Je viens d’être grand-mère et ma fille m’a poussée, pas plus tard qu’hier, à réviser les histoires que j’avais écrites quand elle était petite parce que -je la cite- il va bientôt être temps que je les raconte au petit.
J’imagine que c’est un compliment davantage qu’un ordre. Faut croire qu’elle a d’excellents souvenirs de ces heures passées en compagnie des personnages imaginaires.
Je ne serai pas comme la bonne femme du dernier livre de Flore Vesco même si, comme elle, je m’intéresse aux "babioles semées derrière soi, les traces qui racontent une histoire secrète" (p. 7) et que j’adore les détournements de contes classiques. J’en ai un savoureux avec le Petit chaperon rouge.
Il ne faut pas que je vous égare mais cette couleur carmin de la couverture, sur laquelle une horde de mains cherchent à s’emparer de la petite fille a de quoi imprégner nos esprits. Je présume que De délicieux enfants ne sera pas de l’âge de mon petit-fils. Qu’importe, j’anticipe que je vais me régaler. Lisant très tôt le matin je m'épargne le risque de cauchemarder.
Flore Vesco a écrit De cape et de mots chez Didier Jeunesse, et à l'Ecole des loisirs, L'estrange malaventure de Mirella et D'or et d'oreillers, dans lesquels elle s'attaquait aux mythes du Joueur de flûte d’Hamelin et de La princesse au petit pois. Trois ans plus tard elle poursuit dans une continuité de réécriture avec De délicieux enfants.
Reprendre le schéma d’un conte célèbre est chose courante. L’originalité de Flore Vesco c’est d’abord une richesse lexicale inouïe très sophistiquée qui l’autorise à inventer des mots qui semblent avoir toujours existé. La mère se plaint qu’ils soient embesognés (p. 49) mais manifeste sa volonté d’aller de l’avant : Point ne sert de barguigner. Agissons (p. 69). Tipou aime plus que tout s'"enforester". Pauvre enfant qui aimait tant écouter cette forêt verra son père lui couper la parole. On découvre qu’on peut jouer avec la faim avec des camemberingots (p. 33), le verbe havir (p. 327) …
L’auteure ne s’arrête pas là. Elle créé aussi de nouvelles expressions. Nous le disons, c'est la disette (p. 19). Qu'on ne vienne pas jouer avec nous au plus faim (p. 59).
Tout cela ne suffirait pas à faire un livre passionnant. Là où Flore est absolument géniale c’est qu’elle réussit à nous surprendre alors qu’on pensait avoir deviné dans quel bois elle avait sculpté son histoire pour nous y perdre. Nous n’avons pas d’autre issue que de revenir sur les traces et réitérer la lecture pour repérer l’embranchement qui nous a échappé. Car garder la faim ne l’a pas dissuadée de changer la fin.
Je ne raconterai pas grand chose de ce qui va s’enchaîner dans cette masure, au coeur d’une profonde forêt, où vivent un couple et leurs sept enfants dont le dernier s'appelle Tipou, surnommé mon p'tit loup par son père et dont la petite taille pourrait faire de lui un appât. Ils sont plus pauvres que pauvres, vivent en haillons, mais ils s’aiment. Jusqu’à ce qu’une rencontre compromette leur précaire équilibre.
Ben sûr, le père a le souvenir fugace d'une "maison où on tue les marmots pour les mettre au saloir" (est-ce un conte, un souvenir, le manque de nourriture m'amollit les méninges nous confiera-t-il p. 27). Nous aurons nous aussi des flashs de lucidité que ne trompera pas l’enfant en prenant l’habitude de baliser sa route avec des coquilles d'escargot vides pour satisfaire son "besoin d'escampette".
Le récit est prenant, captivant, effrayant mais tendre. Nous serons égarés parfois du côté de Saint Nicolas et de La petite fille aux allumettes. C’est que la faim est au coeur de l’histoire et certaines paroles nous atteignent plus encore que le bruit de la coquille d'oeuf de Prévert sur le zinc d’un bistrot.
Reprenons. Aucune des affres de la famine ne leur sont épargnées. Ils ont les crocs en permanence, le sourire carnassier, et pourtant rien ne vient rogner l’amour qui infuse leurs relations. Le lecteur est baladé de l’un à l’autre par la forme retenue par l’auteure qui raconte à la première personne, ce qui autorise le changement de point de vue. Le je garantit le jeu. Et quand le père est muet de stupeur … la page est blanche. On ne va pas en faire un drame (p. 162).
Un conte est un iceberg a fait remarquer Flore Vesco au cours d’une rencontre organisée le 11 mars par son éditeur. De fait, on croit l’histoire pliée en quelques pages mais, sans que jamais la confusion ne prenne le dessus, des forces souterraines la tirent plus loin. Par exemple en exploitant toutes les ramifications possibles à partir de la bouche qui mange, embrasse et parle. Et en traçant des parallèles entre sexe et nourriture, ou du côté du féminisme. La mère a conscience de la situation de son sexe : Pour mon malheur j'étais une fille. Cela m'exposait à tous les dangers (p. 49). Les enfants aussi : Maman nous a raconté les hommes. Comment ils sont. Ce qu'ils font aux femmes. Ce récit, nous le savions et ne le savions pas (p. 86).
On lira plus loin : Les femmes ont un héritage de souffrances qui, à lui seul, justifierait qu'elles se mettent toutes à engloutir ceux qui la brident (…) je voudrais faire de toi une belle enfant à pleines dents, qui avale les idiots qui croient lui barrer le chemin (p. 201).
Le résultat respecte la symétrie voulue par Charles Perrault. Il se déploie en noir et rouge, transcende les âges, éclaire notre cervelle et nous ravit.
De délicieux enfants de Flore Vesco, collection Médium +, Ecole des loisirs, en librairie le 20 mars 2024