Je souffre donc je suis, de Pascal Bruckner

Publié le 07 avril 2024 par Francisrichard @francisrichard

Le sous-titre de l'essai de Pascal Bruckner est explicite: Portrait de la victime en héros. L'époque a ainsi les héros qu'elle peut: Dis-moi quelles sont tes victimes de prédilection et je te dirai qui tu es. René Descartes disait : Je pense donc je suis. Fini. Maintenant il convient de dire avec l'auteur: Je souffre donc je suis.

On pourrait interpréter cette phrase ainsi: Je souffre, donc je suis un être vivant qui ressent les choses, mais non, il faudrait plutôt se dire: Je souffre, donc je suis une victime, que les autres sont priés de plaindre, voire de dédommager, parce que mes réussites je me les dois tandis que mes échecs, je ne les dois qu'aux autres.

Les Lumières et la Révolution promettaient un monde meilleur débarrassé du fatalisme et du fanatisme. Il s'agissait de poursuivre frénétiquement le bonheur sur terre et non plus le salut dans un au-delà hypothétique. La vie est effectivement devenue plus facile pour les hommes d'aujourd'hui que pour leurs prédécesseurs.

Du coup, la moindre difficulté leur est devenue intolérable et ressentie comme une souffrance, a fortiori quand elle affecte le bien-être ou la santé, érigés en norme minimale, si bien que toute souffrance, qui contribuait à la rédemption avec le christianisme, doit maintenant être l'objet de réparation en droit moderne.

La novation est que l'on puisse s'affirmer aujourd'hui victime héréditaire. Il suffit pour cela que l'on ait, dans ses ascendants, des membres de peuples1 ou de communautés asservis, enchaînés, exterminés, même des siècles après. À ce moment-là, en tant que victime, on veut obtenir réparation pour sa misère présente.

Ses ascendants, sauf s'ils sont Juifs2, ont été la cible d'un génocide? Parfait: L'Holocauste reste une référence juridique capable d'accueillir tous les réprouvés, tous les martyrs. Chauvinisme d'un côté, hospitalité universelle de l'autre: nous ne sommes pas sortis de ce dilemme qui est à lui seul une bombe à retardement.

Le statut de victime permet de détenir potentiellement tous les droits, surtout celui d'accuser et d'opprimer au nom de sa blessure. La victime pourrait se rendre justice, quelle que soit sa blessure: une tentative de viol, un meurtre, un génocide. Car toute distinction dans les crimes nous semble relever de la complaisance.

Il est patent que l'évocation des atrocités d'antan nous rend aveugles à celles d'aujourd'hui: justement, de nos jours, les grands massacreurs procèdent au nom de la justice, des opprimés, de la morale, de Dieu. Or il n'est qu'une manière de réparer les crimes du passé, c'est de prévenir leur répétition dans le présent.

Si toute religion, dans une démocratie, est blâmable, il en est cependant une seule qui échappe à l'examen et c'est l'islam: La captation victimaire n'arrête jamais; quand il est minoritaire dans un pays, l'islam se dit opprimé. Quand il est majoritaire, il tient les autres religions sous tutelle, les tracasse ou les pourchasse. 

À propos de souffrance, l'auteur précise que quand on a des raisons de vivre, on a des raisons de souffrir et de se battre pour ce qu'on aime. Victime, tout le monde peut l'être un jour. Aussi ce n'est pas de la condition de victimes qu'il faut sortir mais de la victimisation comme mentalité. Il ajoute à l'adresse des victimaires:

La plus belle vengeance est celle où l'on triomphe sans humilier l'autre.

Il ne faut pas se leurrer: Le héros est bien l'antithèse de la victime. Alors que la victime subit, le héros agit. En tentant l'impossible, il réussit. Mais, prévient l'auteur, attention de ne pas nous barbouiller de sublime: la vie quotidienne ne tient que par les anti-héros, ces héros de l'ombre que sont soignants, parents ou éducateurs:

La vie collective ne tient que par ce ciment invisible, cet instinct presque animal qui soude les humains les uns aux autres dans le bain tiède de la bienveillance et du secours aux plus démunis.

La victimisation nous guette si nous ressassons nos problèmes: cela nous interdit de distinguer le transformable qui relève de notre seule volonté de l'immuable qui ne dépend pas de nous. Aussi devons-nous identifier notre plus grand ennemi: il est en nous et il s'appelle l'affolement, la haine de soi, la complaisance au malheur.

Francis Richard

1- Tous les peuples, tous les empires, sont capables de la même ignominie, telle est la terrible vérité que nous affrontons depuis les indépendances: le seul tort de l'Occident est d'avouer ses forfaits quand les autres les dissimulent.

2 - On garde le nom de la catastrophe devenue une coquille vide mais on en expulse les Juifs et les Tziganes pour prendre leur place.

Je souffre donc je suis, Pascal Bruckner, 320 pages, Grasset

Livres précédents:

Le mariage d'amour a-t-il échoué? (2010)

Le fanatisme de l'apocalypse (2011)

La maison des anges  (2013)

La sagesse de l'argent (2016)

Un racisme imaginaire - Islamophobie et culpabilité (2017)

Une brève éternité (2019)

Un coupable presque parfait (2021)

Le sacre des pantoufles (2022)