Le maître ne présente pas des signes extérieurs de sagesse (partie 3)

Publié le 06 avril 2024 par Eric Acouphene

 Ce troisième extrait décrit les caractéristiques d’un maître.

Revue Acropolis : À quoi reconnaît-on un maître ? Y a-t-il des garanties permettant de ne pas se tromper dans son choix ?


Gilles FARCET : C’est une question très difficile et qui prête à confusion. On s’imagine souvent, en effet, pouvoir reconnaître un maître de manière quelque peu miraculeuse. Nous avons tous été nourris de ces histoires – d’ailleurs vraies, pour la plupart où le maître, voyant le disciple se présenter à lui pour la première fois, l’apostrophe : « Ah, enfin, vous voilà ! « Si de telles choses arrivent, elles ne sont pas si fréquentes, surtout en Occident. En outre, le maître n’apparaîtra pas nécessairement comme un être rayonnant, surnaturel ou hors du commun. Outre Arnaud Desjardins, j’ai rencontré un certain nombre d’hommes ou de femmes que je considère comme des sages – rencontres racontées dans mon dernier livre –. Dans la plupart des cas, ce sont des gens sur lesquels je ne me serais pas retourné dans la rue. Lors de certains moments intimes ou privilégiés, il arrive quel le maître laisse transparaître un peu de ce qu’il vit intérieurement. Mais sinon, je ne crois pas à l’existence d’indiscutables signes extérieurs de sagesse.

Revue A. : Le calme, le détachement, peut-être ?

G.F. : Oui et non. Nous allons appréhender le maître comme nous appréhendons le monde en général, c’est-à-dire à travers nos projections et notre mental. Comment pourrions-nous donc savoir ce qu’est le détachement ? Nous nous en faisons tout au plus une idée à la lumière de laquelle nous allons évaluer le détachement du maître. Et si la façon dont il manifeste son détachement ne correspond pas à notre attente, à notre représentation du détachement, nous allons être déçus et formuler des jugements. Nous pourrons ainsi nous tromper totalement, prendre pour détacher un homme qui ne le sera nullement et vice-versa…

Il est vrai qu’avec le temps et la maturation, le regard se purifie et l’on devient mieux à même, non de « juger » mais de tout simplement voir. Un disciple ayant un peu de « bouteille », si vous me permettez I’ expression, ne se laissera pas abuser par le premier causeur venu, si impressionnant soit-il. Mais quant à reconnaître un sage… On dit que seul un sage peut en reconnaître un autre. Cela demeure en tous les cas une affaire intime et tout à fait subjective.

Ce qui me frappe, moi, c’est le peu de distance que nous avons, de manière générale, vis­ à-vis de nos opinions. J’entends par exemple X décréter que tel livre est excellent, très bien écrit, profond et Y affirmer que ce livre est décevant. Peu importe qui a raison : ce qui me sidère, c’est que X comme Y ne puissent un seul instant mettre en doute leur propre jugement qui pour eux semble définitif, prononcé d’en haut pour le temps et l’éternité. Et malheur à l’insensé qui dira le contraire… Nous conférons à nos opinions, la plupart du temps totalement subjectives, une valeur universelle et objective. Si cela est vrai pour un livre, que dire d’un maître ou d’un sage ? Certains sont très choqués de constater chez le maître un comportement en lequel ils voient la preuve de son absence de détachement. Mais d’autres considéreront cette même attitude comme un suprême témoignage d’amour et de sagesse…

Un maître véritable ne nous entraîne jamais plus loin que là où nous pouvons aller

Je suis persuadé que le mental peut nous faire prendre des vessies pour des lanternes, nous faire voir l’avidité chez un homme généreux et la générosité chez un avare. Donc, le point sur lequel je voudrais surtout insister en réponse à cet aspect de votre question, c’est que nous nous imaginons, en général, être capables de voir objectivement. Or, c’est faux. L’une des premières leçons dispensées par le maître, c’est que nous sommes longtemps incapables de voir. On me dira que c’est là « la porte ouverte à tout ». C’est ainsi que les admirateurs de gourous, disons, discutables, en arrivent à justifier l’injustifiable, à conférer à des comportements néfastes une aura de sagesse. C’est effectivement un domaine très délicat. Mais la relation de maître à disciple ne répond pas aux critères soi-disant objectifs et rationnels sur lesquels notre société insiste tant.

Quelles sont les garanties ? Je dirai finalement qu’il n’y en a pas. C’est une entreprise risquée, à l’image de la vie. Il est parfaitement possible que l’on se trompe. Mieux vaut se tromper et prendre une Xeme leçon que de rester tiède et indifférent. Aujourd’hui, nous prétendons vivre une vie intéressante mais assurée tous risques. Ce n’est tout simplement pas possible. Il faut s’exposer. Cela dit, un maître véritable pose des garde-fous et sait ce qu’il fait. Il ne nous entraîne jamais plus loin que là où nous pouvons aller. Néanmoins, la tradition a toujours admis la possibilité d’accidents, même auprès des maîtres les plus compétents. Si je fais du cheval, même avec l’instructeur le plus compétent, je cours le risque de tomber et de me casser la jambe, voire de me tuer… cela fait partie du jeu. Refuser le risque, c’est s’engluer dans une mentalité d’assisté qui ne nous mènera nulle part ailleurs que dans nos pantoufles !

Revue A. : Une des caractéristiques des maîtres n’est autre que le sens de l’humour. Qu’avez-vous à dire à cet égard ?


G.F. : Je pense que tous les maîtres, sans exception, ont un sens de l’humour très développé. L’humour est une grande arme de guerre, si j’ose dire, pour le gourou, car il implique le paradoxe. C’est par l’humour que l’on peut donner à voir tout le côté paradoxal, mystérieux et incongru de cette existence. Le maître peut aussi amener le disciple à rire de lui-même, de ses faiblesses, des absurdités de son mental, de ses tentatives aussi vaines que désespérées pour se prouver qu’il y a d’autres solutions que de mettre en pratique l’enseignement… Une fois devenu un tant soit peu lucide, capable d’entrevoir l’étendue de sa propre folie destructrice, le disciple n’a d’autre possibilité que de pleurer ou de rire.

Autant rire… L’humour est capital : parce qu’il témoigne d’une distance. Une personne dépourvue d’humour ne saurait être spirituelle. La langue française nous met d’ailleurs sur la voie : ne dit-on pas d’un être plein d’humour qu’il se montre très… « spirituel » ? L’humour est une qualité nous permettant de considérer les péripéties de l’existence avec recul et perspective. En fin de compte, qu’est-ce que la vie, sinon une tragi-comédie ?

Comique, parce que toutes nos manœuvres et stratégies égocentriques sont parfaitement dérisoires et souvent maladroites, tragiques, parce que c’est là le tissu de nos vies et qu’à travers ces manigances, nous ne cherchons qu’à être aimés. Je crois qu’un être véritablement spirituel perçoit pleinement cette dimension en tragicomique de la vie. Mais, ce qui chez certains, aboutit au cynisme, se traduit chez lui plus profonde. Si l’on perd ses illusions sans s’être ouvert à dimension spirituelle, on devient désabusé ; si par contre, on ne se masque plus l’horreur de la situation tout en percevant la dignité fondamentale de l’humain, on ne peut qu’être touché et devenir de plus en plus aimant. Je renvoie les lecteurs à une remarquable anthologie de l’humour des sages composée par Eric Edelmann : Plus on est de sages, plus on rit (paru aux Éditions de La Table Ronde). D’après ce que j’ai pu voir du manuscrit, ce livre donne bien à sentir la place tenue par l’humour dans les enseignements des maîtres de tous les temps. Nous en avions besoin !

Propos receuillis par Laura WINCKLER, co-Fondatrice de Nouvelle Acropole en France

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