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Paul et Vanessa . Chapitre VII. Confidences à Saint-Malo .

Publié le 10 avril 2024 par Guy Marion

"Pour ses prochaines vacances, je vais proposer à Sylvie un séjour en amoureux en Bretagne."

-Réserve, réserve, mon lapin, lui répond son épouse, ravie de l'initiative.

Première destination : Saint-Malo. Paul ne lésine  pas sur la qualité, ce sera un hôtel le long de la plage "du Sillon", classée plus belle plage de France.

"Si le taux actuel de l'inflation continue pendant plusieurs années encore, nous allons sombrer de façon exponentielle vers les bas-fonds de la pauvreté"  lui avait asséné  Sylvie un matin au réveil après un cauchemar .

Paul, qui connaissait un peu la perversité de l'insidieuse fonction exponentielle, avait décidé de ne plus penser au lendemain pour freiner ses dépenses: Ce sera donc un “quatre étoiles” et une chambre avec vue sur mer.

Vingt heures, arrivée à la chambre de l'hôtel. 

La marée est au plus bas, la vue est magnifique : Brises lames en rondins de bois, fortifications en fond de paysage, une plage dorée de sable fin d'une immensité rare et surtout, un coucher de soleil absolument magique. À Maurice, La Réunion, Madagascar, aux Seychelles, à Rio de Janeiro, en Corse, à Gérardmer, dans les tableaux de maître, Paul avait vu toute sorte de couchers de soleil, mais pas un seul qui regorge de tant de couleurs et, miracle breton,  dont l'apparence change complètement minute après minute .

Sylvie et Paul restent scotchés au balcon pendant plus d'une heure 

  "Le nouveau monde " nom de l'hôtel,  ce n'est pas le Canada, ce n'est pas l'Amérique, se dit Paul, le nouveau monde, c'est Saint-Malo !

Le repas est pris au restaurant de l'hôtel. Grisé, enivré par l'air marin et ce coucher de soleil qui avait patiemment attendu son arrivée pour l'accueillir dans le plus grand faste, Paul est résolu à dîner copieusement et sans se soucier des considérations  matérielles.

" Pommard, Mouton-Rothschild, c'est toi qui choisis, Sylvette"

 -Mouton, mon canard.

 -Année ?

 -1986, bien-sûr, l'année de notre mariage, lapin .

 (Un peu réticent les premières années  parce qu'il se souvenait qu'il fut autrefois un poussin bleu maltraité, Paul acceptait maintenant que Sylvie le nomme ainsi )

 Ayant remarqué  le léger rictus de son lapin lorsqu'il repéra le vin sur la carte, Sylvie la lui prit des mains et affirma avec un sourire mal dissimulé :

 " Oui, c'est vrai, mon cru n'est pas cadeau"

 Sur le moment, Paul ne saisit pas la contrepèterie et ce n'est qu'après avoir goûté  le vin qu'il s'esclaffa, avec un bon quart d'heure de décalage. 

 Il faut dire que Sylvie l'épuisait avec ses contrepèteries quotidiennes et toujours différentes. 

Elle contrepétait non seulement quand elle s'adressait à Paul mais aussi lors de ses échanges avec ses enfants et son entourage en général. Paul lui fit comprendre plusieurs fois que c'était devenu très lassant. Et Sylvie lui expliqua qu'elle en avait parfaitement conscience, mais que c'était plus fort qu'elle, c'était une sorte de maladie mentale. Elle lui confia qu'elle avait même consulté, en catimini, deux psychiatres, qui avaient établi le même diagnostic : Il n'y a rien à faire, son état reviendra très probablement progressivement à la normale lorsqu'on changera de Président.

Et ce soir-là, au début  du repas, Sylvie se surpassa : Ce fut un déluge de contrepèteries.

Est-ce la surexcitation après ce long voyage (Gérardmer Saint-Malo d'une seule traite) l'effet du champagne pris en apéritif (une demi-bouteille de Ruinart Rosé), le choc du coucher de soleil inondant la vue sur mer à leur arrivée , la contrariété lorsque fut servi le vin ou probablement tout cela à la fois, Sylvie se déchaîna comme jamais.

 Point de départ des joutes verbales, le Mouton-Rothschild qui fut servi affichait un millésime de 2006 et non pas 1986 comme attendu.

 Paul le savait, il n'y avait pas d'autre choix sur la carte des vins mais il l'avait caché à Sylvie pensant qu'après le Champagne, Sylvie, qui supportait moyennement l'alcool, serait dupe. Un  professeur de maths n'est pas facile à berner et a fortiori lorsqu'il s'agit de chiffres, Paul avait cette fois, c'était pourtant exceptionnel chez lui, pêché par excès d'optimisme.

 " 2006, tu te moques de moi, lapin ? Tu croyais vraiment me tromper avec ton grand vin au parfum de mystère  ?

 -N'en bois pas, s'il ne te convient pas.

 -Mais je veux du vin aussi ! Et si tu es incapable d'assumer, je pars sur le champ dénicher un vieux Pommard bien chambré ! 

 Paul, qui avait enfin déchiffré une contrepèterie sur les trois précédemment décochées, il est vrai, en rafale, fit un gros effort pour reprendre la main tout en calmant le jeu:

 "Sylvette, ma chérie, tu le sais bien, c'est à l'amie que j'offre mon vin. Nous n'allons pas nous fâcher une fois de plus pour un breuvage, ton propre vin me conquit tant et tant de fois !"

 Premier plat au menu: (c'est Paul qui avait choisi le menu)

 Velouté de petits pois au maquereau fumé. 

 "Des petits pois pour dîner, cela ne m'étonne pas de toi, mon maquereau"

- Sylvie, je t'en supplie, faisons une pause de contrepet pour ce soir.

- D'accord, une pause pour dîner, mon lapin, mais ce soir seulement.

Paul, las, épuisé par ce jeu qui ne le distrait plus du tout et où il est largement dominé, fait mine de se lever de table pour rejoindre sa chambre.

"Promis, lapin, j'arrête. "

Sylvie tint sa promesse et la suite du repas se déroula dans une ambiance beaucoup plus détendue et décontractée, l'élégance et la magie du grand cru bordelais furent libérateurs, salvateurs, ce repas qui avait si mal commencé se termina dans la bonne humeur. Ils arrivèrent dans la chambre dans un état d'ébriété indéniable mais joyeux et réconciliés.

Après la reprise de l'écriture de son livre, Paul s'était progressivement éloigné de Sylvie, totalement absorbé par une entreprise probablement trop ambitieuse pour ses capacités . On ne s'improvise pas écrivain comme cela. C'est difficile d'écrire, Paul l'avait appris à ses dépens. Le livre ou la retraite ou peut-être les deux, l'avaient complètement isolé de son entourage et détaché de Sylvie. Plus aucun échange d'affection et de trés rares et misérables relations sexuelles .

Miracle malouin, à l'hôtel du Nouveau Monde, après le magnifique coucher de soleil, la nuit fut très belle, elle aussi et Sylvie comblée. 

Le lendemain matin, Sylvie ne commit aucune contrepèterie, c'était pourtant devenu rituel chez elle pour commencer la journée et bien sûr cette exception interrogea Paul.

" Et si c'était moi la cause de ce trouble mental et non pas l'élection de clowns politiques à la tête du pays, comme l'avaient diagnostiqué  les psychiatres ?

Bien sûr Sylvie a toujours eu un goût immodéré pour les jeux de mots, mais cette manie de contrepéter s'était nettement aggravée dès que j'avais repris mon labeur, ma corvée  de pseudo-écrivain qui épuisait toute mon énergie et anéantissait mon altruisme, ma sensibilité,  mon humanité. 

J'en suis certain maintenant, je suis responsable, je suis coupable de l'étiolement puis de la déchéance de notre relation.

Quel idiot suis-je de m'être pris pour un écrivain, c'est ce défi insensé du directeur artistique du festival du livre de Nice qui m'avait fait perdre la tête. ("Si vous avez quelque chose à vendre, je vous invite, m'avait-t-il lancé pour couper court, probablement, à notre conversation qui l'avait irrité “) 

C'est difficile d'écrire, particulièrement lorsqu'il s'agit de narrer une histoire d'amour que l'on a pas vécue, tout roman comporte une part d'autobiographie.

Et a fortiori lorsqu'on a passé presque quarante ans de sa vie à enseigner la physique et la chimie. Combien de mots le prof de physique moyen que je fus a-t-il utilisé  pendant ses cours ? Deux cent cinquante, trois cents ? 

Sylvie, qui est plus littéraire que moi, profitait de chaque occasion pour faire du français en faisant découvrir l'origine des mots qu'elle utilisait pendant ses cours de maths: (radian et rayon, scalaire et escalier, etc.) et les élèves  adoraient.

Mais moi, avec soufre, méthane ou même gravitation, mes ressources étymologiques étaient plus pauvres ou peut-être n’ai-je pas fait l’effort nécessaire ?

Lors de ce  premier matin malouin, la mer était haute, pas question de se baigner avant midi. 

Sylvie, propose de flâner dans le quartier chic de Paramé avant de déambuler sur la plage du Sillon .

 "Nous irons vers les remparts, plus tard, mon poussin"

 -Non, non et non, Sylvie, tu peux m'appeler mon lapin autant que tu veux, mais pas poussin, pas poussin, il me semble t'avoir longuement expliqué que je fus, avant de te connaitre, un poussin bleu harcelé, insulté, humilié, tu as oublié ?

 -Pardon mon chéri, oui, j'avais presque oublié et je pensais que la blessure de ce traumatisme si ancien était maintenant refermée. Je ne recommencerai pas, je te le promets.

 La majestuosité de l'architecture malouine de ce quartier aidant, Paul retrouva assez vite un état plus apaisé quand soudain, en levant les yeux vers la vitrine d'une spacieuse boutique proposant des chaussures pour femmes, il fit un demi-tour d'une rare brutalité. 

 " Que t'arrive -t-il, mon lapin ?

Comme Paul ne répondit pas, Sylvie se retourna et dirigea son regard vers le magasin qui semblait avoir provoqué le malaise de Paul et comprit immédiatement. La vitrine affichait en lettres majuscules et lumineuses quatre lettres fatales : NINA.

"Où vas-tu, de ce pas si vif, Paul ?

- Je rentre à l'hôtel, j'ai ressenti une petite douleur thoracique, mais tout va bien, maintenant.

-Ne me raconte pas de sornettes, j'ai vu, moi aussi, la vitrine du magasin de chaussures.

- Alors tu devrais me comprendre, je ne vais pas une fois de plus te saouler avec cette histoire ! 

- Tu ne m'en as vraiment parlé que très peu, Paul.

- Tu tiens vraiment à ce que je recommence ?

D'accord, puisque tel est ton désir, je vais te concocter un bref résumé. 

Mon séjour sous les tropiques m'a traumatisé. 

A la Réunion d'abord, j'avais trente ans, j'étais sexuellement très inexpérimenté, vierge du moindre tourment sentimental et je rêvais d'une vie classique, réaliste, d'un romantisme contenu, autrement dit j'étais un peu étriqué, niais, triste même. 

Très vite j'ai assez mal supporté les nombreuses attentes insistantes de mon entourage féminin.

Je sais bien que c'est très difficile à croire, mais c'est la vérité. 

Passons sur les assauts violents des malbaraises, les rares fois où je les ai évoqués, on m'a accusé de racisme. Mais les créatures métissées au teint mat clair presque blanc n'étaient pas les plus introverties. Je sais bien que les années soixante dix étaient une période de libération sexuelle et sans doute davantage encore dans les îles qu'en "métropole", comme ils disaient, mais tout excès est mauvais.

Le balancement quotidien de seins déshabillés sous ma barbe, bien soignée elle, je m'en suis très vite lassé, aussi étonnant que cela puisse paraître. 

Je me se sentais sombrer dans une sorte d'esclavage sexuel.

Et en fin de séjour, j'eus une expérience tellement  traumatisante que je suis encore incapable d'en parler.

Et c'est pour m' extraire de ce cloaque que je fis une demande de poste dans un lycée français de l'étranger sans savoir qu'on allait me proposer une autre île .

Voilà pour La Réunion.Je ne peux t'en dire plus aujourd'hui.

Maurice, maintenant, raconte-moi Maurice, mon lapin !

Non, non, tourment, gros tourment, douleur, grosse douleur, peux pas, peux pas.

- Tu arrêtes de faire l'idiot, s.t.p. Je veux savoir !

- Nina la pédophile, Nina la manipulatrice, a abusé de moi après avoir violé une de mes plus adorables élèves. Je savais que Nina était un nom de chienne, je viens d'apprendre aujourd'hui que c'est aussi  un nom de godasse et j'aurais avantageusement dû la traiter comme une vieille godasse, mais j'étais trop jeune, trop bon, trop naïf. Je suis incapable de t'en dire davantage.  Peut-être quand je serai plus vieux....

 - Ah, tu viens d'avouer, une fois de plus, tu ne me dis pas tout !

 - Un jour, tu sauras, mais c'est encore trop tôt . Quand je suis arrivé à Gérardmer, cela ne se voyait peut-être pas mais j'étais aigri, cassé. Si je ne t'avais pas rencontré, je ne suis pas sûr que j'aurais refait surface.

 A ces mots, Sylvie reste sans voix, une larme perle sur sa joue, mais elle se reprend très vite.

 “Allons nous baigner, lapin, la Manche s'est retirée pour nous faire de la place ; il ne faut  pas faire attendre les océans. “


# abcmaths @ 16:53

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