Je vis cette faucheuse. Elle était dans son champ.Elle allait à grands pas moissonnant et fauchant,Noir squelette laissant passer le crépuscule.Dans l'ombre où l'on dirait que tout tremble et recule,L'homme suivait des yeux les lueurs de la faulx.Et les triomphateurs sous les arcs triomphauxTombaient; elle changeait en désert Babylone,Le trône en l'échafaud et l'échafaud en trône,Les roses en fumier, les enfants en oiseaux,L'or en cendre, et les yeux des mères en ruisseaux.Et les femmes criaient : -- Rends-nous ce petit être.Pour le faire mourir, pourquoi l'avoir fait naître? --Ce n'était qu'un sanglot sur terre, en haut, en bas;Des mains aux doigts osseux sortaient des noirs grabats;Un vent froid bruissait dans les linceuls sans nombre;Les peuples éperdus semblaient sous la faulx sombreUn troupeau frissonnant qui dans l'ombre s'enfuit;Tout était sous ses pieds deuil, épouvante et nuit.Derrière elle, le front baigné de douces flammes,Un ange souriant portait la gerbe d'âmes.
Mars 1854. Victor Hugo, Les Contemplations (1856)
Le recueil "Les Contemplations", est construit en deux parties, séparées par une date, le 4 septembre 1843, jour de la mort accidentelle de sa fille. La première partie, « Autrefois », est consacrée aux poèmes du bonheur, la seconde, d’où est tiré Mors, est une méditation sur la mort et la destinée humaine. Le texte Mors, est un poème en vers qui présente le triomphe absolu de la mort par la description d’une atmosphère d’apocalypse.
Le poème s’organise autour d’un double jeu de sensations. D’une part la sensation visuelle, largement développée dans les 10 premiers vers, d’autre part la sensation auditive développée sur les 10 derniers vers.
Le poète inspiré par la Muse, a le sentiment d’avoir une mission. Il est un peu en retrait, il voit la mort agir et le lecteur est invité à le rejoindre. La pensée du poète s'élargit pour prendre en compte l'humanité toute entière. La mort nous est présentée à travers l'allégorie traditionnelle de la "faucheuse". Une mort qui est constamment présente, une mort que nous connaissons, mais qui surprend toujours. La mort touche tout le monde, elle est toute puissante, c’est elle qui a le dernier mot.
Le royaume de la mort nous est précisé à travers la métaphore du "champ" qui, réduit le monde à un espace limité. C'est la même métaphore filée qui vient nous décrire l'activité incessante de la mort : "moissonnant et fauchant". La répétition des participes présents souligne le travail répétitif, alors que le verbe "aller" nous montre qu'aucun obstacle ne peut freiner ce travail.
Face au spectre qui se fond dans la nuit "laissant passer le crépuscule", la victime est incapable du moindre mouvement "suivait des yeux" alors que l'arme prend des allures particulièrement inquiétantes, parce qu'elle est presque invisible elle aussi "les lueurs de la faulx". La mort travaille donc inlassablement, frappant d'égalité l'ensemble de ses victimes.
Par un jeu d'antithèses, le poète insiste sur le travail de la mort, l'opulence de "Babylone" s'oppose à l'austérité du "désert", le lieu des supplices ("échafaud") s'oppose à la noblesse du "trône" (image égalisatrice). L'antithèse est également affective (de la "rose" au "fumier"). Enfin, "l'or", symbole de richesse et de puissance s'oppose à la "cendre" qui connote la poussière et la mort.
Le poème se termine dans une nouvelle évocation de la peur et de l'horreur : l'horreur des "doigts osseux", des "noirs grabats", des "linceuls", des "peuples éperdus", de "la faulx sombre", du "troupeau frissonnant", montrent un champ lexical particulièrement développé.
Derrière le vocabulaire se trouve aussi la musique des mots: L'harmonie des chuintantes et des sifflantes développée tout au long du poème évoque parfaitement le sifflement sinistre de la "faulx" ("faucheuse" et "champ", "moissonnant" et "fauchent", "triomphateurs" et "triomphaux", "échafaud" répété deux fois).
Dans une atmosphère d'apocalypse, la mort nous est présentée à partir d'un champ lexical de la peur et de la nuit ("noir", "squelette", "crépuscule", "ombre", "tremble") en même temps que les gutturales ("sortaient", "noirs grabats", "froid", "bruissait", "nombre", "éperdus", "sombre", "troupeau", "frissonnant", "ombre"crépuscule", "dirait", "tremble", "recule") qui nous font entendre le frisson de la peur. Le poème est balayé par le le souffle glacé de la bise ("vent", "froid", "bruisser", "linceul", "semblaient", "sous", "faulx", "sombre", "frissonnant", "s'enfuit"). La rime assourdie "nombre-sombre" reprise phonétiquement par le mot "ombre" contribue aussi, de par ses tonalités mineures, à la tristesse du tableau. Tableau qui se termine par l'effrayante synthèse ponctuée par les monosyllabes "tout", "sous", "ces", "pieds", "deuil", "et", "nuit" ainsi que par la gradation "deuil", "épouvante", "nuit". La "nuit" traduit une fin brutale.
C'est ici que pourrait se terminer le poème, cependant, les deux derniers vers allument un espoir, qui est souligné par l'antithèse du vocabulaire et l'antithèse phonétique. Aux champs lexicaux de la chaleur et de la nuit s'opposent les champs lexicaux de la chaleur et de la lumière ("baigné", "douces flammes", "souriant"). Au locatif "sous" s'oppose le locatif "derrière elle". Aux sonorités étouffées ("sombre", "ombre") s'oppose l'ouverture des voyelles ("derrière", "baigné", "flammes", "ange", "souriant", "portrait", "âmes"). Enfin, Hugo réutilise la métaphore filée : c'est la mort qui moissonne et c'est l'ange qui récolte.