Sauf que c’était le Malade vu et mis en scène pat Tigran Mekhitarian. Quand je lis son nom sur une fiche j’appuie immédiatement sur le buzzer et j’accours.
C’est un des metteurs en scène les plus doués de sa génération. Il trace sa route à l’écart des sentiers battus, mais avec cohérence et je prends le pari qu’un jour vous serez nombreux à vous dire que si vous aviez su vous seriez venu plus tôt assister à une de ses créations. Vous ne direz pas que je ne vous ai pas prévenus.Le spectacle a déjà commencé quand j’entre dans la salle. Argan (Tigran Mekhitarian) assis sur le trône, compte ses billets de banque, indifférent à ce qui se passe autour de lui, et aux images que diffusent deux écrans placés en hauteur, à jardin comme à cour. Les créations vidéo de Jérémy Vissio font sens. Le chanteur Lacrim clame nique ta mère. Les paroles de Soeur Emmanuelle abordent le thème de la violence ressentie par ceux qui vont si mal. Une maman retrouve son fils au réveil d’un coma de seize jours.La lumière change. Argan boit, recompte ses billets. La musique est jouée en direct. La guitare accompagne la superbe voix de Camila Halima Filali qui s’élève en direct. Tout l'heure elle sera Louison mais nous ne le savons pas encore. Et puis, ce n'est sans doute pas volontaire mais étant brune comme L'Eclatante Marine (Angélique) on pourra confondre les deux femmes, ce qui pimente le spectacle. Comme, encore plus tard, nous finirons par comprendre qu'Etienne Paliniewicz cumule les rôles autour de celui de Thomas Diafoirus qu'il interprète à merveille.Autant le dire de suite : la direction d'acteurs est un des points forts de ce spectacle. Anne Coutureau, qui elle même a fait jouer Tigran dans le Don Juan qu'elle a monté à La Tempête, est ici une Béline compulsionnelle comme on le remarque peu souvent. Il est probable que la distribution compose une harmonie inédite puisque cette même Anne Coutureau a aussi mis en scène L'Eclatante Marine dans son Andromaque la saison dernière en lui confiant le rôle d'Hermione. Se bien connait re doit peser dans la balance.Revenons à la musique, celle-ci a des accents tsiganes. On n’ose pas battre des mains mais le coeur y est. Ecouter la chanson ne dispense pas de s'arrêter sur les paroles : De pire en pire, chez nous ça veut dire de mieux en mieux.Argan allume son ordinateur. Il entre des comptes dans un tableaux Excel. On me laisse toujours seul, râle-il. Ils me laisseront ici mourir. En réponse la voix, superbe, s'élève : j’peux pas rester naïveMonsieur est coincé dans sa baignoire.
Monsieur est-ce que vous êtes malade ? demande Toinette.Car la maladie, pas vraiment imaginaire, est au coeur du dispositif. Argan souffre de n'être pas suffisamment regardé et s'imagine mal aimé, ce qui attise sa violence. Tigran Mekhitarian l'interprète en dépressif au bord du burnout et nous propose une version revisitée du grand classique dont il n'a pas changé le texte. C'est à peine s'il l'a enrichi de quelques interjections comme j'm'en bats les c… pour leur portée phatique en direction du public de la classe populaire (et ce n'est pas péjoratif) peu habitué à la scène. Ces petites phrases agissent comme des clins d'oeil rassurants.Ce qui change, c'est le phrasé, qui prend une dimension rap, un genre musical que Tigran connait sur le bout des lèvres depuis son enfance. Ce sont les couleurs, essentiellement le vert (qui portait malheur au théâtre mais qui est aussi le symbole de l'espérance, du retour au calme et celle de la croix verte des pharmaciens) et le rouge (de la passion, de l'amour et de l'interdit).Et puis c'est aussi la mise en scène, avec de belles images, des scènes drôles, des trouvailles, l'habillage d'Angélique comme s'il s'agissait d'une poupée, l'entrée discordante du prétendu futur mari, le côté mafieux du médecin, l'alcoolisme de son fils.On aurait envie d'avoir le livret des paroles des chansons. On ne peut qu'en saisir quelques bribes : cocaine, clandestine, à part toi ça aller personne ne m’a touchée / j’ai tendance à tomber dans l’excès.Le public, conquis, scandera "Imaginaire" quand il entendra le mot "Malade".Ce qui est le premier signe du talent du metteur en scène, c’est de parvenir à rassembler un public au spectacle très large. Les fidèles abonnés des salles comme celle des Bouffes du Nord sortent satisfaits. Il n’a rien dévoyé, entendais-je dire ce soir. Les trentenaires qui ne vont pas facilement au théâtre osent le déplacement, se lèvent aux saluts et crient leur joie. J’adorerais me faire petite souris dans la salle du TNS quand le spectacle y sera donné. Figurez-vous que ce théâtre national a déjà ajouté dix dates…Et puis, autre bonne nouvelle, Tigran interprétera Missak Manouchian dans le prochain film réalisé par Grand Corps Malade et Mehdi Idir, intitulé Monsieur Aznavour et dont la sortie est déjà annoncée pour Octobre 2024. Une autre comédienne de théâtre, Marie-Julie Baup interprétera Edith Piaf et c’est Tahar Rahim qui sera le chanteur.
Avec Serge Avédikian, Anne Coutureau, Isabelle Gardien, Sébastien Gorski, Camila Halima Filali, L’Éclatante Marine, Tigran Mekhitarian et Étienne PaliniewiczCréation sonore et musique Sébastien Gorski
Chorégraphies Camila Halima Filali
Lumières Denis Koransky
Scénographie Georges Vauraz
Costumes Axel Boursier
Création vidéo Jérémy VissioAux Bouffes du Nord jusqu’au 31 mars 3024Du mardi au samedi à 20h
Matinées les dimanches à 16h