ce monde n'est pas à nous. (Isaac Bashevis Singer)

Par Jmlire

Isaac Bashevis Singer, 1988.

" Je laissai la valeur de deux semaines de texte de mon roman-feuilleton au journal, et remis le tout à mon rédacteur en chef. J'enverrais la suite par avion d'Israël. J'enregistrai plusieurs émissions pour mes auditeurs. Les conseils que je leur donnais étaient toujours les mêmes. Au candidat au suicide, au staliniste déçu, au mari trompé, à la femme malade du cancer, à l'auteur méconnu, à l'inventeur spolié de son invention, je répétais : ce monde n'est pas à nous, nous ne l'avons pas créé, nous n'avons pas le pouvoir de le changer. Les puissances les plus hautes ne nous ont offert qu'un seul don : la possibilité de choisir entre un mal et un autre. À mon avis, il ne fallait donc rien faire, "rien ne vaut autant que rien". D'ailleurs les Dix Commandements commencent presque tous par : "Tu ne..." Je citais la Guemarah : "il est préférable de rester assis à ne rien faire." Je conseillais à mes auditeurs d'échanger une passion contre une autre, une cause de tension pour une autre. Si vous n'avez pas de chance en amour, leur disais-je, concentrez votre énergie sur votre travail, ou un passe-temps, ou quelque chose d'amusant. Pourquoi se suicider puisque, de toute façon, nous devons mourir ? La mort ne pouvait pas faire disparaître l'esprit de l'homme. L'âme, la matière, l'énergie, c'est du pareil au même. La mort n'est qu'une transition d'un état à l'autre. Si l'univers est vivant, il ne peut y avoir de mort à l'intérieur de son organisation. Comment ce qui est infini pourrait-il avoir une fin ? La mort, cette chose qui emplit de terreur les vivants, pouvait aussi devenir une source de bonheur sans bornes.

Tout en parlant si librement à la radio, je me rendais compte qu'il m'arrivait souvent de me contredire. mais à qui cela ferait-il du mal ? Il devait sûrement exister quelque part une puissance qui mélangeait toutes les contradictions pour n'en faire qu'une seule et unique vérité. Je citais Spinoza disant qu'il n'y a rien dans la divinité qu'on puisse appeler mensonge. Nos mensonges étaient des miettes de vérité, des tables de la loi brisées, où le "Tu ne..." restait gravé sur un morceau de pierre seulement. Tout ce que nous pouvions faire, c'était dans la mesure du possible, éviter de nous blesser les uns aux autres. Je suggérais à mes auditeurs d'entreprendre un voyage, de lire un bon livre, de se choisir un passe-temps, de ne jamais essayer de changer le système, pas plus d'ailleurs que le gouvernement actuel. Les problèmes du monde nous dépassent complètement. Nous ne pouvions utiliser notre libre arbitre que pour des choses sans importance, qui nous touchaient personnellement. J'agrémentais mes "sermons" de citations de Goethe, d'Emerson, de la Bible, de traités de la Guemarah et du Midrash. Je me sentis beaucoup mieux moi-même après avoir fini.

Les journalistes yiddish écrivaient souvent toutes sortes de choses désobligeantes sur les gens qui jouent aux cartes, mais je n'étais pas d'accord avec eux. Si les cartes parvenaient à injecter un peu de plaisir dans la vie de quelqu'un, alors elles lui faisaient du bien, pas du mal. On pouvait dire la même chose du théâtre, des films, des livres, des journaux. Ce qui permettait de tuer le temps était bénéfique - le temps, ce vide qu'il fallait bien combler d'une manière ou d'une autre.

Je ne promettais pas de paix durable, pas de cure souveraine pour les névroses et les complexes de l'humanité. Au contraire, j'avertissais mes auditeurs que dès qu'on se libérait d'une névrose, une autre prenait sa place. Elles faisaient la queue pour cela. La vie n'était qu'une crise prolongée, une lutte à n'en plus finir. Et quand la crise cessait, venait alors l'ennui - la pire angoisse de toutes...

Isaac Bashevis Singer, extrait de "Meshugah", 1994, Éditions Denoël 1995 pour la traduction française.

Du même auteur, dans Le Lecturamak :