« Ma santé, actuellement, est admirable, j’ai repris la bicyclette, le tir au pistolet, l’escrime et la pêche à la ligne. » (Alfred Jarry, lettre au docteur Saltas)
24 mai 2023.- Deux éclaircies tardives (22°C). Labeur et ses diverses joyeusetés consécutives : lombalgie tenace, bras gauche coincé de la main au coude, cervicales en capilotade. Après la sieste, bien nécessaire, court détour par les Cahiers de l'animal Cioran : « Goethe est ennuyeux, mais tout compte fait fécond ; Bloy est amusant, mais décevant ; on n’en tire aucun profit. Un tempérament pour Américains du Sud. » Je ne suis pas tout à fait d'accord. Les voyages italiens de Goethe n'ont rien de vraiment ennuyeux. Quant au patibulaire Bloy, j'ai du mal à lui trouver quelque chose d'amusant (le côté Américain du Sud est bien vu).
25 mai 2023 - Il est enfin là, le beau temps (21°C).
Une certaine fluidité, voilà vers quoi je tends. Sans ostentation, sans chercher l'effort et me laissant porter.
En somme, je fais la planche,et je regarde le ciel,
et les nuages,
et tout ce qui me passe au-dessus de la tête,
j'ai les épaules moins lourdes.
Jean-Louis Murat est mort, Tina Turner aussi, et puis Kenneth Anger également. Houellebecq a écrit un petit rogaton autobiographique. Je le sens mauvais et bon à la fois, engendrant une certaine déception, mais en bien et qui tombe à point.
26 mai 2023.- Une certaine tiédeur (26°C). À moitié lu Quelques mois dans ma vie de l'animal Houellebecq. Ce petit livre d'humeur à visée autobiographique n'est certes pas extraordinaire, mais il est tout de même beaucoup mieux que ce que l'on en dit ici ou là. Derrière l'écume, les avis pas forcément pénétrants de Michel, sur la religion, la politique, la société et l'air du temps, c'est surtout un texte qui me semble vraiment parler d'une seule chose : la honte. La honte de s'être fait avoir, de se retrouver avec les doigts dans le pot de confiture du sexe. La honte d'être finalement trop naïf. La honte, parce que la honte survit souvent à ceux qui l'ont éprouvée. S'il y a une certaine valeur (littéraire, on dira), dans cette courte chose elle est là ; le reste relève de l'anecdotique. (Enfin, c'est aussi un peu pathétique et quand même souvent drôle.)
27 mai 2023.- Le beau temps s'est tellement fait attendre et à présent il est là, planté comme s'il n'avait jamais cessé d'exister (27°C). Journée essentiellement consacrée à la non-activité : coiffeur, déjeuner agréable en extérieur, sieste corrélative à l'ombre. Fini le court ouvrage de l'ami Michel. Rien de vraiment folichon, cependant l'intérêt est là lorsqu'il est question d'autres écrivains (et même de John Grisham). Le reste, les détours politiques, la réception de tout ça par le landerneau médiatique, me passe allègrement au-dessus de la tête
Dans Les Mémorables de Maurice Martin du Gard, mort de Proust, un peu d'émotion et du beau monde : « Vers trois heures je redescendais avec Giraudoux ; devant nous marchaient Maurice Rostand et Léon Daudet dont l'affliction, à tous les deux, faisait peine à voir, dans le jour gris qui salissait les pierres et nous eut désolés encore un peu plus si nous avions pensé aux vergers en fleurs d'À l'ombre des jeunes filles et à ces aubépines avec lesquelles Proust conversa comme il fit avec tout un univers visible et invisible, et qu'il nous laissait en mémoire de lui. »
28 mai 2023.- Il fait déjà presque trop chaud (28°C). Entre l'Apollinaire de Pia et les Mémorables de Martin du Gard, mon appétence lectorale est assez téléportée au début du siècle dernier. Chez l'un, Marie Laurencin et quelques emprunts au Louvre ; chez l'autre, semaine anglaise et journée de 8 heures imposée par la CGT, un déjeuner avec Paul Fort où l'on mange de la salade et des pommes frites, des cœurs de palmier et de la confiture de goyave… La guerre est finie.
Par ailleurs, je fais mes valises. Demain départ pour Vichy où je compte bien marcher dans les pas de Valery Larbaud, tout en évitant ceux du Maréchal que l'on sait..
29 mai 2023.- On frôle l'estival (26°C). Vichy, parcs et jardins, plaisirs des villes d'eaux. Le labardisme me guette.
31 mai 2023.- Beau temps (28°C). Vichy toujours. Émotion : la bibliothèque de Larbaud reconstituée. Des milliers de volumes offrant une diversité et des couleurs toutes cosmopolites. Le chapeau de paille de l’écrivain, ses petits soldats oubliés dans une vitrine ; un certain pincement face à l'indifférence des rares visiteurs… Plus loin, la maison natale d'Albert Londres, drôle de bicoque à tourelles ; l'étonnante Église Saint Blaise et son intérieur art déco ; les bords de l'Allier sur plus de dix kilomètres, la nature là… bien vite.
2 juin 2023.- Journée estivale (28°C). Maison natale d'Albert Londres : petite exposition assez bien faite. Quinze kilomètres de psychogéographie outdoor, oublié la tombe de Larbaud. Dans une boîte à livres, un choix de Montaigne par Bernard Grasset, un roman de Gadda.
4 juin 2023. - Tendance orageuse (27°C). Retour de Vichy. Retrouvé mes plantations dans un piteux état. De surcroît, un nid de guêpes s'est établi sous le toit de mon immeuble. Je n'ai rien contre ces bestioles, mais par manque de tenue d'apiculteur à portée de main, mes velléités de lecture en extérieur se sont révélées un brin périlleuses. Si j'ajoute la présence d'une voisine à ma droite dont la voix devient de plus en plus gutturale (une mue ? Une mutation génétique ? Un changement de sexe ?), on comprendra aisément mon embarras. Malgré tout, réussi à lire le tapuscrit de l'un de mes amis virtuels. Une petite affaire romanesque qui tangue là où il faut, loin des préoccupations liées à la « valeur travail », au néolibéralisme et à ce genre de choses. Beaucoup de combustion lente d'humour en sous-main et d'ironie sans ricanement. Vraiment pas mal, mériterait d'être publié.
5 juin 2023. - Tiédeur à tendance orageuse (27°). Un peu dans les Cahiers de Montesquieu que j'ai acquis dans la verte et pétillante Vichy. J'ai beau les ouvrir au hasard, je ne tombe que sur de l'extraordinaire, voire du génial : « J'ai toujours vu que, pour réussir parfaitement bien dans le monde, il fallait avoir l'air fou et être sage. » Fini le tapuscrit de mon ami virtuel. Pas mal du tout, et même jusqu'à la tragédie qui pointe un peu le bout de son museau sur la fin (la tragédie pointe souvent le bout de son museau sur la fin). Il y a du sautillant et il y a surtout ce que je pourrais caractériser comme des phrases d'écrivain. J'espère que mon ami virtuel trouvera un éditeur (quelque part entre POL et Minuit). Sinon, le voisin de droite est passé entre trente à quarante fois à côté de ma chaise de lecture sans même me voir. Ma voisine de gauche téléphone en robe de chambre, celle du dessus écoute des playlists lounge. Du côté des bestioles, les oiseaux chantent, les papillons volent et j'ai toujours un nid de guêpes cinq mètres au-dessus de la tête.
6 juin 2023. - Quelques nuages hauts n'altérant pas le beau temps (29°C). Guère d'envie, maussade pour tout dire. Heureusement, LesMémorables de MMG sont là. Le pétulant Jean Cassou rencontre Léautaud qui ne lit plus de vers, qui se méfie même des vers. Une soirée avec Max Jacob, ses yeux vifs, son côté ironique et minaudier avec des « bouts de candeur ». Gide, Valéry, Boylesve dans un salon littéraire. Les dadas, Tzara qui fait son petit singe. Une confession de Drieu qui aime la guerre, les Dadas (encore eux), l'Action française et les femmes, qui écrit pour mieux voir et mieux se voir… Disons que la compagnie est bonne. Demain, retour au labeur, sans entrain.
7 juin 2023.- Le soleil donne (28°C). Reprise du labeur avec ses douleurs consécutives. Deux poèmes Pacifiques de Louis Brauquier, tiédeur et senteurs de monoï, j'espère une vahiné. Deux pages de Montesquieu, moins exotique, mais très bien.
Pour le reste, mes guêpes sont toujours là.10 juin 2023.- Quelque chose de torve et d'humide flotte dans l'air (26°C). Le Naufragé de Bernhard. Soliloque autour de Glenn Gould, de la virtuosité gâchée, de l'horrible Salzbourg, de la saloperie autrichienne. C'est resserré comme un poumon d'acier, ça ne respire jamais comme si c'était écrit en apnée. L'évanouissement de l'écrivain, du lecteur, guette à chaque coin de page. Lire Bernhard, c'est toujours un exercice d'inconfort.
11 juin 2023. - L'orage approche (27°C). Hier soir, vie sociale. Bu assez, mais pas trop. Ce matin, toujours un peu vaporeux, retour dans Le Naufragé de Bernhard, ce drôle de machin où un aubergiste se fait entendre au milieu des scansions des répétitions des leitmotivs qui partent et reviennent en boomerang maussade. Texte tout autant terrifiant qu'il peut parfois être extraordinaire. Ce n'est pas une petite affaire romanesque fictionnant autour de Glenn Gould, mais plutôt une tentative d'égaler les Variations Goldberg en les hissant sur la colline de la littérature (ou tout du moins, c’est un texte qui, de façon plus modeste, serait une interprétation des Variations Goldberg par la littérature). Alors, ça « passe » comme dit plus haut par la répétition, la scansion, d'incessants retours sur le motif avec des décalages parfois infimes -— parfois pas — de discrets quoique pinçant changement de teintes, une confiance dans le soliloque qui tend vers la confiance en une sorte d'ascétisme divin sécularisé loin des sacristies. Bernhard est un autre Bach, certainement moins aérien, certainement plus dans la lie des choses et des êtres, un Bach retors, mais un Bach tout de même. Pour faire bonne mesure, quelques lignes de Montesquieu qui s'aventure parfois loin des grandes affaires du Monde et brasse pour mieux brasser, disons des choses assez fines : « La joye meme fatigue a la longue elle employe trop d’esprit et il ne faut pas croire que les gens qui sont toujours a table ou au jeu y ayent plus de plaisir que les autres ils y sont parce qu’ils ne scauroint estre ailleurs et ils s’ennuyent la pour s’ennuyer moins autre part. »
13 juin 2023. - Tiédeur humide, ciel changeant (27°). Tel le premier Ulysse qui passe, cédé aux sirènes des temps qui nous encerclent en faisant l'acquisition d'un vélocipède de type électrique. Après moult péripéties que je ne conterai pas ici, l'objet, qui se veut rutilant, m'a été livré aujourd'hui par un logisticien circonspect (mais néanmoins sous-payé). Dans un élan très bricoleur, j'ai aussitôt sorti tout le toutim de son replet carton et monté la roue avant, monté les pédales, remonté la selle, fixé la potence et, tel un nouveau cador des transports doux, j’ai très vite fait quelques petits tours sournois devant un voisinage ébahi. Je n'avais pas pratiqué la chose cycliste depuis une quinzaine d'années et mon acclimatation aux nouveautés de type électrique fut un peu chancelante, mais finalement concluante. (Malgré la motorisation proposée, j'ai tout de même les mollets bien durs, j'ai aussi les fesses calleuses. Pour celles-ci, je pense que la motorisation n'est pas trop en cause, je pense qu'il s'agit plus sûrement d'un problème de selle mal ajustée…)
Tout ce que je viens de raconter est certainement très bien, pourtant je suis un poil dubitatif. Figurez-vous que cette irruption du high-tech mobile dans mon train-train quotidien m'a presque empêché de lire… Or une journée sans lecture est ce qui, pour moi, frôle le pire. J'espère que cela ne va pas trop durer, que ma nouvelle acquisition ne va pas trop m'accaparer… Bon, entre deux ajustements Shimano, j'ai tout de même pris le temps de boulotter quelques pages de Maurice Martin Du Gard, ses Mémorables sont très bien, on y croise un sacré gratin, le très jeune François Mauriac, par exemple. Pour faire bonne mesure, j’ai aussi picoré quelques lignes chez l’admirable Georges Perros. Un entretien pour France Culture datant de 1975, des paroles où la simplicité rejoint le merveilleux. Perros n’était pas vraiment cycliste, mais c’était souvent un motocycliste inspiré : « Moi, j'aimerais bien, non pas être comme la mer, mais comme un petit ruisseau, une petite rivière. Il y a des petits torrents qui me sont restés dans le mémoire, des petits torrents des Vosges et qui me sont restés très sensibles. J’aime bien cette espèce de truitage de la pensée. Mais autrement, que voulez-vous qu’il se passe ? Autrement, je peux lire les gens qui sont plus intelligents que moi. Oui, j’y arrive, j’arrive à les comprendre, enfin j’y arrive si je cherche… Mais je sens très bien quand je dépasse mon cadastre. Alors, il faut le voir de l’extérieur naturellement. Si je suis dans le cadastre, je vais me limiter complètement à ce que je suis, c'est-à-dire que là, comme je suis un type assez désintégrant, je ne vais plus écrire une ligne de ma vie. Ce qui m’intéresse et me fait écrire, c’est que je suis à l’extérieur du cadastre. Je le regarde, je regarde mon coin, mon petit coin, mais je ne suis pas dedans. Alors l’écriture, c’est d’envoyer les estafettes là-dedans, dans mon petit coin, et de les regarder, de voir ce qu’elles font, ce qu’ils font tous ces gens-là, là-dedans, mon petit peuple. Mais comme je ne suis pas romancier, ça ne prend aucune figuration de romancier, ni aucune figuration poétique non plus. C’est quelque chose d’assez… je m’en étonne moi-même. Quand je me relis, je me dis “où est-ce que tu es, où est-ce que tu vas chercher ces trucs qui sont…” D’ailleurs, c’est vrai, quand on m’aime bien, on me dit que ce que j’écris ne ressemble à rien et… oui, pourquoi pas ? Je ne vois pas pourquoi ça ressemblerait à quelque chose. Enfin, la vie me suffit largement, largement. »
14 juin 2023.- La chaleur tend à poindre (30°C). Labeur, fatigue, mon vélo attendra… Un peu dans les entretiens Mallet/Léautaud. L'enfance du second. Délaissé par ses parents ; élevé par la bonne, aimant déjà les bestioles et pas trop l'humain. Un peu dans le Journal de Renard qui fait la nouba avec Marcel Schwob : « 10 octobre.- Hier soir, Schwob et moi, nous étions désespérés, et j’ai cru, un moment, que nous allions nous envoler par la fenêtre comme deux chauves-souris. »
15 juin 2023.- Quelques passages nuageux (29°C). Cioran, Cahiers (toujours, encore). Il pense à sa mère, à sa sœur, des êtres pour qui il existait et qui existaient pour lui : « Que puis-je faire avec tant de tombes sur le dos ? » Moi aussi, j'ai mon lot de tombes sur le dos et elles me pèsent.
Cioran me donne aussi l'envie de lire les conversations entre Eckermann et Goethe. Je crois me souvenir que Nietzsche conseillait lui aussi cette lecture.
16 juin 2023.- Ciel dégagé, tiédeur (30°C). Encore le labeur, toujours le labeur ! Mais quelle drôle d'idée que de vouloir travailler ! Alors que, hein, on s'en passerait bien de tout ça ! Guère lu. Un peu de l'Apollinaire de Pia dans la collection Écrivains de toujours. Apollinaire pense à Lou, mais sans illusions, uniquement pour se repaître d'images voluptueuses alors qu'il accomplit sa tâche maussade de brigadier d'artillerie. Ses fameux poèmes écrits sur (et à) Lou sont donc, pour Pia, nés d'une continence forcée : « … un besoin physique et c’est ce qui explique qu’en dépit de leur charme ils soient à la fois plus brûlants et plus faibles que les poèmes d’amour autrefois réunis dans Alcool. » Demain matin, je compte faire un petit tour avec ma nouvelle acquisition électro-vélocipédique. Du temps pris sur la lecture.
17 juin 2023.- Tiédeur (31°C). J'ai fait mon petit tour à vélo. Pas grand-chose, pas plus de dix kilomètres. Résultat, j'ai peur dans les descentes. Ce n'était pas le cas il y a vingt ans. On vieillit, on se délite, finalement, on est peu de choses. J'ai rangé ma monture — mon vélo électrique, « la rencontre de Cingria et Perros » (dixit l'un de mes amis virtuels) — et malgré des conditions de lecture particulièrement peu propices, une voisine très fière de sa nouvelle enceinte Bluetooth (invention diabolique !), je suis tout de même parvenu à lire une bonne moitié de l'Amour Noir de Dominique Noguez. Voilà un bon roman-roman d'amour, mais d'amour physique avant tout. Le narrateur rencontre une jeune métisse sur une plage de Biarritz, une histoire quelque chose comme un coup de foudre naît de cette coalescence concédant tout à l'aléatoire. Le narrateur est diablement entiché, celle qui le foudroie est fuyante, sentimentalement intouchable alors qu'elle est très touchable sexuellement (oui, je suis goujat). Il ne serait pas être question ici de la fameuse emprise dont on nous rebat un peu trop les oreilles ces temps-ci, non il s'agit de quelque chose de beaucoup plus compliqué, de plus mystérieux aussi. Noguez pense que pour vraiment aimer, il faut aller jusqu'à l'abaissement et au sacrifice. Il n'y a pas de bonheur donné, tout cela est illusion. Aimer fait mal, presque toujours mal… Quelques pages d'un érotisme jamais gluant, un sexe féminin décrit comme une nouvelle Origine du monde. Je n'ai lu que la moitié de tout ça, c'est pour l'instant très bien…
18 juin 2023.- Il fait encore bien chaud. Une averse matinale (30°C). J'ai effectué mon petit tour de vélo. Tout de même vingt kilomètres. Je maîtrise un peu mieux ma monture. Encore quelques jours et je pense que je la dompterai assez bien. Amour noir. Le narrateur de Noguez ne s'attache pas vraiment au sujet de sa passion, à l'individuum, c'est-à-dire à ce qui ne se divise pas. Non, il divise, ou plutôt il laisse presque complètement de côté une personnalité pour mieux être avec un corps, pour mieux rester transi d'amour pour une liane harmonieuse et presque rien de plus. On pourrait lui reprocher, ce n'est pas vraiment dans l'air du temps que d'être ainsi bouleversé par une anatomie, je ne le ferai pas… Chez Noguez, tout est plus simple et compliqué qu'une histoire de séduction et d'emprise… L’état amoureux est plutôt une question de chargement intime de transformation de l'os vers le cœur, d'électricité et de foudroiement qui vire à la cristallisation. Tout cela excède de beaucoup les rapports policés entre deux adultes consentants aux corps utilitaristes : « Ce qui avait lieu alors, cette lente diffusion du plaisir dans mes veines, son irradiation dans chaque parcelle du monde alentour – la couleur du ciel, la douceur de l’air, la lumière de la rue, les visages que je croisais, les paroles que j’entendais en semblaient imprégnés –, c’était le retour, enfin, de la réalité et du présent, l’incarnation de mon bonheur et, bien plus que dans le moment – dans le fantôme du moment – de l’étreinte, la seule vraie preuve que j’en pouvais avoir. Et quelle preuve splendide ! L’amour, donné et reçu dans l’étreinte charnelle, rayonne ensuite tellement qu’il ouvre. Il est comme ce festin “où s’ouvraient tous les cœurs, où tous les vins coulaient” auquel Rimbaud compare l’enfance. Il dégage le cœur, la poitrine, fait oublier cette peau qui nous sépare des choses, il nous rend presque immatériels, nous met en prise directe avec le monde, au cœur du monde. » Sur la fin, il y a une très belle scène (je parle de scène, car elle est amplement cinématographique). Le narrateur retrouve celle qu'il a aimée dix ans plus tôt dans un bouge de Montréal. On pense à certaines choses, à d’autres, on pense surtout à Von Sternberg, cet autre grand maître de l’amour compliqué.
19 juin 2023.- Vent tiède et nuages épars, rien d'agréable (30°C). Ce matin, mon tour de vélo ne fut pas entièrement satisfaisant. Trop de voitures, de chemins qui finissent en cul-de-sac privatisé, des vitesses qui passaient mal… J'ai lu Le livre de l'hospitalité de Jabès. Très beau, et même dans ce qui pourrait paraître proche du poncif. Des fragments, des dialogues, des bribes et quelque chose des écrits talmudiques qui me sont passés au-dessus de la tête par manque de culture. C'est le dernier livre de Jabès, paru de manière posthume. Il laisse entendre une parole d'outre-vie, une parole qui ne s'offusque pas, mais qui s'attriste devant les événements de Carpentras et la possibilité du pire même après le pire, une parole qui est au monde autrement qu'en y résidant, une parole lucide : « Mais le discours antisémite n'est pas le discours raciste et vice-versa. Les problèmes engendrés par l'immigration mal contrôlée ont rapidement donné naissance à un discours restructuré contre l'étranger, responsable de tous les maux. »
20 juin 2023.- Tiédeur humide, cochinchinoise pour tout dire (30°C). Vingt kilomètres à vélo, cinq kilomètres à pied, je refais un peu trop de sport, ce qui me laisse beaucoup moins de temps pour les pérégrinations lectorales. Tout de même, un peu picoré dans La Chose Écrite de l'affreux réactionnaire Dutourd. Bonheur d'écriture, bonheur de lecture. Le bonheur serait-il de droite ?
22 juin 2023.- Orages violents (30°->21°C). Quelques épatantes considérations de l'animal Dutourd qui tourne autour de Montaigne, Cazotte, Loti ou Maupassant avec une satisfaction bonhomme (Mérimée ne touche que huit notes de son piano, mais il les touche divinement bien, Maupassant n'en touche que quatre et elles sont parfois fausses). À l'alternat, retour dans les Cahiers de Cioran. Le 17 décembre 1966, il ne peut pas dormir, alors il se lève de bonne heure et va se promener, à « l'heure des oiseaux et des bouseux ».
23 juin 2023.- Les orages derrière nous, vague beau temps un peu venteux (26°C). Labeur et fatigue consécutives. Douleurs articulaires, pieds, genoux, cervicales, dorsales et lombaires, c'est un vrai festival neuropathique. Loin de tout ça, Dutourd, sa Chose écrite et ses divers sautillements autour de Montaigne, Renan ou Jean Lorrain… De l'entrain, une certaine joie de lire, de transmettre. Pour tout dire, c'est excellent. Demain, après mon tour de vélo, j'entamerai Pleins de Vie, une petite affaire de John Fante qui me semble assez appétissante.
24 juin 2023.- Chaleur caniculaire (33°C). Fait mon petit tour de vélo. Toujours peur dans les descentes, ce que je ne m'explique pas… En chemin, musardé autour de quelques boîtes à livres. Pas grand-chose de giboyeux, des Maurois joliment défraîchis, mais déjà lus, beaucoup de littérature grande presse… Ramené L'Aigle à deux têtes de Cocteau. Pour ce qui est de la pente moins vélocipédique et plus immédiatement lectorale de ma journée, entamé Pleins de vie de John Fante. C'est un beau récit autobiographique amplifié par ce qui pourrait bien être de la littérature. Fante raconte la grossesse de sa femme Joyce. Il explique comment elle a traversé le plancher de leur maison attaquée par les termites. C'est parfaitement amusant, dans des teintes à demi-amères et presque désabusées, et c’est surtout tout plein d'une humanité non patibulaire… À vrai dire, le texte de Fante nous permet d’effleurer ni plus ni moins que l'amour sous toutes ses formes — conjugales, paternelles, maternelles, filiales — et l'on ne se préoccupe pas de savoir qui doit faire la vaisselle. Bref, c’est très bien. (Formidable préface de Philippe Garnier qui ne quitte pas ses beaux arpents d’informateur à la cool).
Sinon, toujours avec Dutourd, l’épatant y règne sans ostentation, comme à pattes de velours.
Quant au Monde, le groupe Wagner se rebelle, quasi-guerre civile en Russie.
25 juin 2023. Grande tiédeur (33°C). Face aux conditions climatiques de type extrême, réservé mes élans vélocipédiques pour le petit matin, le petit blême… Effectué une quinzaine de kilomètres entre sous-bois et bord de rivière. La géographie quasi citadine recèle encore quelques espaces pour ainsi dire naturels… Rentré à bon port, trouvé un coin d'ombre qui m'a permis de poursuivre plus confortablement la petite chose de John Fante entamée hier. Entre une femme enceinte un peu zinzin qui joue au maçon et un vieillard un peu toqué possédé par le démon de la construction, je suis bien.
26 juin 2023. Il fait chaud (30°C). Les voisins de gauche ont vendu. Leurs remplaçants sont déjà là avec des velléités de travaux plein la tête. Ce matin, c'était l'heure des devis, un pétaradant défilé d'artisans. Si les travaux sont aussi bruyants que les négociations autour du prix de la main-d'œuvre et de l'évacuation des gravats, cela va devenir assez vite invivable. On sait ce que l'on perd. On ne sait jamais vraiment ce que l'on gagne. Fini le Pleins de vie de Fante. Loin des éthers et de l'intellectualisation, quelque chose de terrien, de solaire aussi… une histoire d'êtres et d'astres palpables. Après quelques pages de Dutourd, un tour par le cimetière, arrosé les plantes sur la tombe de mes morts… Demain, départ pour une destination exotique : Aix-les-Bains.
To be continued.