Richard Serra, Hiroshi Sugimoto et Joe la sculpture, ou quand la sensation est l'œuvre et la forme
Richard Serra et l'installation sculpturale Joe
Richard Serra (récemment décédé le 26 mars 2024, à l'âge de 85 ans) est un artiste américain contemporain connu pour ses sculptures monumentales et minimalistes. L'une de ses œuvres les plus célèbres est Joe, une sculpture de spirale torsadée installée dans la cour de la Fondation Pulitzer pour les Arts à St. Louis. Cette sculpture, créée en 2000, est une représentation emblématique du style et de l'esthétique caractéristiques de Serra.
Joe, l'expérience sensorielle comme forme
Joe se présente comme une immense spirale de métal d'acier Corten, réalisée avec une précision architecturale. La forme torsadée de la "sculpture" - mais, il n'y a plus de socle, ni d'objet sculptural à proprement dit, plutôt un ensemble constitué par un réseau de relations : le "visiteur", l'environnement, la temporalité ; le mouvement et le geste. La sculpture est dépassée par l'expérience au contact de l'objet ! . La "sculpture" - in situ - crée une illusion de mouvement et de dynamisme, invitant les spectateurs à explorer son espace en marchant autour et à travers elle. Les courbes audacieuses et les lignes fluides de Joe confèrent une impression de puissance et de présence imposante dans l'environnement de la cour de la Fondation Pulitzer.
L'esthétique de Joe reflète les principes fondamentaux du minimalisme et de l'abstraction géométrique. En réduisant la forme à ses éléments essentiels, Serra crée une œuvre d'art qui transcende la représentation figurative pour atteindre une expression purement conceptuelle. L'interaction entre l'œuvre et son environnement crée un sentiment d'immersion pour le spectateur, invitant à la contemplation et à la réflexion sur l'espace et la forme, mais aussi et surtout la temporalité, c'est à dire la durée de l'expérience sensorielle et subjective.
C'est ce que le photographe japonais Hiroshi Sugimoto retiendra.
L'origine du titre "Joe", le temps historique
Le titre de la sculpture, "Joe", peut sembler énigmatique à première vue. Cependant, il est révélateur du processus de création de Serra et de son lien avec l'histoire de la Fondation Pulitzer.
"Joe" était le surnom de Joseph Pulitzer Jr., dont la famille a fondé la Fondation Pulitzer pour les Arts. En choisissant ce titre, Serra rend hommage à la mémoire de Pulitzer Jr. et crée un lien émotionnel entre l'œuvre d'art et son contexte historique.
Ce clin d'œil c'est aussi une manière de ramener dans la monumentalité de l'installation aux prétentions "universalistes", holistiques, du particulier, du contingent.
Nombre des titres des installations de Richard Serra sont des prénoms ou des rappels, parfois ironiques, de ce qu'il y a de futile et contingent, dans la production de "l'Artiste". Du créateur. Une représentation démiurgique du travail de l'artiste honnie par les tenants du minimalisme, du Land Art - Richard Serra, en 1970, a notamment collaboré avec Robert Smithson sur l'installation Spiral Jetty - ou l'Art Conceptuel.
Hiroshi Sugimoto et la temporalité, l'expérience du temps
Hiroshi Sugimoto est probablement le photographe conceptuel le plus célébré de la photographie d'art contemporaine.
Sa démarche consiste pour l'essentiel à tenter d'approcher et de saisir ou rendre ce qu'est la temporalité. La photographie est probablement l'outil idéal pour y parvenir.
Sugimoto travaille à la chambre grand format et exploite l'une des caractéristiques de ce type de capture photographique: les temps de pose longs, souvent relativement importants.
Le photographe japonais ne s'est pas néanmoins cantonné à cet aspect de la captation grand format. Ce type d'appareil autorise des profondeurs de champ très importantes, ils permettent de corriger les distorsions optiques et d'obtenir des gammes de gris impressionnantes. Sugimoto utilise toutes ces qualités techniques, parfois à rebours de ce qu'elles sont censées faire.
C'est ainsi qu'il a détourné la profondeur de champ exceptionnelle des chambres pour faire le point au-delà de l'objet, à l'infini, derrière celui-ci, mais plus essentiellement pour Sugimoto, avant ou après le temps de prise de vue, dans un temps uchronique ou futur, fréquemment de tonalité dystopique.
Hiroshi Sugimoto et son expérience photographique de Joe
En juillet 2003, à l'invite de la Fondation Pulitzer pour les Arts, Sugimoto se rend à St. Louis, avec le projet de photographier le bâtiment conçu et réalisé par l'architecte japonais Tadao Ando.
Mais, à son arrivée, le photographe japonais, découvrant l'installation de Richard Serra, s'éloigne de son intention de départ.
Il décide alors de capter ce qui fait la puissance de la première des spirales du sculpteur conceptuel américain.
Comme toutes les installations minimalistes de Serra "l'œuvre" ne se comprend pas de l'extérieur, d'un point de vue fixe. Il n'y a plus de spectateur d'une sculpture, un regardeur, mais un visiteur qui est l'agent actif, participatif de l'œuvre.
Joe est impossible à appréhender globalement, il faut en faire le tour, y pénétrer, circuler, le toucher, lever la tête et suivre son "mouvement statique", non seulement il semble se déployer, mais aussi se métamorphoser selon l'heure de la journée, suivant les saisons, les aléas climatiques.
La sculpture s'élabore à travers l'expérience du visiteur. La reconstruction sensorielle, mémorielle, lui procure sa forme "définitive" et aléatoire, subjective, selon chacun.
Ce rapport au temps, est évidemment ce qui a fasciné Hiroshi Sugimoto.
Les sculptures photographiques d'Hiroshi Sugimoto
Sugimoto très conscient du caractère environnemental de l'installation sculpturale Joe, ne va pas chercher à rendre une photographie de l'œuvre.
Au contraire, en accord parfait avec sa propre démarche minimaliste et conceptuel, Sugimoto fait l'expérience de l'interaction de Joe avec l'environnement et le visiteur lui-même.
Ce que rend le photographe, c'est l'image perceptuelle et son impression - sensible - dans la mémoire, comme une plaque photographique frappée par la lumière, un développement subjectif de la pellicule. On ne voit jamais tout. On assemble des fragments perceptifs toujours teintés par notre vécu. Ces impressions forment le Stream of Consciousness, le flux de conscience. Richard Serra et Sugimoto partagent de ce point de vue la même approche et des projets très similaires.
La captation photographique de Sugimoto n'est donc pas la vision de Joe par le spectateur Sugimoto, mais la construction en acte de l'œuvre elle-même. Il rend, ce qu'aucune photographie de Joe n'avait su faire jusqu'alors, la temporalité et la texture de lumière spécifique de l'installation de Richard Serra.
Les photographies de Sugimoto ne sont pas des instants fragmentaires, mais la durée de l'expérience d'une enveloppe d'acier sinueuse avec un individu-agent qui sent au présent, mais aussi se souvient et agence un microcosme où l'acier Corten ou "intempérique" est comme un chemin méandrique et un axis mundi.