Thierry Bouchard, 1954-2008.
Entre Dijon et Arc-et-Senans, Thierry Bouchard vécut la quasi-totalité de son
existence à Losne, un village implanté dans la proximité de la Saône, du canal
de la Bourgogne et d’un port d’attache d’artisans-mariniers. Son atelier était
situé au cœur d’un grand jardin, dans l’une des dépendances de sa maison
familiale. Après sa khâgne accomplie à Dijon, Thierry avait fait des études de
philosophie, rédigé un mémoire de maîtrise à propos de la tragédie chez Hegel
et Nietzche ; Jean Brun et Jean
Svagelski furent les enseignants dont il affectionna les cours. En 1974 – il
avait 20 ans – il fit l’achat de sa première presse à imprimer.
Dans le sillage de Guy Levis Mano qui fut l’exemple qu’il ne cessa pas de
méditer, Thierry Bouchard fut à la fois éditeur et typographe, « homo
faber » dans tous les sens du terme. Dans un texte publié dans le Bulletin du bibliophile (1) il
expliquait qu’il s’était « toujours attaché à soigneusement confondre les
deux rôles … être aussi bien celui qui organise, avec bien sûr la participation
et l’assentiment des autres, les mises en pages, le choix des caractères … mais
aussi bien celui qui les réalise de ses mains, matériellement ».
Les livres qu’il publia pendant les deux premières années de son apprentissage
furent édités sous l’enseigne de « La Louve de l’hiver », Thierry
Bouchard avait sollicité à ce propos l’autorisation précise de René Char. Sous
cette appellation, on trouve des livres de Jean Malrieu, Pierre Dhainaut, René
Nelli ainsi que l’un de ses grands aînés, l’éditeur et poète Gaston Puel (2).
L’année 1977 fut l’une de ses plus remarquables années : cette année-là,
trois grands formats, Michel Butor et Pierre Alechinsky, Charles Juliet et
Michel Carrade ainsi que Trois remarques
sur la couleur d’Yves Bonnefoy et Bram Van Velde sortaient de ses presses.
Thierry Bouchard avait fait en sorte que puissent se rencontrer Bonnefoy et Van
Velde qui s’estimaient mais ne se connaissaient pas. Dans son essai consacré à Peinture et Poésie (3), Yves Peyré n’a
pas manqué d’analyser les cinq grandes compositions en noir et rouge de Bram
Van Velde parmi les très grands livres édités à la fin des années 70.
Parmi les réalisations majeures de Thierry Bouchard qui associent un écrivain
et un artiste, on se souvient de Toutes
les aubes conjuguées qui fit œuvrer Pierre Torreilles et Olivier Debré, de L’Entrée dans le jardin de Pierre-Albert
Jourdan et Jacques Hartmann, de Genèse
de Lorand Gaspar et Zao Wou-Ki ou bien de La
Nourriture du bourreau d’André Frénaud et Antoni Tapiès. Pour les livres de
plus mince dimension, il faut sans souci d’exhaustivité mentionner ses mises en
page de textes de Sylvia Baron-Supervielle, Pierre Chappuis, Pascal Commère,
Philippe Denis, André du Bouchet, Guez-Ricord, Christian Hubin, David Mus,
Jean-Michel Reynard et James Sacré. Sous le pseudonyme de Jean-Baptiste
Lysland, on ne sait pas assez que Thierry fut aussi le discret auteur de
plusieurs livres : entre autres, L’écriture
de l’été, Treize poèmes du fleuve et
du passage ou bien Poème sur un nom
perdu dans l’ombre des mots. A quoi s’ajoutent des raretés
inclassables : des poèmes inédits de Victor Segalen, écartés du recueil de
Peintures édité en 1913 par Georges
Crès et des hommages collectifs consacrés à Gilbert Lely et Pierre-Albert
Jourdan, avec la participation d’auteurs comme Yves Bonnefoy, Philippe
Jaccottet, Alain Levêque, Roger Munier et Jacques Réda.
Le prix Guy Levis Mano lui fut attribué. De grands amateurs, des
collectionneurs et des amis ont passionnément suivi sa trajectoire qui resta
plus ou moins secrète. Thierry Bouchard inventait et créait des livres de très
haute qualité, des grands papiers, des étuis et des tirages de tête avec des
Bodoni, des Garamond et des Baskerville qui se frayaient trop rarement chemin
parmi les librairies spécialisées. Une fêlure intime – le décès de son père et
de son frère aîné lors d’un accident d’automobile survenu alors que Thierry
avait quatorze ans – arc-boutait pour partie ses intuitions et ses choix de
vie.
Il y eut les 115 livres qu’il imprima pour sa maison d’édition et puis les
ouvrages qui lui furent commandés. Au total, 307 livres sortirent de ses
presses ; le tout dernier aurait dû être le catalogue raisonné de ses
ouvrages qu’il acheva de composer le 21 mai 2008. Thierry Bouchard coédita des
livres avec Yves Prié des éditions « Folle Avoine », imprima
plusieurs des livres d’André du Bouchet imaginés par Fata Morgana ainsi que la
première version de Début et fin de la
neige qui lui fut commanditée par Yves Bonnefoy et le Mercure de France. De
proches amis, Jacques-Remi Dahan des
éditions « L’Homme au sable », Marc Pessin du « Verbe et
l’Empreinte », Yves Peyré pour quelques tirés à part de L’Ire des Vents ou bien Franck-André
Jamme pour Marchand Ducel
sollicitèrent son concours et son exigence. Originaire de la République tchèque
et fixé en Australie, le graveur Petr Herel fut le plasticien et l’ami qui
accompagna le plus souvent l’impression de ses livres.
Une très longue maladie, la morphine et des douleurs articulaires aiguës
étaient son lot depuis plusieurs saisons. Ses obsèques ont eu lieu dans son
village de Losne, jeudi 12 août. Quelques mois avant de partir, Thierry
Bouchard avait eu la joie d’apprendre que le Musée Gutenberg de Mayence
programmerait en 2009 une rétrospective de son travail.
©Alain Paire
1. « A
propos des livres illustrés », article de Thierry Bouchard publié pages
74-77 dans le Bulletin du bibliophile,
fascicule 1, 1981.
2. Gaston Puel fut l’éditeur de La
fenêtre ardente. Avec Th. B. il coédita les livres de la collection
« Terre ».
3. cf. les pages 196, 197 et 207 de Peinture
et Poésie / Le dialogue par le livre, éditions Gallimard, 2001.
Voir aussi le site d’Alain Paire