles confidences de Sylvie.
- C'est donc pour ça, tout devient plus clair maintenant.
- Pour ça ? Qu'est-ce qui devient plus clair ?
- Nina, la collègue bisexuelle qui a pourri complètement deux années de ma vie à l'île Maurice ...
- Oui, quoi Nina ?
- C'est magique, c'est magique ! répétait-t-elle à chaque fois que je la pénétrais !
- Ah, tu ne me l'avais pas dit, Paul.
- Oui, parce que je n'avais pas compris ce qu'elle voulait exprimer, mais maintenant que je sais que je suis un homme augmenté, un lapin martien, je comprends mieux, je comprends tout ...
Sylvie se garde bien d'intervenir pour ne pas prendre le moindre risque de modérer l'enthousiasme émouvant de Paul.
Après l'aveu de plaisir physique inégalé, une semaine seulement après sa bouleversante déclaration d'amour, troisième cadeau émouvant de Sylvie :
Le tome III des œuvres de Friedrich Nietzsche dans la bibliothèque de la Pléiade :
Volume éblouissant, accompagné d’une préface, de notices, notes, chronologie, toutes précises, qui s’ouvre par le célèbre "Ainsi parlait Zarathoustra" et s’achève par " Ecce homo"
Et pour la troisième fois, Paul - qui ne pleure jamais, verse une larme.
Paul a repris ses activités dans son club de sport et quand il marche, il pense clairement.
« Seules les pensées qu’on a en marchant valent quelque chose » a écrit son philosophe préféré.
En randonnée, Il reprend souvent mentalement le schéma simplifié de la formidable analyse de son épouse la veille de leur retour à Gérardmer:
Mieux vaut le regret que le remords et le rêve par dessus tout permet de tuer le regret, l’oubli et le plaisir ouvrent la porte au bonheur.
Pour pouvoir rêver, Paul a pris de fermes résolutions.
Au sujet d’une énième enquête ouverte pour atteinte sexuelle sur mineur par personne ayant autorité, voici ce qu’il a lu hier encore dans un « quotidien » de renom :
« Il faut arrêter de banaliser l’imaginaire du désir entre un prof et son élève »
-Mais qui donc l’a jamais banalisé ? se demande Paul, horrifié par sa lecture.
Puis un extrait de mail de l’inculpé – on dit aujourd’hui mis en examen, pour éviter la syllabe qui tache.
« Tu me suçais comme une grande, comme une femme, plus du tout comme une enfant »
Dans ses pires cauchemars, Paul, que ses collègues ont pourtant souvent accusé d’être un oiseau de mauvaise augure, n’avait jamais imaginé un instant un tel abaissement du débat public.
Comment peut-on encore rêver après avoir lu de telles insanités ?
Paul a donc définitivement éteint la télé hier soir et pour être certain de ne pas céder à la tentation de la rebrancher, il a coupé les fils. Il s’est juré qu’il n’achèterait plus jamais aucun périodique de la presse.
Télé interdite, mais le cinéma - enfin ce qu'il en reste, est encore autorisé.
Avec un lac ourlé de sapins blancs pour décor, le plateau était magnifique jeudi dernier pour la traditionnelle conférence de presse de présentation du Festival international du film fantastique de Gérardmer, qui aura lieu fin janvier.
Toujours « plus haut et plus loin », c'est la ligne de conduite que Paul s'est définitivement fixée.
Le film fantastique permet de rêver, de s'élever, il est donc bienvenu.
Pour la fin de l'année, Paul s'est juré de réaliser un projet insensé qui lui trottait dans la tête depuis sa cessation d'activité mais qu'il avait lâchement abandonné :
Le parcours est d'environ 165 kilomètres comprenant plus de 10 000 mètres de dénivelé positif. Le temps limite pour finir le parcours est de 66 h.
L'une des courses les plus importantes, les plus dures et les plus légendaires au monde! Elle possède une aura historique qui n'existe nulle part ailleurs et une aura climatique et géographique qui est incomparable. On peut passer de 25°C en début de nuit à 0°C vers 3 heures du matin, pour revenir à 40°C l’après-midi.
La Diagonale des Fous, le Grand Raid de l'île de la Réunion !
Ce jour là, Sylvie rentre tout excitée de son lycée et croit faire un trait d'humour en s'adressant à Paul:
-Tu es courant, lapin, Attal envoie Dati dans la culture !
- Ah, non Sylvie, non et non ! J'ai débranché définitivement la télé, je ne me connecte plus à internet pour me protéger de ce genre de pseudo-informations, alors, s'il te plaît, ne prends pas le relais. Je m'en fiche complètement de cette parodie de gouvernement et ta contrepèterie n'est pas très originale !
Parlons de choses plus sérieuses : Je me suis inscrit à La Diagonale Des Fous.
Dieu est mort, mon pays est bâché, bâillonné, moribond, peu me chaut, car moi je rêve encore et grâce à toi, Sylvie, ma verge parabolique se redresse encore fièrement.
Naguère, je croyais être le Dernier Homme, j'étais dans l'erreur, je le sais maintenant.
En participant à soixante neuf ans à ce raid mythique, je vais prouver que je suis un Surhomme !
Comme d'habitude, Sylvie n'intervient pas afin de ne pas refroidir l'enthousiasme de son époux. Mais elle s'inquiète un peu. Dernier Homme, Surhomme, ce sont des concepts difficiles, Paul ne lit plus que Nietzsche, est-ce bien raisonnable ?
"Bien sûr, l'essentiel est qu'il ait retrouvé l'energie qu'il avait perdue depuis quelques années. Mais la Diagonale Des Fous, à son âge ?
Est-ce parce que La Réunion est menacée ce soir par un cyclone tropical intense et « historiquement grave » qu'il a eu cette idée loufoque de raid insensé ?
Et comment le sait-il puisqu'il ne se connecte plus à internet ?"
Sylvie, très tracassée par le projet de Paul, mène son enquête :
Pour s'inscrire à La Diagonale Des Fous, il faut justifier d’avoir couru et terminé deux trails ouvrant au moins 85 points chacun, trails courus et terminés entre le 01/01/23 et le 31/07/24.
(1 km de distance vaut 1 point et 100m de dénivelé positif valent 1 point.
Exemple: Un trail de 60 km et 2500m de dénivelé positif vaut 60+25 points, soit 85 points.)
Conclusion sans appel de Sylvie, dont la logique est implacable .
- Il m'a dit qu'il s'était inscrit: Soit il délire, soit il ment.
Stratégie adoptée : Se taire.
Le temps passe. Paul est de plus en plus jovial et Sylvie, a contrario, est plus soucieuse .
A quelques semaines des vacances de février, Paul n'a toujours pas réservé les billets de train pour Nice, lui qui est d'habitude si prévoyant.
'Tu penseras aux billets, Paul !
-Quels billets ?
-Mais enfin, les billets pour Nice, tu te moques de moi ?
-Ah, pardon, où avais-je la tête ?
-Tout le monde se le demande, en effet, tu m'inquiètes, Paul.
-Ça y est Sylvie, je te rassure, j’ai les billets.
Tu as vu, à La Réunion, l’alerte rouge a commencé, le cyclone du siècle va probablement, aux dernières nouvelles, traverser l’île, d’ouest en est, en suivant l’itinéraire de La Diagonale Des Fous, c’est dingue, non ?
-Je m’en fiche complètement de La Réunion, c’est toi qui es devenu dingue, Paul !
Et puis, tu ne m’avais pas dit que tu ne connectais plus à ces pseudo-chaînes d’infos ?
-Euh, sur l’ordi, oui, mais pas totalement sur le smartphone. J’essaie, mais je n’y arrive pas encore.
Sylvie est triste. Elle aimait et respectait Paul parce que c’était une personne indécise, fragile, qui avait souvent besoin de réconfort et aussi et surtout parce que Paul ne mentait pas.
Sylvie a toujours eu une confiance absolue en Paul.
Quand il lui a dit qu’il s’était inscrit à La Diagonale Des Fous, alors qu’il ne répond pas aux critères de sélection, le choc fut violent.
Et pourquoi s’intéresse t-il depuis quelque temps à ces îles dont il avait gardé de si mauvais souvenirs intimes ?
Et cette assurance presque arrogante, ce n’est pas lui, jamais il n’a été aussi rasséréné, tranquille, décidé.
Le lendemain:
- Tu as vu Sylvie, tu as vu, Belal n’a pas « traversé » La Réunion en diagonale comme prévu, il l’a juste effleurée !
Le cyclone a dévié de sa trajectoire et il se dirige maintenant tout droit vers Maurice !
-Ecoute-moi bien, Paul !
Que ton cyclone se dirige vers Maurice, Mauricette, Rodrigues, l’île aux Chats ou l’île aux Cocos, je m’en bats les couilles ! D’accord ?
# abcmaths @ 14:58