Visiter la Fondation Alaïa dans le Marais est une expérience très simple et pourtant riche en émotions.
Carla Sozzani, présidente de la Fondation Azzedine Alaïa, évoque ses souvenirs dans un film qui est projeté dans une petite salle donnant sur l'accueil.Issu d'une famille de cultivateurs de blé en Tunisie, Azzedine Alaïa (
1935-2017) a très tôt pris un goût inattendu pour la mode et l'art. Encouragé par des amis de la famille à poursuivre une carrière dans l'un ou l'autre domaine, il se lance très jeune dans la sculpture et s'installe à Paris au début de la vingtaine pour devenir apprenti chez Christian Dior. Après avoir travaillé pour de grands créateurs de mode tels que Guy Laroche et Thierry Mugler, Alaïa ouvre un atelier dans son appartement en 1979 et présente sa première collection de prêt-à-porter un an plus tard. Sa trajectoire vers la célébrité mondiale de la mode a été instantanée et, en 1984, le jeune Tunisien a été élu meilleur créateur de l'année et meilleure collection de l'année par le ministère français de la Culture.
Azzedine Alaïaétait un collectionneur passionné. Il rassembla des vêtements de multiples couturiers pendant cinquante ans. En 2007, le couturier avait décidé avec sagesse de protéger son œuvre et sa collection d’art en fondant l’Association Azzedine Alaïa, avec le peintre Christoph von Weyhe, et son amie depuis plus de quarante ans, l’éditrice et galeriste Carla Sozzani, afin que cette Association devienne la Fondation Azzedine Alaïa. Il souhaita d'emblée qu'elle s'installe dans sa maison, dans le Marais pour abriter ses collections de l'histoire de la mode, d'art et de design en plus de ses propres archives et demanda à son ami Julian Schnabel d'en imaginer le logo. Ce n'est qu'un an après sa mort qu'eut lieu la première exposition. Il suffit de faire quelques pas sous la verrièrepour comprendre combien les affinités entre Madame Grès et lui étaient immenses. L’accrochage est d’une grande intelligence. Il suffit de quelques secondes pour saisir comment madame a pu déclencher chez Azzedine l’audace qui a caractérisé beaucoup de ses modèles.Très vite notre œil s’aguerrit et, alors que parfois le modèle Grès est à gauche d’un Alaïa, et vice versa (on ne peut donc pas se repérer par un ordre systématique), on saisit qui a fait qui, preuve, s’il en fallait une, que jamais Alaïa n’a imité mais il a transcendé ce qui l'inspira.
La lumière est parfaite pour faire ressortir les plis, les drapés, la précision des coutures. Je loue cet éclairage remarquable, ne nécessitant quasi aucun traitement des photos. C'est tellement rare !
Connue pour ses créations sous le nom d’Alix en 1934, Germaine Émilie Krebs, dite Grès (1903-1993), fonda en 1942 la maison Grès, anagramme du prénom de son mari Serge. Des années 1930 aux débuts des années 1980, Madame Grès édifia une œuvre intemporelle, faite de robes drapées à l’antique, de plissés savants et de volumes découpés et aériens.Comme Grès, Alaïa se voulait sculpteur et ils le furent tous deux en exerçant leurs ciseaux dans les tissus avec virtuosité et technique. Le vêtement tourne autour du corps comme une sculpture. Ses créations furent une source d’enseignement et d’admiration pour Alaïa qui possédait plus de sept cents modèles Grès et plusieurs centaines de photographies qui documentent la vie de la maison Grès, notamment signées des ateliers Robert Doisneau.A gauche,
Grès avec une robe du soir en velours de soie noire et mousseline, brodée de cercles ajourés en perles de verre. Haute couture années 1960.A droite,
Alaïa avec une robe longue en maille velours noire à motifs circulaires en dentelle, encolure bateau, cintrée à la taille. Haute couture Automne/Hiver 2014.
Alaïa a fait également du prêt-à-pêorter, et avec un soin extrême. La principale distinction était sans doute la matière dans lequel le vêtement était coupé. Voici, à gauche une robe longue en maille de viscose jacquard noire à motifs losanges, smockée à la taille. Prêt-à-porter Automne/Hiver 2017A droite, une robe courte en maille jacquard de laine noire à motifs de points et rayures losanges en relief, encolure carrée. Prêt-à-porter Automne/Hiver 2014.
A gauche,
Grès avec une robe de jour courte en crêpe de soie noire, décolletée profond devant et au dos. Haute couture années 1970.A droite,
Alaïa avec une robe courte drapée en jersey mousseline de triacétate et polyamide noir, décolletée très profond, sangles en cuir noir. Prêt-à-porter Printemps/Eté 1991.
Alaïa aimait les bretelles. Il a aussi multiplié les modèles reprenant la forme du caftan traditionnel de son enfance tunisienne. Mais on sait moins que Madame Grès avait de semblables goûts. Voici, à gauche,
Grès avec une robe longue style caftan en velours de soie noire, découpée à l’encolure créant un effet de double bretelles. Haute couture 1976.A droite,
Alaïa avec une robe longue en voile de velours noire, bustier, entièrement froncée, bretelles fines. Haute couture, pièce unique d’après un modèle original de 2007.Sur la seconde photo, nous voyons d'abord
Grès avec une robe du soir en organza de soie bleue à découpes sur le côté, drapée et nouée au dos. Haute couture années 1960.Au fond,
Alaïa avec une robe longue en maille bleue, col croisé drapé, dos nu cintré avec bretelles transversales. Haute couture 1996.
Le noir était la couleur de prédilection des deux couturiers mais plusieurs modèles colorés (cependant toujours en tissu uni) ont aussi été sélectionnés pour cet accrochage qui, forcément, ne représente qu'une infime partie de leurs productions.
Alaïa avec une robe longue en jersey de rayonne blanc, froncée sous la poitrine et au dos avec des cordons queue-de-rat. Prêt-à-porter Automne/Hiver 2004.
On remarque, sur le mur, une grande carte géographique peinte à même le plâtre de la salle. Plusieurs sont encore visibles, toutes d'origine, et appelant l'oeil à voyager dans des régions lointaines. La verrière appartient à un ensemble de bâtiments autour d’une cour intérieure, aménagée avec des plantes, qui vont de la rue de la Verrerie à la rue de Moussy que le couturier décida d'acquérir en 1987 pour y vivre avec ses amis, ses trois chiens et ses six ou sept chats.Ce furent autrefois l’hôtel de l'évêque de Beauvais qui le louait au père de Madame de Pompadour (dont le couturier était admiratif) avant de devenir au XIX° siècle un atelier industriel puis servir d'entrepôts pour le BHV. Les espaces sont si vastes qu'Azzedine Alaïa pourra les transformer en lieu de travail, de défilé et de vie, avec notamment une salle à manger où il partageait ses repas avec des artistes de passage, des amis et ses employés. Car la cuisine lui était tellement essentiel qu’il a été naturel d’installer un café-restaurant rue de la Verrerie.La verrière avait été édifiée selon les plans de l’architecte Harouard, quand le bâtiment accueillait une pension alimentaire qui était une œuvre sociale de Xavier-François Ruel, fondateur du grand magasin Bazar de l’Hôtel de Ville (1854) destinée à distribuer des repas aux familles les plus pauvres pour une somme modique.Revenons à la couture, avec à gauche, Grès avec une robe de cocktail en faille de soie bleu encre, encolure fraise et poignets à volants plissés carrés, dos croisé. Haute couture années 1960.A droite, Alaïa avec une robe longue en maille de laine jacquard noire et bleue à motifs floraux, appliquée de bandes froncées, jupe en maille de soie doublée organza beige plissée soleil. Haute couture Automne/Hiver 2017.J'ai souvent eu envie de m'approcher et de photographier en gros plans. Ici la tentation est trop forte.
L'exposition se poursuit au premier étage où depuis le 26 février 23, jour anniversaire de sa naissance, on peut apercevoir, derrière une grande fenêtre hublot le studio de travail de l'artiste. Le lieu avait été tenu secret depuis sa disparition tragique à 77 ans en 2017 suite à un accident domestique alors qu'il n'avait pas cessé de créer. Carla Sozzani a fait construire un grand mur en verre et recouvrir sa table et tout ce qu'il y avait avec des draps blancs en lin, comme Azzedine le faisait. Pas un vêtement, pas une esquisse, pas un outil, ni la moindre aiguille n’ont bougé depuis. Cinq ans plus tard le voile est levé et nous pouvons découvrir ce studio qui
reste empreint de son souvenir : chaque recoin raconte le couturier mais aussi l’homme qu’il était.Il créait ce qui, pour un néophyte, pourrait passer pour du fouillis. On l'imagine actif, de jour comme de nuit, circulant entre les portants, scrutant les vêtements en cours d’achèvement, puisant dans les rouleaux de tissus et s'arrêtant un instant pour regarder sur le mur de brique, des photos de ses amis - Arletty, Tina Turner, Stephanie Seymour, Bruce Weber, Marc Newson, Leila Menchari, Naomi Campbell, dont il prenait soin comme un homme avec sa fille.Le grand miroir orné d’un cadre or pourrait nous raconter les séances d’essayage avec les plus belles mannequins du monde. Farida Khelfa, qui fut aussi sa muse (et celle de Jean-Paul Goude et de Jean-Paul Gaultier) et sa grande amie raconte dans le film qui est projeté dans l'entrée de la Fondation combien l'endroit était joyeux et studieux à la fois. On entend encore s'échapper la musique d'Oum Kalthoum que le couturier aimait écouter pendant qu'il travaillait.L'endroit a été évidemment un peu raccourci pour libérer un espace complémentaire d’exposition. Quelques derniers modèles, plus colorés, témoignent que le noir ne fut pas leur seul terrain de jeux.Alaïa a également travaillé pour le spectacle. Voici une robe manteau de taffetas en soir noire, doublée de faille de soie rouge avec une grande capuche. Robe de scène pour Les Noces de Figaro 2013. Au centre, toujours lui avec une robe courte en jersey de viscose bleu marine et rouge à coutures ajourées. Prêt-à-porter Automne/Hiver 2004.A droite, Grès avec une robe du soir en crêpe de soie magenta rouge et vert sapin avec panneaux effet cape au dos. Haute couture années 1970.
On se souvient qu'à l’occasion des cérémonies commémoratives du bicentenaire de la Révolution française, le 14 juillet 1989, Jack Lang, ministre de la Culture du président François Mitterrand, avait confié la chorégraphie d’un ambitieux défilé nocturne à Jean-Paul Goude. Le créateur et scénographe avait fait appel à Azzedine Alaïa pour l’aider à travailler sur les costumes du défilé, en taillant les redingotes militaires des Soviets et la désormais célèbre robe-drapeau portée par Jessye Norman. Plus tard il concevra les tenues de scène des danseuses du Crzay Horse.Ce n’est pas un hasard si la sculpture surréaliste "Le Sein" accueille les visiteurs dans la cour où elle occupe une place incontournable. César, César Baldaccini de son vrai nom (1921-1998 partageait avec Alaia un héritage méditerranéen, et des sensibilités communes pour les formes sculpturales, les beaux-arts et la bonne cuisine. César avait commencé, sur une idée du galeriste Claude Bernard, par un pouce (1965), qui existe à La Défense en version XXL (1994, 12 mètres de hauteur). Il procède ensuite à différentes empreintes anatomiques, notamment celle du sein d’une danseuse du Crazy Horse, qui sera lui aussi agrandi à l’échelle de la sculpture monumentale (dans l’usine des parfums Rochas, à Poissy).L'amitié qui liait les deux hommes remontait à 1954. Ils se voyaient régulièrement, cuisinaient ensemble dans la grande salle à manger. Ils ont même collaboré pour la collection "impressions compressions" qui sera réalisée quelques années plus tard, en 1985 à partir d'œuvres de compression bidimensionnelles sur papier qu'Alaïa fit imprimer sur du tissu. Il me semble que c'est la seule pour laquelle Alaïa emploiera un tissu à motifs. Je mets à part celui de la collection Tati car il évoque le pied de coq.Azzedine eut des amis venant de tous les horizons, et de tous les âges. Je n’ai pas été surprise d’apprendre qu’il était invité chaque dimanche midi à la table de Louise de Vilmorin où il rencontra des personnalités aussi différentes que Jean Prouvé, Calder, Tamayo, et … César... avec la famille et les amis proches de Louise. Il y retrouvait son frère André, sa belle-sœur Andrée, René Clair... Le soir, les dîners étaient plus ouverts. Malraux venait souvent, ainsi qu'Orson Welles, Anthony Perkins et même Cocteau.Il appris de Louise de Vilmorin le chic français, l'élégance, l'allure et le savoir-vivre. Mais d'autres femmes comptèrent comme Garbo ou Arletty.Mais, outre ce qu'il fit pour la haute-couture, on retiendra de lui son aptitude à mettre en valeur chaque muscle du corps des femmes dont il apprécie (avec son regard de sculpteur) les courbes et les rondeurs. Il propose des robes noires moulantes, du cuir clouté, des épaules larges, de grandes capuches, des tenues près du corps qui se zippent par de longues fermetures éclair. Il aura été le premier à marquer les tailles, mouler les fesses, habiller leurs jambes de leggings dans des fuseaux de Lycra. Cette nouvelle matière l'inspira énormément comme elle le fera pour Calvin Klein. On inventera le terme anglo-saxon bodycon, contraction des mots body et conscious qui signifie donc conscient de son corps, pour désigner une robe moulante ou en tout cas près du corps, qui en suit les courbes au plus juste pour les mettre en valeur.Il y a aussi une librairie dédiée à la mode, à l’art, à la littérature et au design (car Alaïa en était également passionné), ainsi qu’un café-restaurant en mémoire de la légendaire hospitalité qu’il avait hérité de sa merveilleuse grand-mère.La salle à manger était un lieu essentiel pour lui. Sa grand-mère Manou Bia dirigeait tout dans leur cuisine, où il y avait toujours à la table un couvert en plus au cas où quelqu'un se présenterait à l'improviste en ayant faim. Debout aux fourneaux, Azzedine servait lui-même et était toujours le dernier à s’asseoir.On ne manquera pas, dans la pièce attenante, ouverte sur l’accueil, le film et la rétrospective qui nous apprend que c'était un grand observateur : Je voyage sur mon tabouret. Tout le monde passe et j’écoute.
Et on prend d'ores et déjà rendez-vous pour la prochaine exposition qui se déploiera sous la verrière, et qui sera consacrée au design. On peut s'attendre à y voir des créations de César, d'Andrée Putman qui conçut sa première boutique parisienne dans les années 1980 ou encore du designer industriel Marc Newson, sans oublier l'artiste Julian Schnabel dont les œuvres de Schnabel décorent toujours l'immeuble de la rue de Moussy.
Alaïa/Grès. Au-delà de la mode
Exposition dans la cour de la Fondation, 18 rue de la Verrerie, 75004 Paris
Exposition : ouverte tous les jours de 11h à 19h
Librairie : ouverte tous les jours de 11h à 20h
Le café est ouvert 7/7 de 11h à 22h tous les jours du Mardi au Dimanche. La cuisine du restaurant est ouverte de 12h à 14h30 et de 19h à 22h
La Fondation propose des visites guidées de l’exposition en cours en partenariat avec l’agence de médiation culturelle Des Mots et des Arts qui organise les visites commentées avec un guide conférencier spécialisé en histoire de la mode. Elles offrent aux visiteurs un aperçu sur l’exposition en cours ainsi que sur la vie et l’œuvre d’Azzedine Alaïa, l’histoire du lieu et son architecture.