"On pourrait partir très loin, très longtemps.
On pourrait se mettre dans une voiture. On pourrait rouler. Rouler vite,
non, tranquillement, on n’est pas pressée maintenant qu’on est partie,
on a tout notre temps. On pourrait prendre le chemin sinueux qui descend
entre les vignes, descend vers la ville. On pourrait tourner à droite.
On pourrait partir très loin, très longtemps. On n’emmènerait rien, on
partirait comme ça avec nos chaussures argentées et notre pull kaki. Une
voiture, finalement, c’est comme une petite maison. On pourrait partir
sans penser à rien, sans penser à personne. On pourrait rouler tout
droit, toujours tout droit, ça ira bien quelque part. On pourrait
s’arrêter de temps en temps pour regarder les arbres dans les yeux. On
pourrait s’arrêter de temps en temps. On pourrait ne pas se souvenir de
ce qui s’est passé. On pourrait oublier d’où l’on vient, partir très
loin, très longtemps, partir très vite. Partir très lentement, on n’est
pas pressée maintenant qu’on est partie, on a tout notre temps.
Maman, elle s’est absentée tout doucement, tout doucement. Elle a cru qu’on pouvait quitter sans laisser de traces. Elle a cru qu’il n’y aurait pas de vagues, que c’était finalement simple, si simple. Elle a cru qu’il suffisait de mettre ses chaussures, de prendre sa voiture, de rouler tout droit. Maman, elle a déclenché une vraie tempête. Une tempête de papa qui crie, qui casse les choses, les choses d’elle, qui pleure. Une tempête de papa qui brûle les choses, les choses d’elle, une fumée dans la cuisine, qui casse, casse au marteau, il dit que ça lui fait du bien.
Quand elle riait, c’était déjà sa façon de s’en aller. Une façon franche et brève. Une façon éclatante. Des dents, des yeux et une musique de corps. Et la main sur la gorge se protège d’un couteau, d’une serpe, de ce qui est toujours trop quand on s’éloigne. Quand elle riait quand elle s’en allait, nous aussi avec elle, on ne pouvait pas s’en empêcher. Nous sortions nos dents et nos yeux, nous pleurions notre petite musique penchée. S’en aller avec sa respiration, sa rougeur de joues, son eau salée. Partir déjà et revenir bientôt, très bientôt." Rozenn Guilcher extrait de: "Déshabiller nos solitudes" Editions Sulliver" Je suis l'autre le voisin sans âge qui ne vit plus qui s'ennuie en s'abîmant la voix qui se mure dans un silence de résigné seul crachant une poussière somnifère sur l'écran de son ordinateur au moyen duquel il se croit relié au reste du monde solitude plus solitude plus solitude: comment survivre parmi nos ordures high-tech je suis sa solitude pesante ce mal-être toxique qui se mêle à l'air de son studio qu'il inhale en sanglotant lorsqu'il se fait à bouffer devant la télé allumée"
Yann Bourven extrait de: "Le dérèglement" Editions Sulliver
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Demandez le programme
illustration source: "Les Escales 2024"
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".../... Et dès ce premier matin le soleil me désignait au loin, d’un doigt
souriant, ces cimes bleues de la mer qui n’ont de nom sur aucune carte
géographique, jusqu’à ce qu’étourdi de sa sublime promenade à la surface
retentissante et chaotique de leurs crêtes et de leurs avalanches, il
vînt se mettre à l’abri du vent dans ma chambre, se prélassant sur le
lit défait et égrenant ses richesses sur le lavabo mouillé, dans la
malle ouverte, où par sa splendeur même et son luxe déplacé, il ajoutait
encore à l’impression du désordre. Hélas, le vent de mer, une heure
plus tard, dans la grande salle à manger – tandis que nous déjeunions et
que, de la gourde de cuir d’un citron, nous répandions quelques gouttes
d’or sur deux soles qui bientôt laissèrent dans nos assiettes le
panache de leurs arêtes, frisé comme une plume et sonore comme une
cithare – il parut cruel à ma grand’mère de n’en pas sentir le souffle
vivifiant à cause du châssis transparent mais clos qui, comme une
vitrine, nous séparait de la plage tout en nous la laissant entièrement
voir et dans lequel le ciel entrait si complètement que son azur avait
l’air d’être la couleur des fenêtres et ses nuages blancs un défaut du
verre. Me persuadant que j’étais « assis sur le môle » ou au fond du
« boudoir » dont parle Beaudelaire, je me demandais si son « soleil
rayonnant sur la mer » ce n’était pas – bien différent du rayon du soir,
simple et superficiel comme un trait doré et tremblant – celui qui en
ce moment brûlait la mer comme une topaze, la faisait fermenter, devenir
blonde et laiteuse comme de la bière, écumante comme du lait, tandis
que par moments s’y promenaient çà et là de grandes ombres bleues, que
quelque dieu semblait s’amuser à déplacer en bougeant un miroir dans le
ciel. .../..." Marcel Proust extrait de: "A la recherche du temps perdu (tome 2)